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XVIIIᵉ siècles

Section 2. L’invention de la constitution comme acte de la société et d’une nouvelle hiérarchie des normes par des philosophes jusnaturalistes

B. La distinction entre constitution de la société et du gouvernement et l’invention de la distribution du pouvoir : Lawson et Locke

2. La conceptualisation par Locke de la constitution originelle établie par la société

Locke fait de l’homme et de la société l’alpha et et l’oméga du pouvoir politique672. Il fait

d’eux les deux sujets de droits de son gouvernement civil. La loi et le pouvoir, qu’il soit public, législatif ou exécutif, sont ceux de la société, et non de l’État ou du souverain. C’est elle qui constitue, établit et donne sa confiance au législatif ; c’est elle qui fait les lois, à elle que les individus donnent leur pouvoir et qui dispose du « droit inné et originel de se préserver »673.

S’agissant de l’homme, qu’il appelle aussi individu ou membre de la société, il dispose de droits naturels qu’il tient de la loi de nature et la société n’existe que par et pour ceux qui la font. Locke est le premier à définir en ces termes et avec ce vocabulaire le rapport de l’individu à la société.

Locke définit les contours de la notion de société. Il lui assigne comme but la garantie des droits des individus qui la composent (a). Il estime qu’elle a pour origine la volonté de la majorité de ces individus (b) et que son ordre juridique comprend une hiérarchie des normes à trois niveaux (c). Enfin, il définit sa constitution originelle comme une loi positive et suprême qui établit et réglemente le pouvoir politique (d).

668« first constitutors of the state », Politica sacra et civilis, Chap. 5, 4, éd. cit., p. 62.

669« if Hotman a better lawyer, and far greater antiquary than either Bodin or Arisaeus, be true, the kings of France

are made kings and receive their crowns from the first investiture, and that upon conditions » , Politica sacra et civilis, Chap. 5, 4, éd. cit., p. 62.

670« to find out the ancient constitution before it was corrupted too much, and understand the great wisdom of our

ancestors, gained by long experience in the constitution of our state » Politica sacra et civilis, Chap. 8, 22, p. 123 ;

voir aussi Examination, p. 31-32, 38-43.

671Politica sacra et civilis, Chap. 4, 1, éd. cit., p. 41-42. 672Voir supra, ce chapitre, Section 1, § 3, C.

a. Le but de la société : garantir les droits des individus

Locke estime que les droits des individus doivent être garantis, y compris contre le pouvoir souverain, ce qui explique son rejet de la monarchie absolue (a). Il estime même que le respect des droits des individus conditionne la validité de la constitution d’une société (b).

i. Le rejet de la monarchie absolue au nom de la garantie des droits des individus

La société est faite pour les hommes : pour qu’elle existe, il faut donc que les hommes disposent d’une autorité à laquelle ils peuvent faire appel pour les protéger, trancher les litiges et redresser les torts674. Cette fonction n’est pas très éloignée de celle que Hobbes reconnaît au

souverain, à plusieurs reprises675. Toutefois, pour Locke, la société civile n’est pas compatible avec

la monarchie absolue, qui n’est pas à ses yeux une forme de gouvernement676.

Il justifie l’existence d’une distribution des pouvoirs, non par la nécessité de rendre le gouvernement pérenne ou parce qu’elle serait un principe traditionnel, mais parce qu’elle est la seule organisation politique qui garantisse à l’individu des droits contre la puissance publique. Ce

674« Et cela [l’établissement de la société civile] sort les hommes de l’état de Nature pour les faire entrer dans celui de

commonwealth, en établissant un juge sur terre ayant l’autorité de trancher les litiges et de redresser les torts qui

peuvent arriver à n’importe quel membre du commonwealth, lequel juge est le législatif ou les magistrats nommés par lui. » [T.d.A.] « And this puts men out of a state of Nature into that of a commonwealth, by setting up a judge on

earth with authority to determine all the controversies and redress the injuries that may happen to any member of the commonwealth, which judge is the legislative or magistrates appointed by it. » Ibid., chap. 7, §89.

675C’est le huitième droit du souverain reconnu par Hobbes « Huitièmement, est annexé au souverain le droit de justice ; c’est-à-dire, d’entendre et de trancher tous les litiges qui peuvent s’élever concernant la loi, naturelle ou civile, ou concernant les faits. Car sans l’arbitrage des litiges, il n’y a pas de protection d’un sujet contre les dommages causés par un autre ; les lois concernant meum et teum sont faites en vain, et chaque homme conserve, en raison de son appétit naturel et nécessaire pour sa propre conservation, le droit de se protéger par sa force privée, ce qui est la condition de guerre, et est contraire au but pour lequel chaque commonwealth est institué. » [T.d.A.] « Eighthly, is annexed to the sovereignty the right of judicature; that is to say, of hearing and deciding all

controversies which may arise concerning law, either civil or natural, or concerning fact. For without the decision of controversies, there is no protection of one subject against the injuries of another; the laws concerning meum and tuum are in vain, and to every man remaineth, from the natural and necessary appetite of his own conservation, the right of protecting himself by his private strength, which is the condition of war, and contrary to the end for which every Commonwealth is instituted. » Léviathan, Chap. 18.

676« En conséquence, il est évident qu’une monarchie absolue, que certains hommes considèrent comme le seul gouvernement du monde, est en fait incompatible avec la société civile, et ne peut donc pas être une forme de gouvernement du tout. Car le but de la société étant d’éviter et de remédier à ces inconvénients de l’état de Nature, duquel il résulte nécessairement que chaque homme étant juge de sa propre cause, en établissant une autorité connue à laquelle chaque membre de cette société peut faire appel s’il subit un dommage ou si un litige s’élève, et auquel chaque membre de la société doit obéir. Partout où chaque personne n’a pas une telle autorité à laquelle il peut faire appel et qui tranche les différends entre eux ; là, ces personnes sont encore dans l’état de Nature. Et tous les princes absolus le sont aussi par rapport à ceux qui sont sous sa domination. » [T.d.A.] « hence it is evident that absolute

monarchy, which by some men is counted for the only government in the world, is indeed inconsistent with civil society, and so can be not form of civil government at all. For the end of civil society being to avoid and remedy those inconveniences of the state of Nature which necessarily follow from every man’s being judge in his own case, by setting up a known authority to which every one of that society may appeal upon any injury received, or controversy that may arise, and which every one of the society ought to obey. Wherever any persons are who have not such an authority to appeal to, and decide any difference between them there, those persons are still in the state of Nature. And so is every absolute prince in respect of those who are under his dominion. » Second traité sur le Gouvernement Civil, chap. 7, §90.

refus de l’arbitraire se trouvait déjà formulé chez Richard Hooker auquel Locke se réfère677. La

limitation du pouvoir politique au nom du bien commun, qu’avait imaginée Lawson, est redéfinie par Locke. Elle correspond pour ce dernier à une limitation du pouvoir au profit des droits des individus ayant établi la société678. La société lockienne est donc établie et constituée par les

individus. Ces derniers instituent, à leur profit, un pouvoir toujours-déjà limité par leurs droits car il n’existe que par et pour eux679.

ii. Le respect des droits des individus, condition de validité de la constitution d’une société

158. Chez Locke, ce n’est plus d’une justice transcendantale que dépend la validité et l’existence de la société civile, mais de sa capacité à garantir les droits aux individus qui la composent, y compris contre le pouvoir politique. Or, comme l’avait montré Hobbes, le prince absolu n’est soumis à aucune loi, à aucun juge. Locke utilise alors cet argument contre son auteur pour expliquer que, sous un prince absolu, il n’y a pas de société civile680. Le pouvoir ne peut ni être absolu, ni être

677« La nature humaine étant ce qu’elle est, une sorte de régime est requise par la loi de nature ; et étant donné qu’il y en a beaucoup de sorte, la nature ne lie personne, mais laisse le choix comme une chose arbitraire [au sens de librement décidée]. Au début, lorsqu’une certaine sorte de régime fut approuvée, il se peut qu’à ce moment là la manière de gouverner n’ait pas été pensée plus avant, mais tous ont permis selon leur sagesse et à leur discrétion qui devait régner ; jusqu’à ce que par expérience ils découvrent que cela était en toutes choses très inopportun, et que la chose qu’ils avaient pensée être un remède n’avait en réalité qu’augmenté la plaie qu’elle aurait dû soigner. Ils ont vu que vivre par la volonté d’un homme était la cause de la souffrance de tous les autres. Cela les a contraint à se mettre sous des lois, où tous les hommes peuvent voir leurs devoirs à l’avance, et connaître les pénalités qu’ils encourent en les transgressant. » [T.d.A.] « The case of man’s nature standing therefore as it doth, some king of

regiment the Law of Nature doth require ; yet the kinds thereof being many, Nature tieth not to any one, but leaveth the choice as a thing arbitrary. At the first when some certain kind of regiment was once approved, it may be that nothing was then further thought upon for the manner of governing, but all permitted unto their wisdom and discretion which were to rule; till by experience they found this for all parts very inconvenient, so as the thing which the had devised for a remedy did indeed but increase the sore which it should have cured. They saw that to live by one man’s will became the cause of every men’s misery. This constrained them to come unto laws, wherein all men might see their duties beforehand, and know the penalties of transgressing them. » Of the laws of Ecclesiastical Polity, livre 1, Chap. 10, §5.

678« Mais bien que les hommes lorsqu’ils entrent en société abandonnent l’égalité, la liberté, et le pouvoir exécutif qu’ils avait dans l’état de Nature dans les mains de la société, pour qu’il en soit disposé par le législatif autant que le bien de la société le requiert, pourtant ils le font seulement avec une intention, en chacun d’eux, la meilleure, de préserver eux-même, leur liberté et propriété (car aucune créature rationnelle ne peut être supposée changer sa condition avec l’intention de l’empirer), le pouvoir de la société ou législatif constitué par eux ne peut jamais être supposé s’étendre au-delà du bien commun, mais est obligé de garantir la sécurité de chacun en protégeant contre ces trois défauts sus-mentionnés qui rendent l’état de Nature si insécure et malaisé. » Nous soulignons. [T.d.A.] « But though men when they enter into society give up the equality, liberty, and executive power they had in the

state of Nature into the hands of the society, to be so far disposed of by the legislative as the good of the society shall require, yet it being only with an intention in every one the better to preserve himself, his liberty and property (for no rational creature can be supposed to change his condition with an intention to be worse), the power of the

society or legislative constituted by them can never be supposed to extend farther than the common good, but is

obliged to secure every one’s property by providing against those three defects above mentioned that made the state of Nature so unsafe and uneasy. » Second traité sur le Gouvernement Civil, chap. 9, §90.

679Voir par exemple Ibid., chap. 9, §127 ou chap. 11, sur l’étendu du pouvoir législatif ; chap. 13, §149.

680« Car il [le prince absolu] est supposé avoir tous les pouvoirs, à la fois législatif et exécutif, en lui seul, il n’y a aucun juge qui puisse être trouvé, aucun appel ne peut être formé devant une quelconque personne, qui pourrait équitablement et indifféremment, et avec autorité décider, et duquel le dédommagement et la réparation pourraient être attendus d’un quelconque dommage ou trouble qu’il souffrirait par sa faute, ou par son ordre. » [T.d.A.] « For

arbitraire, ni porter atteinte au droit de propriété, car la « loi fondamentale de la Nature »681, qui est

« antérieure et supérieure à toutes les lois positives des hommes »682, conserve une force obligatoire,

y compris après l’institution de l’État.

Ainsi, chez Locke, la limite et l’horizon de tout pouvoir politique sont les droits des individus qui l’ont constitué683. Par les droits des individus, il justifie le principe de légalité et

l’impossibilité ontologique de tout arbitraire684. La société n’est plus finalisée par la recherche d’un

juste transcendantal, mais au contraire par la recherche d’une justice pour chacun et contre tous, sans quoi la société n’est pas constituée. En conséquence, toute société injuste n’en est pas une, car elle est indigne du nom de société685. Locke pose ainsi la condition de validité de la constitution

d’une société : le respect des droits des individus. Néanmoins, la société n’est pas simplement faite pour les individus, elle est faite par eux, ou au moins par la majorité d’entre-eux.

b. L’origine de la société : la volonté de la majorité des individus de la communauté

Pour Locke, comme pour ses prédécesseurs contractualistes, la société est un artéfact produit par la conclusion d’un contrat entre individus libres et égaux (i). Il innove toutefois en considérant que le souverain réel n’est pas la communauté ou l’autorité instituée, mais la majorité des membres composant la société (ii).

i. La société un artéfact produit par la conclusion d’un contrat entre individus libres et égaux

159. La société est non seulement faite pour les individus, mais elle est faite par eux686 : elle est

instituée par le consentement d’individus libres et égaux, qui la constituent687. Le consentement des

no appeal lies open to any one, who may fairly and indifferently, and with authority decide, and from whence relief and redress may be expected of any injury or inconveniency that may be suffered from him, or by his order. » Ibid.,

chap. 7, §90.

681Voir notamment, Ibid., chap. 11, §134 ; §140 ; chap. 14, §159.

682[T.d.A.] « a law antecedent and paramount to all positive laws of men » Ibid., chap. 14, §168.

683« Et donc quiconque a le législatif ou pouvoir suprême de quelque commonwealth, est obligé de gouverner en établissant des lois fixes, promulguées et connues du peuple, et non par des décrets improvisés, par des juges indépendants et droits, qui doivent trancher les litiges en fonction de ces droits ; et d’employer la force de la communauté sur le territoire uniquement en exécution de ces lois, ou à l’étranger pour prévenir ou réparer les dommages étrangers et protéger la communauté des invasions. Et tout cela doit avoir pour seul but la paix, la sureté, et le bien public du peuple. » Nous soulignons. [T.d.A.] « And so, whoever has the legislative or supreme power of

any commonwealth, is bound to govern by established standing laws, promulgated and known to the people, and not by extemporary decrees, by indifferent and upright judges, who are to decide controversies by those laws; and to employ the force of the community at home only in the execution of such laws, or abroad to prevent or redress foreign injuries and secure the community from inroads and invasion. And all this to be directed to no other end but the peace, safety, and public good of the people. » Ibid., chap. 9, §90 ; voir aussi chap. 11, §136.

684Voir aussi Ibid., chap. 11, §135 ; chap. 14, §179 ; chap. 15, §171, §172 ; chap. 19, §222. 685Ibid., chap. 14, §163 ; chap. 15, §174.

686Sur l’argument du fabricant chez Locke voir TERREL, op. cit., p. 242-250.

687« En conséquence, quiconque sort de l’état de Nature et s’unit dans une communauté doit être compris comme ayant abandonné tout le pouvoir nécessaire aux fins pour lesquelles ils s’unissent en société à la majorité de la communauté, à moins qu’ils se soient expressément accordés sur un nombre plus grand que la majorité. Et cela se fait simplement en s’accordant pour s’unir en une société politique, c’est le seul contrat qu’il y ait, ou dont il soit

individus détermine la validité de l’ordre politique688. Tout gouvernement ne reposant pas sur le

consentement de ses membres est non seulement illégal, mais purement et simplement inexistant689.

Comme chez Lawson et Hooker690, il ne s’agit pas d’un simple assentiment (assent), mais d’un réel

consentement (consent). La société est ainsi faite par un contrat (compact) que les individus passent ensemble691.

ii. La souveraineté de la majorité

160. Une fois la communauté créée, les individus ainsi incorporés sont libres de choisir la forme de gouvernement qu’ils croient bonne692. Comme Lawson, il distingue bien la formation de la

société de l’établissement du gouvernement. Toutefois, ce n’est pas la communauté qui agit en corps pour choisir le gouvernement, mais ce sont les individus qui opèrent ce choix. Il se trouve ainsi face au problème qu’avait déjà rencontré Pufendorf693 : comment un ensemble d’hommes

peuvent prendre une décision au nom de la collectivité alors qu’aucune procédure de prise de décision n’a encore été choisie par la collectivité ?

Il introduit alors l’idée que le principe majoritaire doit être admis par tout être rationnel et qu’il est ainsi présumé au sein de toute communauté. Pour justifier la nécessité d’adhérer au principe majoritaire, il utilise la notion de constitution et exploite la métaphore anthropomorphique

besoin, entre des individus qui entrent en ou font un commonwealth. Et donc, ce qui commence et constitue

vraiment toute société politique n’est rien d’autre que le consentement d’un nombre quelconque d’hommes libres

capables de majorité, à s’unir et de s’incorporer en une telle société. Et c’est cela, et cela seulement, qui a ou pourrait donner un commencement à tout gouvernement légal dans le monde. » Nous soulignons. [T.d.A.] « Whosoever, therefore, out of a state of Nature unite into a community, must be understood to give up all the power

necessary to the ends for which they unite into society to the majority of the community, unless they expressly agreed in any number greater than the majority. And this is done by barely agreeing to unite into one political

society, which is all the compact that is, or needs be, between the individuals that enter into or make up a commonwealth. And thus, that which begins and actually constitutes any political society is nothing but the consent

of any number of freemen capable of majority, to unite and incorporate into such a society. And this is that, and that only, which did or could give beginning to any lawful government in the world.. » Second traité sur le Gouvernement Civil, chap. 8, §99.

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