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S’agissant de la notion de constitution, la description de son émergence comme un processus continu et linéaire et la recherche d’une continuité d’Aristote à aujourd’hui ne permettent pas

B. Méthodologie de la présente étude

26. S’agissant de la notion de constitution, la description de son émergence comme un processus continu et linéaire et la recherche d’une continuité d’Aristote à aujourd’hui ne permettent pas

d’appréhender la rupture que représente l’introduction de cette nouvelle notion, ni de comprendre la nouveauté de l’objet qu’elle vient désigner. S’il y a toujours eu du constitutionnalisme, pourquoi une nouvelle notion émerge-elle ? Si les hommes du XVIIᵉ siècle entendaient « constitution » par « loi(s) fondamentale(s) », pourquoi ont-ils arrêté de parler de « loi(s) fondamentale(s) » pour parler de « constitution » ? De même, pourquoi les constituants de 1789 se réfèrent à la constitution de « toute société » et non à celle de « tout État » ou de « tout royaume » ? Enfin, pourquoi estiment-t- ils qu’il est nécessaire de déterminer la séparation des pouvoirs, et non la séparation des Ordres, et d’assurer la garantie des droits de l’homme et du citoyen, et non ceux des Ordres et des corporations ? Quelle rupture conceptuelle a eu lieu pour que les constituants adoptent l’article 16 en ces termes et qu’ont-ils fait l’adoptant ? Comme l’écrit Michel Foucault, « la description des événements du discours pose une tout autre question : comme se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place ? »81

La Révolution marque une rupture politique et juridique dans le fonctionnement de l’État, mais cette rupture est débattue et écrite avec les mots du XVIIIᵉ siècle. Le vocabulaire politique des constituants de 1789 n’est pas inventé à la Révolution, mais au contraire hérité des Lumières et des acteurs politiques de l’Ancien Régime. Leur langue politique se comprend et s’analyse au regard à la fois des écrits produits au cours du XVIIIᵉ siècle en philosophie politique et en droit public et des débats ayant lieu au sein des institutions de l’Ancien Régime. Le réseau de signification dans lequel s’insère l’article 16 lui préexiste ; les notions qu’il mobilise furent élaborées avant son adoption82.

Néanmoins, par l’adoption de l’article 16, les constituants agissent sur la signification des mots qu’ils emploient, dans le cadre d’une politique de la langue déterminée. Comme l’a souligné Keith Michael Baker83, ils fixent les significations acceptables des termes qu’ils définissent. Une pleine

81 Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, éd. cit., p. 42.

82 « Or, quand nous nous mettons à considérer de nouveau la Révolution française comme un phénomène essentiellement politique, nous découvrons qu’elle n’a pas simplement fait irruption en sortant de derrière les décors de l’Ancien Régime. Au contraire, les événements qui la firent naître furent improvisés et joués sur une scène bien éclairée et bien peuplée de personnages, et exprimés dans un langage qui leur donna leur signification fondamentale par rapport à un drame politique ininterrompu. L’espace conceptuel dans lequel la Révolution française fut inventée, l’édifice de significations par rapport auquel les actions fort disparates de 1789 revêtirent une cohérence symbolique et acquirent une force politique, sont une création de l’Ancien Régime. Si les révolutionnaires en virent à ressentir profondément que leurs actions et leurs déclarations prenaient le caractère d’une rupture radicale, cette affirmation, elle aussi, se constitua historiquement (et se déploya rhétoriquement) à l’intérieur d’un champ linguistique ou symbolique existant. » Keith Michael BAKER, Au tribunal de l’opinion. Essai sur l’imaginaire politique au XVIIIᵉ

siècle, Payot, 1993, p. 12-13.

83 « Nul n’est à l’abri du jeu virtuel de la discursivité. / Jamais ce n’a été plus évident qu’au temps de la Révolution française, où des acteurs successifs intervenaient dans la concurrence révolutionnaire pour fixer des significations publiques, sans cesse balayés par la force d’un langage que chacun d’eux se montrait incapable de maîtriser. Or ce

compréhension de l’article 16 s’inscrit donc nécessairement dans une histoire de la langue politique qui exige de faire l’archéologie des notions qu’il contient.

De même, les interprétations de l’article 16 ne peuvent pleinement se comprendre qu’en fonction de leur contexte sémantique, conceptuel et politique. Les différents acteurs qui l’invoquent ne lui attribuent pas la même signification et leurs interprétations sont également en partie prédéterminées par les références dont ils disposent et le contexte dans lequel ils s’expriment.

27. L’apparition de la notion de constitution, qui peut s’analyser, du point de vue linguistique, comme un néologisme de sens et, du point de vue de la théorie politique, comme une innovation conceptuelle, ne peut être comprise dans sa spécificité qu’en étant appréhendée comme une rupture et qu’en recherchant avec quoi ont voulu rompre ceux qui l’ont inventée et ce qu’ils voulaient faire en l’inventant.

Une analyse linguistique et une analyse conceptuelle, isolées l’une de l’autre, apparaissent insuffisantes pour caractériser pleinement la signification d’un terme de philosophie ou de théorie politique. S’agissant du terme de constitution, l’analyse linguistique nous apprend que ce terme a changé de sens, ou qu’un sens nouveau s’est ajouté aux sens qu’il avait précédemment. Cette analyse ne saisit pas l’apparition de ce terme dans un champ nouveau. Elle ne perçoit pas le fait que la philosophie et la théorie politique, et même les acteurs politiques, emploient un terme qu’ils n’employaient pas auparavant. Ce nouveau sens est constaté, mais les raisons de son émergence, les acteurs œuvrant à sa promotion ne sont pas que rarement étudiés. L’analyse conceptuelle est quant à elle relativement indifférente aux termes employés pour désigner un concept. D’après cette lecture, il est possible d’estimer que des auteurs n’employant jamais le terme de constitution disposent d’un concept de constitution, qu’ils désignent pas une autre terminologie. Attachée à retrouver la continuité conceptuelle d’une notion prédéfinie, l’approche conceptuelle ne peut pleinement expliquer l’apparition d’un nouveau terme.

La présente étude se propose d’abord de retracer l’histoire des termes contenus dans l’article 16 en relevant leurs occurrences dans différents types d’écrits. Le point de départ de la recherche est la recension des définitions du terme de constitution dans les dictionnaires philosophiques et politiques de l’Ancien Régime. Cette recherche est accompagnée d’une recension des occurrences du termes de constitution dans des écrits de philosophie politique de la fin du XVIIᵉ siècle à la seconde moitié du XVIIIᵉ. Le croisement de ces deux sources permet de mettre en lumière leur

phénomène, si théâtralement révélé par la Révolution, ne lui appartient pas exclusivement ; plus explicite et plus véhémente après 1789 (et, en définitive, plus dangereuse), cette concurrence pour fixer les significations publiques s’était engagée longtemps auparavant, et de façon parfaitement consciente. Qu’une encyclopédie – c’est-à-dire un dictionnaire critique, instrument de définition publique des termes – soit devenue le grand point de ralliement des Lumières, c’est simplement l’indice le plus évident de cette réalité. » Ibid., p. 17-18.

intertextualité84. Plusieurs dictionnaires philosophiques reproduisent des chapitres d’ouvrages,

notamment des passages du Droit des gens de Vattel85. Ces mêmes ouvrages sont souvent largement

inspirés de ceux qui les ont précédés, ayant recours à la même terminologie, aux mêmes formules, reprenant parfois le même plan. L’ouvrage de Vattel s’inspire par exemple de la traduction que Barbeyrac donne de Pufendorf ainsi que de l’ouvrage Burlamaqui86, écrit également sur le modèle

de celui de Pufendorf87. La reconstitution de ce réseau de signification permet de voir comment se

construisent les notions contenues dans l’article 16 et en particulier les notions de constitution et de société.

Une fois mise en lumière cette archéologie des notions de constitution et de société dans le champ de la théorie et de la philosophie politique, il est apparu pertinent de voir quelle avait été l’utilisation de ces notions en France dans la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle. L’étude s’est alors appuyée, d’une part, sur les discours des institutions politiques de l’Ancien Régime, en particulier le Roi et le Parlement de Paris, et, d’autre part, sur les textes ayant influencé les discours de ces institutions. La définition de ce corpus d’influence s’est faite au moyen de recherches déjà menées en histoire du droit et en histoire politique. Au sein de ces corpus, les occurrences de constitution ont également été recherchées afin de déterminer l’emploi qui en était fait. Le terme de société est pour l’essentiel absent de ces discours ; la notion de constitution est alors liée à celle de monarchie ou de royaume.

Ensuite, les recherches ont porté sur les discours des institutions politiques au cours de la Prérévolution et au début de la Révolution, avant la réunion des États-généraux. Il s’est agit non seulement des discours du Roi, de ses ministres et du Parlement de Paris, mais également de ceux d’autres institutions : Assemblées de Notables, parlements et cours, Assemblée du Clergé, Assemblée de la Noblesse de Bretagne et Assemblée des États du Dauphiné. En outre, une sélection de pamphlets ayant pour objet soit la constitution, soit le soutien ou la critique des discours institutionnels ont également été étudiés. Là encore, le terme de constitution et, le cas échéant, celui de société ont été recensés.

Enfin et en dernier lieu, l’étude s’est concentrée sur la période de la Révolution, de la convocation des États-généraux à l’adoption de la Déclaration, en s’appuyant alors à la fois sur des

84 Cette notion, inventée par Julia Kristeva, correspond à l’idée que « dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent. » Julia KRISTEVA « Le texte clos » in Langages, 3e année, n° 12, 1968, Linguistique et littérature, p. 103.

85 Emer de VATTEL, Le droit des gens ou les principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des

Nations et des Souverains, Londres, 1758.

86 Jean-Jacques BURLAMAQUI, Principes du droit politique, Amsterdam, Zacharie Chatelain, 1751.

87 Samuel von PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, ou système général des principes les plus importants

de la morale, de la jurisprudence et de la politique, traduit du latin par Jean BARBEYRAC, 3 tomes, Londres, Jean

sources officielles, des journaux et des projets de déclaration, discours et opinions ayant fait l’objet d’une publication.

Dans la période menant à la convocation des États-généraux, l’étude des discours des institutions de l’Ancien Régime, et en particulier des évolutions idéologiques très rapides que connaissent certaines d’entre elles, est apparue particulièrement révélatrice du caractère malléable de la notion de constitution et de l’utilisation stratégique qui pouvait en être faite. La décision de convoquer les États-généraux conduit ainsi à une recomposition de l’idéologie constitutionnelle, qui ne peut pleinement être comprise que par comparaison avec la période antérieure. De même, pour saisir le cadre dans lequel se déroule le débat constitutionnel ayant lieu au début de la réunion des États-généraux puis dans l’Assemblée nationale, il est apparu nécessaire de s’intéresser non seulement aux discours tenus au sein de l’Assemblée des députés du Tiers, qui devient rapidement l’Assemblée nationale, mais également aux discours tenus dans les Ordres privilégiés ainsi qu’à ceux du Roi et de ses ministres. L’adoption de l’article 16 est pleinement comprise dans ce cadre plus large comme étant à la fois un élément relativement consensuel au sein des patriotes, mais également comme le moyen d’opérer la Révolution à l’égard du Roi et des Ordres privilégiés.

28. Pour l’ensemble des discours étudiés, la recherche a tenté de déterminer, par le relevé des

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