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XVIIIᵉ siècles

Section 2. L’invention de la constitution comme acte de la société et d’une nouvelle hiérarchie des normes par des philosophes jusnaturalistes

A. La constitution de la société : deux contrats et une ordonnance (Pufendorf)

3. La diffusion de la définition de Vattel dans les encyclopédies et les dictionnaires

179. Cette présentation synthétique et systématique rend le texte de Vattel attractif et conduit à sa copie dans de nombreuses encyclopédies, ce qui assure la diffusion de sa définition. Le

Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique ; ou Bibliotheque de l’homme-d’état et du citoyen publié par Jean-Baptiste-René Robinet en 1778

propose une définition de la « constitution politique ou constitution de l’État » dans laquelle il reprend mot pour mot celle que donne Vattel au chapitre 3 du livre 1erde son ouvrage847. De même,

l’Encyclopédie, ou Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, mis en ordre par M. de Felice qui paraît en Suisse de 1770 à 1780 reproduit ce chapitre de Vattel848 et il reprend le

même passage dans son Code de l’humanité, ou la législation universelle, naturelle, civile et

politique, paru en 1778849. Enfin, la partie de l’Encyclopédie méthodique consacrée à l’économie

845Nous soulignons. VATTEL, op. cit., livre I, chap. 3, §33, p. 35-36.

846« Elle [la nation] doit les [les lois fondamentales] déterminer et les énoncer avec précision et clarté, afin qu’elles

demeurent stables, qu’elles ne puissent être éludées et qu’elles n’engendrent, s’il se peut, aucune dissention ; que

d’un côté, celui, ou ceux, à qui l’exercice du Souverain pouvoir sera confié, et les Citoyens de l’autre, connaissent également leurs devoirs et leurs droits. » VATTEL, op. cit., livre I, chap. 3, §31, p. 34-35.

847Tome 14, p. 56 er s.

848Voir sur ce point Marina VALENSISE, art. cit., p. 445. 849Tome 3, p. 533 et s.

politique et diplomatique, rédigée par Jean-Nicolas Démeunier850, reproduit également cette

définition851. Felice se contente d’une reproduction simple, mais Robinet et Démeunier ajoutèrent à

cette définition.

180. Robinet relève les ambiguïtés du terme « constitution » : la constitution peut désigner à la fois les différentes parties qui composent l’État, comme les Ordres, mais elle peut aussi renvoyer à une définition des compétences de ces différentes parties. S’il admet que la constitution, dans le premier sens du mot est facile à identifier, il estime que la constitution, dans le second sens, n’existe pas réellement en France, car les pouvoirs dont disposent les organes de l’État varient suivant les circonstances852. La constitution, au sens de réglementation des compétences des organes de l’État

semble inexistante dans la France de l’Ancien Régime853. Pour lui, la constitution serait en réalité

déterminée par l’observation empirique des détenteurs du pouvoir de la nation854. La constitution

réside ainsi dans la manière dont les représentants de la nation sont désignés et non dans la délimitation de leur compétences respectives. Cette découverte ne résulte pas d’une réflexion théorique mais d’une observation empirique. En s’appuyant sur les thèses défendues par Vattel, Robinet promeut en réalité une notion assez conservatrice de la constitution.

181. Démeunier reprend les développements de Robinet et ajoute à cela l’idée que certains États pourraient ne pas avoir de constitution. Tel est le cas, lorsqu’un peuple manque à son devoir de se

850Jean-Nicolas DÉMEUNIER, Encyclopédie méthodique. Économie politique et diplomatique, Tome 1, 1784. Sur Démeunier voir Édouard TILLET, « Modèle anglais et modèle américain de L’Ancien Régime à la Révolution. L’exemple de Jean-Nicolas Démeunier » in Revue Francaise d’Histoire des Idées Politiques, n° 12, L’Angleterre, modèle politique?, (2e semestre 2000), L’Harmattan, p. 265-286.

851Voir sur ce point Marina VALENSISE, art. cit., p. 446.

852« Il n’y a peut-être point de mot en anglais que l’on emploie aussi souvent, & que l’on entende aussi peu que le mot

de Constitution. Si l’on ne lui fait signifier autre chose que les différentes parties qui composent le Gouvernement ou

comme disent les Politiques, les différents ordres de l’Etat, la définition en est assez connue, & assez universellement avouée. Mais si l’on fait entrer dans l’idée de Constitution les pouvoirs dont ces ordres sont revêtus, alors il sera assez difficile d’en établir la signification avec quelque exactitude. En effet ces pouvoirs sont sujets à varier par des circonstances accidentelles, ils augmentent ou diminuent de force selon les temps variation qui fait

pencher la balance politique tantôt d’un côté et tantôt de l’autre ; la Constitution en suit les mouvements incertains,

& il est malaisé d’attacher à ce mot un temps précis et constant. » Nous soulignons. ROBINET, Op. cit., p. 60. 853Voir infra, Chapitre 2, spéc. Section 1, § 3.

854« Les Auteurs Anglois qui ont traité cette matière ont très-bien compris ces difficultés. Ils les ont habilement discutées, et ont posé des principes justes et sensibles. On les trouve dans Harrington, Locke & les autres.

« Ils observent tous judicieusement que tout Gouvernement est ou tend à devenir despotique, que tout chef est ou deviendrait despotique avec le temps. L’homme qui aime naturellement à commander, voulant gouverner une nation quelconque, s’appliquera soigneusement à découvrir aux mains de qui réside le pouvoir de la nation, & mettant cette découverte à profit, il ne manquera pas de prendre tous les moyens propres à leur persuader de le nommer leur représentant. La connaissance de ces pouvoirs constituants mène à celle de la Constitution d’un pays, et à la juste application des maximes générales de Gouvernement, qui, quoique sages & bonnes en elles-mêmes, peuvent, si elles font mal appliquées, produire tout le contraire de ce qu’on en attendait. » Nous soulignons. ROBINET, Op. cit., p. 60. « Pouvoir constituant » n’est pas ici employé dans le sens de pouvoir de faire la constitution, mais dans celui de pouvoir de constituer, de désigner ceux qui détiennent le pouvoir dans l’État.

donner une constitution, et que la constitution n’est faite que par un nombre restreint d’individus855.

Une constitution qui ne respecterait pas la définition qu’il en donne n’en serait tout simplement pas une et certains pays peuvent ainsi croire qu’ils ont une constitution alors qu’il n’en ont pas856. Les

constitutions des États-Unis sont perçues favorablement par Démeunier à la lumière des principes de Vattel. Elles sont les seules à respecter les principes qu’il a définit.

De théories hypothétiques et axiologiques, les principes développés par les théoriciens du droit naturel deviennent les règles et principes qu’il conviendrait de respecter. Il n’affirme pour autant pas clairement que les autres États n’ont pas de constitution, mais il fait naître une ambiguïté en évoquant cette possibilité sans pour autant la développer.

Avec la reprise du chapitre de Vattel dans des encyclopédies, sa définition de la constitution est largement diffusée avec ses ambiguïtés sur le titulaire de la souveraineté et les modalités de modification de la constitution. Les discours philosophiques sont dominés par elle. Pour autant, elle n’emporte pas nécessairement l’adhésion à une conception du pouvoir ou à une forme de gouvernement. Elle peut ainsi être reprise pour défendre un modèle relativement traditionnel de constitution, comme le fait Robinet.

Cette nouvelle définition de la constitution rompt définitivement avec l’idée d’une origine traditionnelle des règles réglementant le pouvoir politique. La constitution est alors communément entendue comme « la base de la tranquillité publique, le plus ferme appui de l’Autorité Politique et le gage de la Liberté des Citoyens. »857 La constitution ne vise qu’à la protection de ceux qui sont

entrés en société. La notion de constitution s’impose donc en langue française comme une notion politique dans une conception contractualiste et jusnaturaliste, et non dans une conception traditionaliste. Rousseau poursuit cette réflexion dans son Contrat social.

C . Rousseau et les deux constitutions : la constitution du peuple prime la constitution du gouvernement

182. Rousseau858 reprend l’idée d’une origine contractuelle de l’ordre politique. Il fait sienne les

855« Malheureusement les peuples ont presque toujours négligé ce devoir essentiel [de choisir la meilleure constitution possible], où lors de leurs premières associations, ils se sont trouvé à la merci des hommes puissants qui ont dicté eux-mêmes les lois fondamentales de l’état. Les meilleures constitutions de l’antiquité ont été l’ouvrage des circonstances ou de quelques hommes ; et l’histoire politique n’offre guère que les constitutions des États-Unis de l’Amérique qui aient été rédigées selon les principes posés ci-dessus. » Op. cit., p. 643.

856« Nous terminerons cet article par des remarques sur le sens vague qu’on attache en bien des pays aux mots constitution de l’état : on n’est pas étonné de trouver ce défaut dans les pays qui croient avoir une constitution, et qui n’en ont point ; mais ce qui est singulier, il n’y a peut-être point de mot en anglais, que l’on emploie aussi souvent, et que l’on entende aussi peu que celui de constitution [reprise de Robinet] » Nous soulignons. Op. cit., p. 643.

857VATTEL, Op. cit. Livre I, chap. 3, §30, p. 33.

distinctions d’Hobbes et de Pufendorf relatives à la distinction entre le peuple et la multitude ; entre l’agrégation et l’association859 pour développer l’idée, qu’en l’absence de pacte social, la société

n’existe pas et les hommes sont encore à l’état de nature. Ainsi, sans contrat social, il n’y a pas de société. Comme chez Pufendorf et Locke, il y a deux actes qui fondent le pouvoir politique, mais l’un est inférieur à l’autre :

« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon examiner l’acte par lequel un peuple est un

peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. »860

L’établissement de l’État, du peuple, se distingue ainsi de l’établissement du gouvernement. Ce dernier ne désigne que le pouvoir exécutif861. Seul l’établissement de l’État ou du peuple862 est

l’acte fondateur de l’ordre social. Il introduit ainsi, contrairement à Pufendorf, une hiérarchie entre les deux constitutions863. Il traite séparément la question de la constitution de l’État (1) et de celle du

gouvernement (2).

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