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Le glissement vers l’idée d’un ordre politique artificiel et d’une société contractualiste en raison du colinguisme franco-latin

XVIIIᵉ siècles

Section 1. L’extension des significations de la notion de constitution et l’invention d’une conception contractualiste et artificielle de la société au

A. Le glissement vers l’idée d’un ordre politique artificiel et d’une société contractualiste en raison du colinguisme franco-latin

82. Les emplois latins de constitution et constituer pour décrire la formation et la réglementation de la cité contribuent à faire évoluer la notion française de constitution et permettent de concevoir l’ordre politique comme un ordre artificiel (1). Par ailleurs, la traduction de divers concepts latins par le terme unique de société en français contribue à contractualiser cette notion (B).

1. Les emplois latin de constitutio et constituo : l’artificialité de l’ordre politique

83. En latin, le mot constitutio, au sens d’établissement ou de structure, est fréquemment associé à celui de respublica chez Cicéron (a) et chez d’autres auteurs latinistes comme Hotman (b) ou Hobbes (c).

a. La constitution de la république et du peuple chez Cicéron

84. Cicéron emploie le mot constitutio et le verbe constituo à plusieurs reprises dans son Traité

de la République. Il les utilise pour désigner l’établissement de la cité (civitas)278, de la république

(res publica)279 et du peuple (populus)280.

Pour prendre quelques exemples de ces emplois : c’est la constitution du peuple, au sens

277Renée BALIBAR, L’institution du francais. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, coll. « Pratiques théoriques », P.U.F., Paris, 1985, p. 111.

278CICÉRON, Oeuvres complètes, édition bilingue, sous la direction de M. Nisard, tome IV, Firmin Didot, 1869, I, II ; III, XXXIII et V, V.

279Ibid., I, VI ; I, XLV ; I, XLVI, II, XXI ; II, XXIII et XIV, IX et X. 280Ibid., I, XXVI.

d’établissement, qui crée la cité281. Cette cité doit être « parfaitement établi[e] [bene constitutae] sur

le double fondement des lois et des mœurs »282 et « être constitué[e] de façon à vivre

éternellement »283. De plus, « rien n’est comparable à la félicité d’une république bien constituée

[civitate bene constituta] »284. Selon lui, « la meilleure forme de constitution politique [optimo

constitutam rem publicam] est celle qui réunit dans un juste tempérament les trois sortes de

gouvernement, royal, aristocratique et populaire »285.

Ainsi, le verbe constituer et le nom constitution sont chez Cicéron associés à l’organisation politique de la cité et de la république. L’idée qu’une cité ou une république doit être bien constituée et qu’un ensemble de règles et des principes garantissent cette « bonne constitution » se trouve donc déjà chez Cicéron286.

Il n’est néanmoins pas certain que les considérations développées par Cicéron aient directement influencé les auteurs du XVIIIᵉ siècle, car seuls des fragments de la République étaient alors connus.

b. La constitution de la république chez Hotman

85. Au XVIᵉ siècle, de telles formules existent également dans les écrits latins. Par exemple, Hotman se réfère souvent à la sagesse de « nos ancêtres » dans la constitution de la république. Par cette expression il décrit le processus d’établissement de l’ordre politique par les « pères fondateurs » de l’État : « nos ancêtres furent gens merveilleusement sages et advisez à bien dresser le gouvernement politique [in constituenda Respublica] d’icelle [chose publique] »287.

En employant en latin le gérondif in constituenda Respublica (en constituant la république), il décrit un processus constituant qui établit autant qu’il réglemente l’ordre politique : « admirons le grand sens et la prudence que monstrerent nos Majeurs en establissant et ordonnant la forme de leur Police [in constituenda Rep.] »288

Avec cette expression, Hotman décrit l’acte d’établissement du gouvernement qui vaut autant comme récit des origines de l’ordre politique que comme réglementation de l’exercice du

281« toute cité, c’est-à-dire dire toute constitution d’un peuple », « omnis civitas, quae est constitutio populi » op. cit., I, XXVI.

Le latin civitas est parfois traduit par État, société, république, société civile. Pour éviter tout ambiguïté et bien que le sens en devienne un peu forcé, nous préférerons employer cité.

282Op. cit., I, II.

283Op. cit., « debet enim constitua sic esse civitas, ut aeterna sit » III, XXXIII. 284Op. cit., V, V.

285Op. cit., II, XXIII.

286Voir infra, ce chapitre, Section 1, § 3, C.

287François HOTMAN, HOTMAN Francois, Francogallia, quatrième édition, 1586, préface, p. 5.

Voir sur le nombre d’éditions et leurs différences. André LEMAIRE, Les lois fondamentales de la monarchie francaise

d’après les théoriciens de l’Ancien Régime, Albert Fontemoing, 1907, p. 93.

pouvoir :

« Ces coustumes ayans esté brievement discourues par nous, il est temps maintenant d’exposer à son reng, quelle forme on observait, pour establir le gouvernement du Royaume de France [qualis regni

Francogallici constituendi forma fuerit]. Sur quoy, nous avons desja monstré, que le peuple s’estoit

reservé toute l’authorité, non seulement d’élire, mais aussi de demettre les Roys. […] les François ont plustost appris ceste maniere-là de dresser leur Republique [eam Reip. constituendæ formam] des Allemans »289

Chez Hotman, en latin, l’acte de constituer la république désigne ainsi l’institution et la réglementation de l’exercice du pouvoir politique. Selon André Lemaire, Grégoire de Toulouse, dans De Republica en 1578, serait également un des premiers à utiliser constitutio dans un sens moderne et politique lorsqu’il écrit que « De nouvelles lois fondamentales peuvent même être introduites, au cours des âges dans la constitution de l’État [in regnorum constitutione] »290.

Le latin médiéval semble ainsi précéder le français dans l’emploi du terme de constitution et du verbe constituer pour désigner l’institution et la réglementation du pouvoir politique.

c. La constitution de la cité chez Hobbes

86. Hobbes tente de théoriser la manière dont les cités doivent être établies, constituées. Dans

De Cive, il emploie systématiquement le verbe constituer, constituo, ou le nom constitution, constitutio, pour décrire la manière dont les cités sont « dressées » ou formées291. Toute sa théorie

du contrat est alors associée à ces termes. Il pose ainsi toute une série de conditions permettant de déterminer si une cité est bien ou mal constituée :

« Il faut donc concevoir que tous les habitants d’une ville, ou tous les sujets d’un royaume ont conféré ce droit de guerre et de paix à un seul homme, ou à un certain conseil ; et que ce droit, que je puis nommer l’épée de guerre, appartient au même homme, ou à la même cour qui tient l’épée de justice. Car, personne ne peut contraindre les autres à prendre les armes ni à soutenir les frais de la guerre, qui n’ait le droit de punir les réfractaires. Et ainsi je conclus que, suivant la constitution essentielle de l’État, les deux épées de guerre et de justice sont entre les mains de celui qui y exerce la souveraine puissance. [ Summo itaque Imperio uterque Gladius, t a m belli quam justitia, ex ispa civitatis constitutione et essentialiter

adhæret.] »292

La constitution essentielle de la cité détermine donc le détenteur du pouvoir de faire la guerre et de rendre la justice. Hobbes désigne, par le terme constitution, l’essence de l’État, les

289François HOTMAN, Op. cit., p. 85.

290André LEMAIRE, op. cit., p. 129 ; Grégoire de TOULOUSE, De Republica, édition de Lyon, 1596, p. 489.

291Voir par exemple, HOBBES, De Cive, Chapitre VI, § XIII, XV, XVII ; Chapitre VII, § III, V, VII, X ; VII, VII, XII ; Chapitre X, § I, V.

292Nous soulignons. Thomas HOBBES, Le Citoyen, Édition de 1647 dans la traduction de S. de Sorbière (1649), ePub, Les Échos du Maquis, novembre 2013, Cette traduction comme les suivantes sont celles de Sorbière datant de 1649, Chap. VI, §VII. p. 79 ; Idem, Elementa philosophica de cive, Amesterdam, 1657, p. 96.

conditions de son existence293.

87. La constitution de la cité est également le processus qui la crée et qui permet aux hommes de sortir de l’état de nature et d’entrer dans l’état social294. Elle institue le droit de propriété qui ne peut

exister hors d’elle ; elle est la fondation de la cité. Selon Hobbes, elle présuppose que soient admis le principe de majorité295 et celui d’obéissance296. L’acte de constituer la cité, ainsi soumis à des

conditions rationnelles, trouve une place centrale dans la pensée de Hobbes.

88. Hobbes exploite toutes les ressources de la langue latine en employant constitution et constituer. Il emploie le langage juridique de l’établissement pour considérer que la cité est une création volontaire, artificielle et juridique. En mobilisant ce champ sémantique, il fait entrer la formation des sociétés dans des considérations juridiques. La société politique n’est plus, chez Hobbes, une simple agrégation d’individus, plus ou moins fortuite ou naturelle, mais elle devient le résultat d’un acte juridique297. L’emploi de constitutio et constituo contribue à l’affirmation de cette

idée : le vocabulaire juridique est appliqué de manière systématiquement à un objet politique. Cette révolution épistémologique semble indissociable de l’emploi de ces termes.

En 1649, Sorbière ne traduisit pas systématiquement constitutio et constituo par constitution et constituer. Il préféra employer établir, former ou fonder. De même, lorsque Hobbes écrivit en anglais son Léviathan, il emploie le plus souvent instituted, institution ou encore erection, associés à commonwealth. La traduction du latin ne participe pas aussi directement que l’on pourrait le penser à la diffusion du vocable « constitution ». Toutefois, les théories de la formation et de l’organisation des sociétés formulée par Hobbes dans De Cive sont intimement liées au verbe constituer et au nom constitution. En ce sens, il a certainement contribué à l’élaboration du concept de constitution en anglais et en français.

293Voir infra, ce chapitre, Section 2, § 2, A.

294« Mais d’autant que, comme il a été prouvé ci-dessus, avant l’établissement de la société civile [ante constitutionem

civitis] toutes choses appartiennent à tous et que personne ne peut dire qu’une chose est sienne si affirmativement,

qu’un autre ne se la puisse attribuer avec même droit (car là où tout est commun, il n’y a rien de propre) il s’ensuit que la propriété des choses a commencé lorsque les sociétés civiles ont été établies » Chap. VI, §XV, Le Citoyen, éd. cit., p. 84 ; De Cive, éd. cit., p. 106.

295« Il faut remarquer ensuite, qu’afin de donner commencement à une société civile [constituendæ civitatis], chaque particulier d’entre la multitude doit demeurer d’accord avec ses compagnons, qu’une proposition étant faite dans l’assemblée, l’avis du plus grand nombre sera tenu pour la volonté de tous en général » Chap. VI, §II, Le Citoyen, éd. cit., p. 77 ; De Cive, éd. cit., p. 92.

296« L’obligation qu’on a à la rendre ne vient pas immédiatement de cette convention par laquelle nous avons transporté tous nos droits à la ville [civitatem] d’où nous sommes citoyens, mais médiatement, à cause que, sans l’obéissance, le droit d’empire serait inutile, et par conséquent sans elle la société n’eût pas été formée [constituta

civitas non fuisset]. » Chap. IV, §XIII, Le Citoyen, éd. cit., p. 82 ; De Cive, éd. cit., p. 102.

89. Comme le souligne Renée Balibar, dans L’institution du Francais. Essai sur le colinguisme

des Carolingiens à la République, « Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle il a été indispensable

d’enchevêtrer les exercices français et les exercices latins pour obtenir les pleins pouvoirs du discours écrit. »298 L’idée développée en latin, d’une constitution de la cité (civitas étant le plus

souvent traduit par État ou société civile) a certainement facilité le développement de l’emploi du mot constitution dans ce contexte et dans ce sens. De Cicéron à Hobbes, l’idée de fonder la société politique se construit et permet de l’imaginer non comme une donnée historique et factuelle, mais comme un projet qu’il est possible de définir et de redéfinir. En conséquence, en latin, la notion de constitution émerge pour conceptualiser une nouvelle vision de l’ordre politique comme résultat d’un acte volontaire et juridique réglementant l’exercice du pouvoir.

L’influence de ces emplois latins sur la construction de la notion française de constitution fût décisive. Elle le fût également sur la construction du mot société. Cette fois-ci non plus en raison de l’usage du mot latin, mais en raison des traductions d’expressions latines, n’ayant pas leur équivalent en français.

2. L’influence des traductions latines sur la signification de société

90. Le mot « société » sert à traduire de nombreux concepts latins ne trouvant pas leur équivalent en français. À cet égard, Barbeyrac, qui fut le traducteur de Pufendorf et de Grotius, en français fournit un exemple topique. Il traduit évidemment societas par société, mais le mot société lui permet de désigner par un même vocable des expressions différentes en latin. Ainsi, coetus qui peut désigner une jonction, un assemblage, une rencontre ou une réunion d’homme, une assemblée ou encore une union299 est également traduit par société. Il en va de même s’agissant de consociatio

(association) et surtout de civitas.

91. Le mot civitas et sa traduction très fréquente par société civile chez Barbeyrac et Sorbière contribuent à faire évoluer la signification du terme société.

Le concept latin de civitas excède très largement sa traduction littérale qui pourrait être la cité. Il recouvre notamment l’idée d’une réunion d’hommes qui ne forment plus qu’un. C’est ce qu’exprime Hobbes lorsqu’il décrit la fondation du commonwealth par accord mutuel300. La notion

d e civitas comporte ainsi en elle cette idée d’une union, d’unité et de communauté qui dépasse l’aspect simplement descriptif d’un lieu ou d’une assemblée d’individus.

Hobbes traduit civitas par commonwealth, mais un tel équivalent n’existe pas en français.

298BALIBAR Renée, Op. cit., p. 103. 299Dictionnaire Gaffiot, p. 335.

Civitas est parfois traduit par État ou même ville. Civitas et universitas (qui peut désigner une

corporation ou une communauté) sont également souvent rendues en français par corps ou corps politique. Toutefois, l’expression de société civile est très largement privilégiée tant pas Barbeyrac que par Sorbière pour traduire tous ces termes.

Ce choix permet de mettre l’accent sur le caractère associatif et volontaire de l’ordre ainsi établi. Par leur choix de traduction, Sorbière et Barbeyrac contribuent à associer durablement les notions de société et de société civile aux théories contractualistes développées par les auteurs qu’ils traduisent. Ils contribuent ainsi à la mutation et la construction du concept français de société301.

L e colinguisme franco-latin a joué un rôle déterminant sur l’évolution des notions de constitution et de société. Néanmoins, c’est sous l’influence anglaise que se développe l’emploi du terme constitution sans complément du nom, ni adjectif qualificatif.

B. L’association de l’idée de limitation du pouvoir royal à la notion de constitution sous

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