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Les conceptions antiques : le peuple est une association et non une multitude (Aristote, Cicéron et Augustin d’Hippone)

XVIIIᵉ siècles

Section 1. L’extension des significations de la notion de constitution et l’invention d’une conception contractualiste et artificielle de la société au

C. La contractualisation progressive de la notion de société en philosophie politique

1. Les conceptions antiques : le peuple est une association et non une multitude (Aristote, Cicéron et Augustin d’Hippone)

104. Suivant les conceptions antiques, la réunion des individus ne réalise une société que si elle remplit certaines conditions : la centralisation du pouvoir et la vertu des membres composant la société. L’idée que la société357 est une certaine forme d’association et non toute forme d’agrégation

d’individus trouve sa source chez Aristote (a) et Cicéron (b).

a. La cité parfaite : une union, une centralisation du pouvoir et un but légitime (Aristote)

105. Chez Aristote, la cité est naturelle et antérieure à la famille, car « le tout, en effet est nécessairement antérieur à la partie, car une fois que le corps a péri, il n’y a plus ni pied ni main, sinon par homonymie, comme quand on parle d’une main de pierre, telle sera, en effet, la main une fois morte »358. Il faut entendre par là que c’est dans la cité et dans la cité seulement que l’homme

réalise sa vraie nature. Cela signifie qu’il peut exister une véritable cité et des contrefaçons.

La simple alliance militaire ou commerciale ne crée pas une cité parfaite359. D’une part, n’est

pas une cité parfaite la cité fondée sur de simples conventions sans « magistratures communes à eux tous chargées de ces questions »360. Il n’est pas possible de créer une cité uniquement par la

357Pour de plus amples développements sur les origines grecques et romaines des théories du contrat social voir Simone GOYARD-FABRE, L’interminable querelle du contrat social, éd. de l’Université d’Ottawa, Ottawa, 1983, spécialement p. 19-74 : « selon les penseurs grecs, le pacte, nonobstant son polymorphisme et sa polysémie, définit toujours l’art de vivre ou la technique existentielle de la Cité en laquelle il est impensable que s’établisse une césure entre les règles morales et les normes constitutionnelles » p. 46.

358ARISTOTE, Les Politiques, I, 2 [1253a], GF Flammarion, 2015, p. 109.

359« Mais si ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité (car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux, alors qu’en fait il n’en existe pas par ce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par le choix réfléchi), ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir aucun préjudice de la part de personne, ni en vue d’échanges dans l’intérêt mutuel, car alors les Tyrrhéniens et les Carthaginois, et tous ceux qui ont passé des conventions entre eux seraient comme les citoyens d’une cité unique. » Ibid. III, 9, 1280a, éd. cit., p. 247-248.

conclusion de contrats entre deux cités car il n’existerait pas d’autorité centrale chargée d’exécuter ce s contrats. Pour exister, la cité doit réaliser un certain degré de centralisation d’exercice du pouvoir politique. D’autre part, n’est pas non plus une cité parfaite la cité dans laquelle « ni les uns ni les autres ne se soucient des qualités que leurs partenaires devraient posséder, ni ne s’efforcent d’empêcher ceux qui leur sont liés par ces conventions d’être injustes ou affligés de quelque perversité »361. Ainsi, la cité pour mériter ce nom doit s’occuper de la vertu politique des membres

qui la composent : « Une cité est la communauté des lignages et des villages menant une vie parfaite et autarcique. C’est cela, selon nous, mener une vie heureuse et belle. Il faut donc poser que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble. »362 La société doit donc poursuivre un but légitime, la « vie heureuse » pour mériter le

nom de cité.

Pour que la cité existe, il faut donc qu’elle réalise l’union des familles par une centralisation du pouvoir et qu’elle se soucie de la vertu politique des membres qui la composent. Cicéron et Augustin d’Hippone reprirent et développèrent ces conceptions aristotéliciennes.

b. La république : une union, un droit et un intérêt commun (Cicéron et Augustin d’Hippone)

106. Ce double critère de la soumission au droit et de la recherche du bien commun est repris par Cicéron, au troisième livre de son Traité de la République, pour définir la république et le peuple. Ce livre, et une bonne partie de ce traité, furent perdus jusqu’au XIXᵉ siècle où ils ne furent que partiellement retrouvés. Ainsi, ce n’est pas par Cicéron directement que cette conception du peuple est diffusée, mais par l’intermédiaire d’Augustin d’Hippone qui s’y réfère dans la Cité de Dieu363 et

dans une de ses Lettres. Il transcrit en divers endroits la définition que donne Scipion de la république364.

361Ibid., III, 9, 1280b, éd. cit., p. 248. 362Ibid., III, 9, 1280b, éd. cit., p. 250.

363Livre II, chap. XXI et livre XIX, chapitre XXI. Les traductions sont tirées de CICÉRON, Oeuvres complètes, édition bilingue, sous la direction de M. Nisard, tome IV, Firmin Didot, 1869.

364« Scipion revient au sujet principal de l’entretien ; il rappelle et met dans tout son jour la définition qu’il avait donnée de la république [rei publicae], selon lui la chose du peuple [rem populi] ; il dit que l’on doit entendre par peuple non pas toute réunion d’hommes [omnem coetum multitudinis], mais une société formée sous la garantie du droit et dans un but d’utilité commune [coetum iuris consensu et utilitatis communione sociatum esse]. » « Scipio ad

intermissa reuertitur recolitque suam atque commendat breuem rei publicae definitionem, qua dixerat eam esse rem populi. Populum autem non omnem coetum multitudinis, sed coetum iuris consensu et utilitatis communione sociatum esse determinat. » AUGUSTIN, Cité de Dieu, Livre II, chapitre XXI ; CICÉRON, III.

« Mais tandis que, dans la discussion de la veille, il avait appelé États corrompus ceux dont le maître est injuste, il va plus loin maintenant, et déclare, en conséquence même de ses définitions, que, sous de tels maîtres, il n’y a plus de société [rem publicam]. Lorsqu’un tyran ou une faction domine, ce n’est plus, dit-il, la chose du peuple ; et le peuple lui-même, quand il devient injuste, cesse d’être un peuple, parce qu’il ne présente plus alors l’image d’une société formée sous la garantie du droit et dans un but d’utilité commune [multitudo iuris consensu et utilitatis communione

sociata], ce qui est, comme on l’a vu, la véritable définition du peuple. » « non iam uitiosam, sicut pridie fuerat disputatum, sed, sicut ratio ex illis definitionibus conexa docuisset, omnino nullam esse rem publicam, quoniam non esset res populi, cum tyrannus eam factione capesseret, nec ipse populus iam populus esset, si esset iniustus,

D’après cette définition, la république est la chose du peuple. Elle n’existe que si elle respecte certaines conditions posées par Cicéron. L’union est celle des hommes qui passent ainsi du simple assemblage de la multitude (coetus multitudinis, multitudo) à l’association (esse sociatus,

vinculum). Cette union se réalise par la concorde ou le consensus (consensus, concordia) et la

communion (communio)365. L’union créée une communauté de droit (jus) et d’utilité ou d’avantage

(utilitas).

Pour autant, rien n’indique que cette union des individus soit le résultat d’un acte volontaire. L’œuvre de Cicéron est sur ce point plus ambiguë que celle d’Aristote puisqu’il se réfère à l’idée d’une sorte de pacte (quasi pacto) à l’origine du gouvernement mixte366, mais conçoit la formation

de la cité comme un processus naturel367 car la sociabilité elle-même est naturelle368. L’invocation

d’un pacte semble donc être plus imagée que sérieuse. En conséquence, il paraît excessif de

quoniam non esset multitudo iuris consensu et utilitatis communione sociata, sicut populus fuerat definitus. » Ibid.

« Il définit en quelques mots la république [rempublicam] la chose du peuple [rem populi], et le peuple [populum] une société formée sous la garantie des droits et dans un but d’utilité commune [esse cœtum multitudinis, juris consensu

et utilitatis communione sociatum]. » « Breviter enim rempublicam definit esse rem populi, etc., populum esse cœtum multitudinis, juris consensu et utilitatis communione sociatum. » AUGUSTIN, Cité de Dieu, Livre XIX,

chapitre XXI ; CICÉRON, III.

« Qu’est-ce que la chose publique [respublica], si ce n’est la chose du peuple [res populi] ? c’est donc la chose commune [res communis], la chose de la cité [res civitatis]. Mais qu’est-ce que la cité, si ce n’est une multitude d’hommes [multitudo hominum] fondus dans un même corps et vivant d’une vie commune [in quoddam vinculum

redacta concordiæ] ? Aussi lit-on chez les politiques romains: “Une multitude [multitudo] d’hommes errants et

dispersés s’unit par la concorde [concordia] et devint une cité [civitas].” » « Quid est respublica, nisi res populi ?

Res ergo communis, res utique civitatis. Quid est autem civitas, nisi multitudo hominum in quoddam vinculum redacta concordiæ ? Apud eos enim ita legitur : “Brevi multitudo dispersa atque vaga concordia civitas facta erat.” » AUGUSTIN, Lettres, 138.10 ; CICÉRON, I, XXV.

365L’emploi de l’ablatif semble indiquer le moyen ou la manière.

366« Mais lorsque tout le monde se redoute dans un État, lorsque les individus et les ordres sont dans une défiance perpétuelle les uns des autres, alors il se forme une espèce de pacte entre le peuple et les grands, et l’on voit naître cette forme mixte de gouvernement dont Scipion nous faisait l’éloge. » CICÉRON, III, XIV.

367« Toutes les choses excellentes ont des semences naturelles ; ni les vertus, ni la société [rei publica], ne reposent sur de simples conventions. Les diverses sociétés, formées en vertu de la loi naturelle que j’ai exposée, fixèrent d’abord leur séjour en un lieu déterminé et y établirent leurs demeures ; ce lieu fortifié à la fois par la nature et par la main des hommes, et renfermant toutes ces demeures, entre lesquelles s’étendaient les places publiques et s’élevaient les temples, fut appelé forteresse ou ville. Or, tout peuple, c’est-à-dire toute société établie sur les principes que j’ai posés ; toute cité, c’est-à-dire toute constitution d’un peuple, toute chose publique, qui est la chose du peuple, comme je l’ai dit déjà, a besoin, pour ne pas périr, d’être gouvernée par intelligence et conseil ; et ce conseil doit se rapporter sans cesse et avant tout au principe même qui a produit la société [ civitatem]. Il peut être exercé ou par un seul, ou par quelques hommes choisis, ou par la multitude entière. Lorsque le souverain pouvoir est dans les mains d’un seul, ce maître unique prend le nom de roi, et cette forme de gouvernement s’appelle royauté. Lorsqu’il est dans les mains de quelques hommes choisis, c’est le gouvernement aristocratique. Quand le peuple dispose de tout dans l’État, c’est le gouvernement populaire. Chacun de ces trois gouvernements peut, à la condition de maintenir dans toute sa force le lien qui a formé les sociétés humaines, devenir, je ne dirai pas parfait ni excellent, mais tolérable ; et suivant les temps l’une ou l’autre de ces constitutions méritera la préférence. Un roi équitable et sage, une aristocratie digne de son nom, le peuple lui-même (quoique l’état populaire soit le moins bon de tous), s’il n’est aveuglé ni par l’iniquité ni par les passions, tous, en un mot, peuvent donnera la société une assiette assez régulière. » CICÉRON, I, XXVI.

368« D’autres philosophes ont traité, et avec beaucoup de raison, ce système de visions chimériques, et ont enseigné que ce n’était pas aux attaques de bêtes féroces, mais plutôt à la nature humaine, qu’il fallait faire honneur de la formation des sociétés ; que les hommes se sont rassemblés parce qu’ils ont naturellement horreur de la solitude et besoin d’être réunis à leurs semblables. » LACTANCE, Instit. I. IV, 10 ; CICÉRON, I, XXV.

considérer Cicéron comme le fondateur de la théorie du pacte de sujétion369.

Avec ces auteurs, émerge l’idée que toute agrégation d’individus ne mérite pas le nom de cité ou de république. Il faut que les hommes soient réunis par la soumission à une même autorité et au même droit et qu’il poursuivent une utilité commune. Ils ne font pas du consentement des individus le critère de la validité de la cité, mais imaginent un ordre supérieur qu’il faut respecter et qui conditionne l’existence même de la cité. Ils donnent ainsi une définition normative de la cité (parfaite) et de la république.

L’idée qu’une cité sans justice n’est pas une république est par exemple reprise par Augustin d’Hippone qui l’utilise pour montrer que, selon ces critères, Rome elle-même n’est pas une république370 car toute république ne reconnaissant pas Dieu est injuste et donc inexistante.

Ce type de raisonnements influence les scolastiques et nourrit la pensée de monarchomaques.

2. Les conceptions médiévales et les prémices modernes : l’ordre politique est consenti voire créé par le

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