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Quelques outils théoriques pour comprendre la relation entre agronomes, systèmes de connaissance et territoires

1. Les « agronomes de terrain » en Argentine, une catégorie à part dans la profession

1.2. Les profils professionnels : une manière de comprendre la diversité de modes d’action des agronomes

1.2.1. L’évolution des profils professionnels dominants en Argentine

En Argentine, nous pouvons distinguer au moins trois grands moments dans la construction des profils professionnels des agronomes, lesquels coïncident avec les trois révolutions agricoles pampéennes : la naissance, l’essor et la consolidation (tableau nº 5). Chaque moment est marqué par des enjeux différents entre la profession et la société. En fonction des éléments que nous venons de voir, des profils différents se sont construits. En outre, ceux-ci rétroagissent en redéfinissant les enjeux de la profession.

La naissance de la profession d’agronome est associée à l’ « élite des éleveurs » qui, regroupés dans la Sociedad Rural Argentina (SRA) à Buenos Aires, ont été les leaders de l’innovation technologique à la fin du XIX siècle. À ce moment-là, leur but était de former des experts pour organiser et pour améliorer les conditions de production des nouveaux espaces, spécialement des

estancias11, à partir de la parcellarisation (introduction de la clôture), de l’incorporation génétique (nouvelles races animales) et du semis de pâturages de qualité, pour répondre aux exigences de l’industrie frigorifique en émergence. Ces premiers agronomes, la plupart fils des estancieros, issus de l’École de Santa Catalina, puis, de l’Université Nationale de La Plata (dont la faculté d’agronomie a

11 Grande propriété foncière où l’activité de l’élevage extensif était dominante. Son propriétaire, l’estanciero, est un acteur social très étudié par las sciences sociales. Pour la bibliographie sur ce sujet en français voir les ouvrages de Romain Gaignard (La Pampa argentine, l'occupation et la mise en valeur ; 1979) ou de Godofredo Daireaux (parmi d’elles, Dans la Pampa ; 1912)

pris la suite de cette école) et, plus tard, de l’Université de Buenos Aires, ont été embauchés par les

estancias et y ont développé une activité proche de celui d’administrateur spécialisé. Dans d’autres cas, ils se sont intégrés dans les rangs de l’État comme fonctionnaires, dans les ministères (principalement nationaux), les stations expérimentales (la plupart dédiée à l’amélioration génétique des végétaux et à la reproduction des semences) ou dans le petit nombre d’Écoles d’agriculture.

Ainsi, cette étape voit la naissance du profil de l’« administrateur d’exploitations », dont la fonction est la mise en production de l’exploitation (l’estancia). Leur domaine d’action et d’expérimentation était l’exploitation et leur espace de référence se construisait dans l’interaction avec leurs collègues, les industriels, les estancieros et les voyageurs étrangers (principalement anglais et français) dans les salons de la Sociedad Rural ou du Jockey Club à Buenos Aires.

Parmi les fonctionnaires, il était possible de trouver une diversité d’activités et de profils (le chercheur, le expérimentateur, l’enseignant, etc.) Leur nombre et les ressources dont ils disposaient n’étaient pas suffisants pour répondre aux besoins des agriculteurs et de l’agriculture du moment. Il leur fallait diagnostiquer les problèmes de la production, essayer les nouvelles techniques pour corriger les pratiques des paysans, trouver des façons de lutter contre les ravageurs, de reproduire des semences améliorées et de les vendre, etc. Malgré leurs efforts, la plupart est restée dans les confins de la station expérimentale, l’école d’agriculture ou l’université, le Ministère provincial ou national, sans parvenir à communiquer avec les agriculteurs proches.

Après cette étape de naissance lente, la profession a connu enfin un essor à la fin des années 1950. Dans un contexte dominé par la pensée developpementiste, l’État national a créé l’Institut National de Technologie Agropastorale (INTA, 1956) et d’autres institutions technologiques et éducatives, publiques et privées (plusieurs Facultés d’agronomie et de sciences agraires sont nées dans les années 1960, dont celle d’Esperanza dans la province de Santa Fe), car la modernisation de l'activité agricole devenait nécessaire pour que puisse être constitué « un secteur économique » destiné à produire les ressources pour la croissance du pays. Selon Albaladejo (2006), dans ce processus modernisant, la structuration de l'« activité » en « secteur » produit un nouvel espace avec des organisations, des professions, des normes et des identités propres, dans lequel « une nouvelle » profession, celle des agronomes, tient le rôle central.

Cette profession, en fait surtout dans le secteur public, dépasse le cadre de la parcelle pour aller vers l’exploitation qui était déjà un objet essentiel des agronomes privés. De cette manière, le conseil aux agriculteurs devient un espace d’émergence et de consolidation de nouveaux profils. Dans le secteur public, nait l’« extensionista » (figure qui peut se rapprocher progressivement du vulgarisateur et de l’agent de développement français). Il se différencie du chercheur, du technologue ou de l’enseignant, qui travaillent tous dans la station expérimentale ou à l’université.

Le conseil dans le cadre privé donne naissance au « conseiller d’entreprise » profil typique des groupes CREA12 (qui ont été créés en Argentine simultanément à l’INTA en s’inspirant

ouvertement des groupes CETA13 français). Ce conseil d’entreprise est caractérisé par une pratique proche de la co-construction de la connaissance, caractérisé par Cerf et Maxime (2006 ; p : 138). Certains de ces conseillers, à partir des années 1980, ont fini par travailler pour des cabinets d’études professionnels et interdisciplinaires avec des comptables, avocats, informaticiens, etc.

Dans les années 1970, des coopératives agricoles, des stockeurs et des petites entreprises locales de services ou d’approvisionnement commencent à engager des agronomes. Ainsi, un autre profil apparaît, celui du « technico-commercial » dont la pratique est plus proche du « diagnostic-prescription » (Van den Ban et al, 1988 ; p : 179) des situations problèmes mais sans disposer toujours d’une vision systémique de l’exploitation agricole. Ce nouvel espace de travail commence à mettre en relation de manière étroite le conseil technique aux producteurs et les intérêts commerciaux de l’entreprise qui embauche aux agronomes.

La décennie 1990 a vu aussi une grande transformation du secteur du fait du soudain retrait de l’Etat, laissant une plus forte marge de manœuvre aux grandes entreprises fournisseuses d’intrants et à celles chargées de la commercialisation des céréales et oléo-protéagineux, lesquelles offrent la plupart des emplois aux agronomes aujourd’hui. Mais aussi, associé à l’essor de ces grandes entreprises, la professionnalisation des grandes exploitations et l’apparition de nouveaux acteurs comme les pools de culture (Grosso, 2009), qui se consacrent à la mise en production de grandes surfaces, ont recréé le profil de l’« administrateur d’exploitation » qui s’apparente aujourd’hui davantage à un « gérant d’entreprise » dont les limites de l’exploitation se sont élargies à la grande région pampéenne, voire au pays, et même à des pays limitrophes comme l’Uruguay ou le Paraguay.

Dans ces grandes entreprises (tout comme dans les pools), des équipes d’agronomes hautement organisées et hiérarchisées distribuent les tâches en fonction de la responsabilité dans le processus et de la distance des parcelles en production. On trouve ainsi à l’intérieur du profil de « gérant d’entreprise » des agronomes planificateurs et décideurs, éloignés des espaces de production et chargés de la conception du projet, des agronomes régionaux (experts techniques), s’occupant de l’adaptation du projet à la région et de l’assemblage des facteurs de la production et les moniteurs (contrôleurs du processus), responsables de la mise en place et de la surveillance du plan de travail.

Tableau n° 5 : Les profils professionnels dominants des agronomes en Argentine Les étapes dans la construction de la

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