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Les conseillers CREA : la construction d'un profil encore référent des agronomes de terrain

79 En référence au fermier américain

3.1. Les conseillers CREA : la construction d'un profil encore référent des agronomes de terrain

Les premiers groupes CREA n'apparaissent pas dans le Centre de la province Santa Fe (territoire des coopératives) mais dans le Nord. Dans cette région, le premier Directeur126 de la Direction d'Extensión s'appuie sur les Groupes Ruraux Diocésains (encadré n° 11) pour diffuser les idées du conseil technique à travers le travail collectif. Quand les premiers agriculteurs ont commencé à être organisés en groupes, il a cherché des conseillers en fonction des caractéristiques des destinataires, à savoir des ingénieurs agronomes qu’il considérait « adéquats à la population

objectif »: les petits et moyens producteurs (des farmers).

Ainsi, parmi les premiers agronomes choisis, ils étaient par ailleurs maîtres d’école en milieu rural127. Ils sont décrit de la manière suivante par notre interviewé, fonctionnaire du Ministère, entre 1967 et 1980 : « c'était un groupe très idéaliste, très intéressant… qui a pris le travail avec beaucoup

de cœur… ils ont pris le travail comme un défi personnel, il n'y avait pas d’heure, il n'y avait pas de jour… on travaillait et point » (Entretien nº 5). Des expressions semblables sont aussi employées par le coordinateur de l'AACREA de cette époque : « Et les conseillers ! Nous les formions mais c’est la

Province qui les choisissait … la Direction d'Extensión… des types fantastiques… [il nomme certains d’entre eux]… ils avaient une connaissance du producteur, de sa vie, de sa la famille… et une passion spéciale pour le travail… beaucoup provenaient de La Plata [en référence à la Faculté de Sciences Agraires et Forestières de l'UNLP] ou de Santa Fe même… ce n’était pas comme ceux de Buenos Aires [de la UBA], qui étaient déjà davantage des dandys » (Entretien nº 33).

Mais au-delà de la mémoire des protagonistes, regard actuel sur des faits ayant plus de 40 années d'histoire, le travail de ces premiers conseillers a été loin d'être une tâche facile, comme nous essayerons de le présenter par la suite en analysant les principaux défis auxquels ils ont dû faire face.

3.1.1. Les premiers défis professionnels

Les agronomes conseillers de CREA, pionniers dans l'exercice professionnel au sein du secteur privé (la seule figure équivalente auparavant serait l’administrateur spécialisé des estancias), ont dû faire face au moins à trois grands défis : 1) démontrer que la connaissance scientifique à travers le conseil technique et productif pouvait améliorer la situation des agriculteurs, 2) motiver les agriculteurs à travers la méthodologie groupale (ce imposait en outre de la maitriser parfaitement) et 3) faire reconnaître leur travail, de telle sorte que le producteur accepte de payer pour leurs services et les différencie du service d'extensión public offert par l’INTA. Il faut se rappeler que la grande

126 Rappelons, comme nous l’avons vu dans le point 2.3.1, que c'était un producteur CREA, originaire de la province de Buenos Aires et qui s’est installé dans le Nord de la province de Santa Fe. C’était une personne référent dans plusieurs domaines mais identifiée aux actions de développement vues comme l'amélioration des conditions de vie de la population rurale.

127 Formés à l'École J. B. Alberdi de la Province de Entre Ríos, fondée en 1904, à 16 kilomètres, de la ville de Paraná (capitale de cette province). Elle a été la première École Normale d'Enseignants Ruraux de l'Amérique du Sud et sa trajectoire est largement reconnue dans le secteur agricole régional.

majorité d’entre eux venaient de finir récemment leurs études : ils étaient des jeunes sans expérience (ni de travail comme agronome, ni de relations avec les producteurs), certains ne connaissaient pas la zone agro-écologique où ils allaient travailler et d'autres n’étaient même pas familiarisés avec les cultures de la région.

En nous concentrant sur le premier de ces défis, voyons comment les protagonistes analysent, à la lumière des années, cette époque professionnelle : « Je suis sorti de la fac en 1976,

mon premier travail a été dans une entreprise de vente des produits agrochimiques, à San Justo… à cette époque, c’était très dur être ingénieur agronome ! … parce que la connaissance résidait principalement dans l'expérience empirique, la connaissance qu'appliquait le producteur… et cela produisait des résistances, c’était très difficile pour nous de nous faire reconnaître… et nous sentions des réticences, beaucoup de réticences… » (Entretien nº 19).

Cet accès au secteur agricole n'était pas non plus facile pour les extensionistas de l'INTA, même si un a priori peut nous faire penser qu’ils avaient moins de pressions, car ils ne dépendaient pas « du succès de leur relation de travail avec l'agriculteur pour assurer leur salaire ». Comme rend compte l’un d’entre eux (Entretien nº 2), lui aussi diplômé de la Faculté : « à ce moment-là on mettait

l’accent sur les aspects sociaux, on travaillait avec les jeunes, les femmes [en référence aux clubs Hogar Rural et 4 A]… ces choses le producteur les appréciait et tu pouvais apporter un conseil technique si tu étais un ami, mais, il n'y avait pas d’autre manière de faire… mais bon, maintenant la chose a changé ». Et celui-ci continue plus loin : « le soja a aidé beaucoup… parce que là [dans la

zone de San Justo], tous étaient producteurs de maïs, de lin… le soja était une culture nouvelle, qu’ils ne connaissaient pas, elle a donné alors un peu de place au professionnel… ».

Si l’on part du regard des producteurs, un autre de nos interviewés, producteur CREA apporte une nuance: « à l'INTA il y avait un ingénieur, le vieux ingénieur Blanco, originaire de Corrientes qui a

accompli sa fonction… c’était un vieux qui avait attendri un peu les ‘gringos’ [on désigne par « gringos » les agriculteurs originaires de la colonisation en provenance d’Europe], qui ne voulaient pas parler avec le technicien… il venait leur rendre visite, il leur racontait une histoire, et avant de s'aller il le disait : ‘Eh, qu’est-ce que tu en dis si nous en faisons la preuve?'. Nous arrivions ainsi à avoir des agriculteurs désireux d'apprendre plus et nous avons appris… » (Entretien nº 20).

Mais retournons aux conseillers CREA. L’un d'eux, qui a coordonné un groupe pendant plus de 20 ans, nous a commenté ce que signifiait le mouvement AACREA pour un ingénieur récemment diplômé : « j'ai vu en CREA, non seulement un mécanisme par lequel nous pouvions réaliser ce à quoi

nous aspirions [les ingénieurs agronomes], qui était d'arriver au milieu [des agriculteurs], mais nous pouvions principalement nous nourrir du mouvement et… et être capables de multiplier cette expérience empirique, et de trouver sur ce même chemin […] la possibilité d'introduire la connaissance scientifique dans l'expérience empirique des producteurs » (Entretien nº19).

Ce paragraphe met en évidence deux choses. La première, que la façon que ces professionnels avaient de rentrer sur le terrain passait par la nécessaire hybridation entre les connaissances empiriques de l'agriculteur et les connaissances techniques et scientifiques des agronomes. Ils devaient donc observer attentivement le travail de l'agriculteur et voir comment et où la

technologie pouvait être un élément d’amélioration du système productif ou de la tâche agricole. À son tour, cette incorporation technologique devait pouvoir être traduite dans des résultats physiques facilement mesurables, ou dans une simplification du travail. Comme cela était dit à cette époque, le conseiller devait être capable de : « rentrer par où la chaussure gène le plus » (Entretien nº 33).

Cette porte d'entrée, comme cela apparaît dans des entretiens et des documents institutionnels, a été pendant longtemps : « l'incorporation de technologie de coût zéro » : ce qui signifiait d’analyser le système productif, de déterminer les points ou les aspects limitants et de planifier les diverses tâches agricoles sous la forme et dans les temps requis. Ce qui dans le jargon est dénommé communément : « ordonner les systèmes productifs à travers des technologies de processus ». De cette manière l'amélioration des indicateurs physiques (le rendement par unité de surface) a été le premier élément justificateur de l’action des agronomes à un moment où l'incertitude économique du pays (époque de forte inflation, succession des dévaluations de la monnaie et importantes taxes à l'exportation) rendait pratiquement non viable un discours basé sur l'incorporation technologique à travers l'investissement économique.

Cette première étape du travail des groupes, selon cet ex - coordinateur d'AACREA, a eu un plus grand impact à Santa Fe, parce qu’on avait dans cette Province une majorité de producteurs familiaux qui avaient à leur charge le travail agricole. Dans ce contexte, il était plus facile d'arriver avec des technologies qui facilitaient les tâches agricoles, car les mêmes agriculteurs voyaient comment les techniques amélioraient l’économie de leurs exploitations. Tandis que dans la province de Buenos Aires, comme « ils étaient des estancieros qui prenaient leurs vacances en Europe », le progrès des exploitations n'était pas perçu de la même manière et les efforts n’étaient pas les mêmes. Comme nous l’avons déjà mentionné, les CREA de Santa Fe ont donné un élan différent et renouvelé le mouvement, ils étaient leaders dans l'expérimentation de nouvelles technologies : « Ils nous ont

aidé beaucoup [à AACREA]… il fallait montrer qu'il existait des producteurs qui avaient résolu le problème, et ce n'était pas l'INTA qui aurait pu le faire, mais un tel, un producteur du mouvement ».

La seconde évidence qui montre l’extrait de l’entretien nº 19, révèle l'importance de l'existence d'une structure comme l’AACREA. Elle permet l'échange (autant des techniques que des expériences), l'auto-formation des conseillers, l’appui continu et la rénovation des objectifs collectifs. La stratégie de travail à travers des petits groupes de conseil présente elle aussi ses avantages : soit par les caractéristiques propres de ceux qui assument le compromis de travailler collectivement (individus plus ouverts ou « innovateurs » selon la dénomination de Rogers ; 1974), ou par l'appui aux motivations, face aux doutes qui peuvent apparaître chez chaque individu. Toutefois, cette bonne stratégie d’accès aux agriculteurs signifiait (et c’est encore vrai de nos jours) un autre grand défi professionnel : l'animation du groupe.

Ces premiers conseillers128 n'avaient pas eu dans leur formation d’ingénieurs des cours en rapport avec cette thématique. Nous rappelons cependant que la Faculté a été la première faculté d'agronomie du pays à disposer d’une chaire de Sociologie Rurale, avec cette particularité que son

128 Dans leur grande majorité les conseillers CREA étaient, et sont encore, des ingénieurs agronomes, bien que certains soient des vétérinaires ou des professionnels de formations semblables.

enseignant était un avocat, et que la Faculté d’Agronomie de La Plata (UNLP) en 1967 a mis en place le premier cours d’ Extensión Agricole à travers une convention avec l’INTA (Galazzi, 2004 ; p : 148). Ainsi, une formation est mise en place par l’AACREA, étant donné sa couverture nationale et son expérience accumulée dans différents territoires. L’AACREA a en effet été rapidement consciente des problèmes auxquels faisaient face les conseillers. Le mouvement, en contact direct avec certains référents des CETA français, engageait des experts étrangers pour travailler sur les questions de la motivation et du leadership dans les groupes.

Dans le cas particulier de la province de Santa Fe, la Direction d'Extensión du Ministère à travers sa convention avec l’AACREA donnait aux conseillers un espace d’appui, d’information technique et d’échange, par le biais de deux réunions mensuelles : la première au siège de l’AACREA à Buenos Aires, et de la deuxième dans les locaux du Ministère, à Santa Fe. Au cours de ces instances, les agronomes pouvaient partager leurs problématiques, examiner leurs stratégies, et donc créer un feed-back continu de la pratique à la théorie en créant un système d’information et de connaissance agricole à deux niveaux : au niveau national (ou au niveau de la grande région pampéenne) avec l’AACREA et au niveau régional et provincial, avec le Ministère.

Finalement, le défi était aussi d'obtenir une valorisation du conseil, pour que le producteur soit disposé à le payer. Comme nous l’avons mentionné, grâce à la Convention entre l’AACREA et le Ministère, ce dernier a subventionné au départ les honoraires professionnels et la redevance au mouvement. Dans certains cas, les honoraires ont été la cause exprimée de dissolution des groupes, cette cause pouvait être réelle ou cacher d'autres facteurs, comme le manque de motivation ou des difficultés propres au travail en groupe (Grosso, 1996). Ce qui est certain, c’est que le paiement d'honoraires par les agriculteurs dans notre région d'étude a été (et est encore) un problème récurrent des agronomes en général, et que pour ces premiers conseillers, être légitimé dans le milieu n'a pas été facile. Beaucoup ont obtenu une reconnaissance professionnelle avec le temps et se sont associés en créant des Cabinet d’Études Agronomiques, dont le plus grand développement s’est produit au cours de la décennie 1990, grâce à la généralisation de la gestion économique et financière au niveau des exploitations, qui étaient en train de devenir entreprises agricoles.

3.1.2. Les espaces de construction de références techniques

Ces conseillers ont créé un territoire de références techniques à trois échelles : le groupe (territoire 1), le SRICA (territoire 2) et le SICA lié à AACREA (territoire 3), (figure nº 20). En ce qui concerne le SICA lié à l’AACREA, nous l’avons abordé dans le point 2.2.2 de ce chapitre. Ici nous avons exprimé l’évolution des principaux défis technologiques du mouvement. Nous avons aussi abordé les préoccupations qui ont conduit à la conformation d'un SRICA, à travers l’action du Conseil Technologique de la Province. En conséquence nous nous concentrerons ici sur le territoire 1, autrement dit celui du groupe.

La plupart de ces conseillers ne résidaient pas à proximité du groupe, ils vivaient plutôt dans des villes moyennes ou grandes (Buenos Aires, Reconquista, Santa Fe) et faisaient les déplacements

vers la zone où se trouvaient les exploitations du groupe. De plus, certains conseillers avaient plus d’un groupe. Ces deux caractéristiques font qu'au-delà des producteurs, et hormis des cas où les conseillers étaient des habitants proches, il n'existait pas un lien direct avec d'autres acteurs présents dans les territoires locaux.

Le temps de travail qu’un conseiller destine au groupe dépend du nombre de membres qui le constituent. L’organisation, bien qu'elle puisse présenter des variantes vues des caractéristiques des personnes, est en général la suivante : une demi - journée de travail par membre sur l’exploitation, et une demi - journée par membre en bureau, un ou deux jours pour la réunion du groupe (comprenant la préparation et la réunion proprement dite), un jour pour la réunion régionale de conseillers (au niveau régional). En supposant un groupe de dix membres, un conseiller devrait ainsi affecter mensuellement treize jours au groupe, dont six en relation directe avec les producteurs.

Dans les premiers temps et du fait qu’à Santa Fe les agriculteurs des CREA vivaient sur leurs exploitations, il était habituel que l'agronome dorme dans la maison de la famille rurale, comme nous le dit notre interviewé : « dans mon parcours avec le CREA, je dormais et vivait sur les exploitations » (Entretien nº 19). Au fur et à mesure que les producteurs ont déménagé dans les villes ou les villages proches et que les coutumes ont changé, cette modalité a été abandonnée. Actuellement ceux qui effectuent de grandes distances vont le soir à l’hôtel.

Au cours de la période d'analyse, les conseillers qui partageaient avec la famille du producteur leur espace de vie et leur espace social (Frémont, 1980, p : 49; cité par Lévy et al. 2003 ; p : 340), ont aussi abordé d'autres questions : l’éducation des enfants, la succession de ceux-ci sur l'exploitation, les conditions de vie de la famille, etc. Ces aspects ne sont le plus souvent pas pris en compte par les documents institutionnels de l'époque (généreux en revanche en données productives et techniques), mais ils sont très présents dans la mémoire des acteurs. Il ne faut pas oublier également qu'à ce moment-là, la légitimité de l'intervention était donnée par le « développement », défini comme la « mise à disposition » de la technologie au producteur dans le but d’améliorer son projet de vie. Cela peut être déduit des propos suivants : « notre génération a beaucoup copié à R.

non ? … R.G., était un type […] qui allait bien au-delà de tout autre technicien…. Un jour dans le groupe dont il était le conseiller, le CREA Margarita, alors que les producteurs étaient en train de définir leurs objectifs…: tout le monde a déclaré comme objectif : ‘nous allons produire tant de kilos de lin’… un autre : ‘nous allons produire tant de kilos de…’ et il venait et il me disait ‘surveilles ce qu'ils écrivent’… puis il s’est approché à nouveau et il m’a dit… ‘Sais-tu quel est mon objectif à moi ? … Que d’ici deux ans, tout le monde ait une salle de bain à la maison’… » (Entretien nº 19).

Ces conseillers, sauf exception, n’étaient pas en rapport direct avec la commune, la coopérative ou l'école rurale. Mais, en fonction de leurs caractéristiques personnelles, ceux-ci pouvaient utiliser leurs temps de travail pour poser des questions aux producteurs, dont certaines pouvaient concerner la communauté locale. Leur espace de construction de références techniques locales était cependant réservé aux exploitations des membres du groupe. Cependant ces références étaient mobilisées, partagées et analysées, à l'échelle régionale et provinciale (tant que le Ministère maintenait un rôle important, en mettant en relation ces conseillers avec d'autres agronomes,

notamment les fonctionnaires et les techniciens des coopératives). Après cette époque de forte intervention du Ministère, ces mêmes conseillers CREA ont été mis en relation avec leurs pairs à l'échelle régionale et nationale au sein du mouvement CREA.

Figure nº 20 : Les territoires de construction de références techniques des conseilleurs CREA : le groupe (T1), le SRICA (T2) et le SICA lié à l’AACREA (T3)

3.2. Les agronomes technico-commerciaux : entre technologie et intérêts économiques

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