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L’objectif central de cette thèse était d’explorer l’incidence potentielle de certaines conditions de travail des parents sur la famille et, subséquemment, sur le bien-être psychologique ainsi que sur la réussite éducative des adolescents. L’analyse exploratoire, basée sur un modèle d’équations structurelles, suggère que les conditions de travail des parents n’ont pas d’effets directs sur le bien-être psychologique et la réussite éducative des adolescents, mais qu’elles peuvent agir à travers le milieu de vie familiale, l’exercice du parentage et la qualité relationnelle entre les parents et leur adolescent. Ces résultats concordent avec

plusieurs constats antérieurs (ex. : Crouter et al., 1999; Goldberg et al., 2008; Strazdins et al.,2006). En outre, parmi les conditions de travail étudiées, il semble que seules des conditions salariales jugées insuffisantes ou qui se traduisent par une inquiétude de manquer d’argent contribueraient à l’émergence d’un milieu familial à risque. Cette insatisfaction ou cette inquiétude financière serait susceptible d’avoir des effets nuisibles dans l’exercice du rôle parental. Le modèle suggère aussi qu’un milieu familial à risque est fortement associé à des pratiques parentales inadéquates qui, elles, pourraient entraîner des relations parents/adolescents conflictuelles, lesquelles s’avèrent négativement associées au bien-être psychologique ou à la réussite éducative de l’adolescent.

Le revenu familial

Parmi les conditions de travail étudiées dans cette thèse, le revenu familial et plus spécifiquement la dimension subjective du revenu que représente l’inquiétude de manquer d’argent est celle qui est la plus fortement associée avec le milieu de vie familiale et le parentage. Ce constat corrobore les nombreuses études qui font ressortir les risques ou désavantages associés à l’absence d’un revenu décent (Dearing et al., 2006; Gennetian, Lopoo & London, 2008; Hsueh & Yoshikawa, 2007; Miliotis , Sesma & Masten 1999; Reynolds et Ou, 2004). Il est reconnu, que les familles avantagées sur le plan financier bénéficient habituellement de conditions de vie plus favorables en plus d'avoir accès à de meilleures ressources matérielles, éducatives, récréatives, sociales et communautaires (Cooksey et al., 1997; Duncan, Yeung, Brooks-Gunn & Smith 1998; Crosnoe, Leventhal, Wirth, Pierce, & Pianta, 2010). Les résultats obtenus appuient donc l’idée qu’un revenu suffisant serait positivement associé à la qualité du fonctionnement familial (Adams & Ryan, 2000) et qu’en ce sens, le travail des parents aurait une contribution plutôt positive à travers les bénéfices économiques qui en résultent (ex. : Gürsoy & Biçakçi, 2007; Gottfried & Gottfried, 2006; Huston & Aronson, 2005; Pedersen, Holstein & Kohler, 2005; Zick et al., 2001). Dans la même veine, Bronfenbrenner et Ceci (1993,1994) ont fait la démonstration que les processus proximaux qui encouragent et facilitent le développement des compétences psychosociales seraient plus efficaces dans les milieux favorisés et stables principalement parce que ce type d’environnement donne accès à plusieurs ressources (Bronfenbrenner, 1999. L’apport bénéfique de la composante revenu dans la vie familiale pourrait dès lors s’expliquer par le fait qu’un meilleur revenu familial facilite l’accès à des ressources plus nombreuses en soutien aux tâches familiales ou parentales et offre une plus grande flexibilité dans le choix des stratégies pour harmoniser le travail et la famille, ce qui permet ainsi de compenser les incidences indésirables du manque de temps.

Le modèle structurel suggère aussi que l’enjeu dominant du travail des parents se situe au niveau de l’inquiétude de manquer d’argent ou de la précarité financière perçue. Ces résultats vont dans le sens de

plusieurs études qui montrent l’importance accordée par les travailleurs à la stabilité du revenu (Golberg et al., 1992; Jones et al., 2002; Robert, 2002). Ce constat converge aussi avec l’idée qu’une certaine stabilité est un facteur indispensable pour que les interactions familiales aient des répercussions positives sur le processus développemental (Bronfenbrenner, 1999). Ainsi, les contextes environnementaux ont une influence non seulement en termes de ressources, mais aussi dans la mesure où ils fournissent une certaine stabilité (Bronfenbrenner, 1999). Le stress induit par des facteurs tels que l’inquiétude de manquer d’argent ou celle découlant d’un emploi précaire peut se transposer en des effets perturbateurs sur le développement des enfants (Bronfenbrenner, 1999) puisque la vie de tous les membres de la famille est interdépendante (Darling, 2007).

Ces résultats s’accordent aussi avec les études qui font ressortir les risques psychosociaux associés à la précarité ou à l’insécurité d’emploi (Vézina et al., 2011). Parmi les sources potentielles de précarité ou d’insécurité d’emploi, les multiples changements, les processus de restructuration, de compressions, de transfert ou d’attrition, qui caractérisent le monde du travail depuis quelques décennies, contribuent à la tendance lourde vers une augmentation du travail atypique (Bernier & Laflamme, 2013) et à l’insécurité ressentie par une proportion importante de travailleurs (Vézina et al., 2011). Selon les résultats obtenus de cette analyse exploratoire, la confiance de ne pas manquer d’argent ou une perception positive de sa situation financière serait donc aussi importante pour les personnes ayant des responsabilités parentales que le revenu objectif dont elles disposent. Cette hypothèse s’avère une piste intéressante de recherche et met l’accent sur la nécessité de recueillir de meilleures données sur les caractéristiques de l’emploi en lien avec la stabilité du revenu. Il demeure par ailleurs important de pouvoir éventuellement isoler l’impact du revenu pour mieux évaluer sa réelle et distincte contribution comparativement aux autres caractéristiques de l’emploi.

Les heures travaillées et autres conditions de travail des parents

Contrairement à l’hypothèse initiale, un nombre élevé d’heures travaillées par la mère ou le père, de même que l’horaire atypique d’un parent, ne semble avoir aucun effet digne de mention sur le milieu familial. Ces résultats surprenants remettent en question la croyance partagée quant à l’impact négatif des longues heures de travail sur la famille (Dunifon et al., 2005; Kalil & Bajracharya, 2005; Lapierre-Adamcyk et al., 2001; Pronovost, 2007; Turcotte, 2007). L’augmentation de la durée du temps de travail est considérée comme un facteur susceptible de réduire le temps parental et d’engendrer des contraintes et des tensions grandissantes entre le temps consacré au travail et celui destiné à la famille (Pronovost, 2007; Turcotte, 2007). Contre toute logique apparente, les résultats de cette thèse suggèrent une absence d’effets directs des longues heures de travail sur le bien-être psychologique ou la réussite éducative à l’adolescence. Une hypothèse plausible pour

expliquer ce constat serait la mise en place de stratégies de compensation par les parents afin d’éviter les

impacts négatifs du temps de travail sur la famille. L’idée de l’existence d’un phénomène de compensation appuie les hypothèses suggérant que les mères, en particulier, compensent les heures passées au travail par la réduction de leurs activités personnelles au profit de celles réalisées avec leurs enfants (ex. : Craig, 2007; Zick et al., 2001). Le phénomène de compensation pourrait aussi partiellement expliquer pourquoi le type de profession des parents, à haut risque de stress ou non, a un apport négligeable au modèle.

Ainsi des stratégies adaptées permettraient d’harmoniser la vie au travail et la vie familiale et de compenser les effets indésirables associés à des conditions de travail contraignantes; une hypothèse reflétée dans la proposition de Bronfenbrenner et Ceci (1993,1994) suggérant que la qualité des processus proximaux a une incidence plus grande que les caractéristiques de l'environnement. À l’inverse, le stress au sein de la famille, l’imprévisibilité, l’activité frénétique et des niveaux élevés de stimulation ambiante souvent inhérents à des contextes familiaux où les deux parents travaillent et sont débordés ou pris dans des conflits de rôle, pourraient se répercuter sur la stabilité de l'environnement (Bronfenbrenner & Evans, 2000) et nuire à plus ou moins long terme à l’efficacité des stratégies compensatoires mises en place. Certaines stratégies compensatoires pourraient même avoir des effets délétères à moyen ou long terme sur la santé du parent qui occupe un emploi stressant ou qui travaille de longues heures. Sur ce point, des études longitudinales incluant des données sur la santé des parents, psychologique et physique, permettraient d’avoir une idée plus précise des incidences au long cours du travail des parents sur la famille et, potentiellement, sur le bien-être psychologique ou la réussite éducative de l’adolescent.

Par ailleurs, l’absence de contribution de l’horaire de travail des parents au modèle tend à confirmer l’hypothèse que certains parents choisissent de synchroniser leur horaire et que les horaires atypiques pourraient dans certains contextes s’avérer une nouvelle source de flexibilité, au lieu de représenter systématiquement une contrainte (Coombe, 1999). En ce sens, seules les formes d’horaire imprévisibles, qui ne permettent pas de planifier et d’organiser la vie familiale, seraient particulièrement à risque. Cette hypothèse appuie aussi l’importance d’une certaine stabilité (Bronfenbrenner, 1999) ainsi qu’une certaine prévisibilité (Bronfenbrenner & Evans, 2000) pour maintenir le bon fonctionnement des processus proximaux.

Cette présumée absence d’effets du nombre d’heures travaillées par les parents sur le fonctionnement ou le climat familial pourrait aussi être attribuable à l’effet confondant du revenu. Il est plausible de croire que le fait de travailler plus d’heures équivaut très souvent à amasser plus de revenus, offrant la flexibilité nécessaire aux parents pour compenser de diverses façons les contraintes occasionnées par le travail. Cette hypothèse conforte l’importance de distinguer la contribution du revenu, dans la recherche

future, de celle des longues heures de travail, du type de profession, des facteurs de risques psychosociaux liés au travail des parents, ceci afin d’isoler l’apport distinctif des diverses conditions de travail ou d’emploi en lien avec le fonctionnement familial ou avec l’exercice du rôle parental.

L’analyse du modèle permet toutefois d’observer que pour la PMR (qui dans plus de 90% des cas représente la mère biologique ou non), une profession à plus haut risque de stress ou un nombre élevé d’heures travaillées pourrait entraîner des effets négatifs, quoique faibles, dans l’exercice du rôle parental. Ce constat laisse supposer qu’au-delà d’un certain seuil, le temps accordé au travail pourrait avoir une incidence négative sur le parentage (Turcotte, 2007; Pronovost, 2007; Lapierre-Adamcyk et al., 2001) par le fait, entre autres aspects, que le parent est moins disposé soit psychologiquement ou physiquement à interagir avec ses enfants. Ainsi le stress professionnel subi par la mère aurait un effet plus direct sur l’exercice du rôle parental que sur le climat familial, du moins à l’adolescence. Cette hypothèse apparaît plausible, surtout à la lumière de la théorie des systèmes chaotiques proposée par Bronfenbrenner et Evans (2000). Le chaos qui s’instaure à travers les stimulations abondantes et l’activité frénétique interfère avec les processus relationnels de l’environnement familial. Un contexte chaotique pourrait alors engendrer ce que les auteurs désignent comme un encombrement social et psychologique (Bronfenbrenner & Evans, 2000), qui est susceptible de nuire au maintien des relations positives et soutenantes entre les parents et leur adolescent (Evans et al.,1998).

Enfin, il est justifié de croire que le manque de disponibilité ou de précision de certaines données de l’ELNEJ en ce qui concerne la dimension du travail des parents constitue une explication additionnelle à l’apparente absence d’effets notables des conditions de travail des parents. D’une part, les conditions de travail n’ont pu être étudiées avec autant de précision qu’il aurait été souhaitable, par exemple, en ce qui a trait aux divers types d’horaire atypique (Pronovost, 2008). D’autre part, plusieurs données reflétant les enjeux actuels du travail (Vézina et al., 2011), notamment les risques psychosociaux, étaient indisponibles. À cet égard, des informations relatives à la surcharge de travail des parents, au stress associé à l’emploi et aux difficultés à concilier le travail et la famille auraient possiblement apporté un portrait plus précis des incidences du travail sur la vie en famille et sur les adolescents, d’autant plus que des modèles théoriques valides existent (ex.: Karasek, 1985). Notamment, Vézina et ses collègues (2011) ont privilégié le modèle de demande psychologique et de latitude décisionnelle développé par Karasek et Theorell (1990) ainsi que celui de Siegrist (1996) mettant en relief le déséquilibre entre l’effort ou l’investissement dans le travail et la reconnaissance, dans leur étude décrivant les nombreux enjeux liés aux conditions de travail pour les années à venir. La recherche future portant sur le thème de cette thèse aurait donc avantage à faire intervenir des variables telles que la demande psychologique, la latitude décisionnelle, l’accès à un horaire flexible, la charge de travail perçue, les conditions physiques de travail (environnement bruyant, fatigue) ou un contact constant

avec le public, afin de raffiner les connaissances et de faire ressortir des effets plus probants du travail des parents sur la dynamique familiale ou sur le bien-être psychologique ainsi que sur la réussite éducative des adolescents.

Travail des parents et bien-être psychologique de l’adolescent

Le fait que l’adolescence s’accompagne d’une autonomie grandissante et d’un sain détachement et que les relations interpersonnelles avec les pairs jouent un rôle dominant (Steinberg & Silk, 2002) pourrait expliquer, du moins en partie, l’absence d’effets directs du travail des parents sur le bien-être psychologique de l’adolescent. Il est d’ailleurs reconnu que les adolescents, depuis l’avènement des réseaux sociaux, passent de plus en plus de temps avec les « amis » par le biais de ce mode virtuel. Bien que l’hypothèse doive encore être testée (Darling, 2007), l’émergence du phénomène des réseaux sociaux ou l’univers technologique auquel les adolescents ont accès modifie les interrelations entre parents et adolescents et pourrait expliquer, par exemple, que l’absence prolongée des parents causée par de longues heures de travail ait moins d’effet sur l’adolescent. Cette hypothèse s’inscrit aussi dans l’idée que les amis et les pairs auraient une influence aussi importante sinon plus importante que celle des parents (ex.: Harris, 1998) sur le bien-être psychologique à l’adolescence. Ces diverses façons de compenser les contraintes occasionnées par le travail des parents sont cohérentes avec une des prémisses de la perspective du modèle écologique voulant que la personne, en l’occurrence l’adolescent, soit en mesure de façonner activement son environnement, en réagissant à leurs stimuli (Bronfenbrenner, 1999).

Il demeure que, même si d’entrée de jeu le travail des parents ne semble pas avoir d’effets directs sur le bien-être ou la réussite éducative de son adolescent, cela ne signifie pas une absence totale d’effets. Le travail peut éventuellement avoir des répercussions négatives sur l’adolescent à travers son incidence sur le bien-être des parents et sur les conditions familiales. Ainsi, l’absence physique des parents ou leur manque de disponibilité, dû à l’encombrement social ou psychologique (Bronfenbrenner & Evans, 2000) ou du fait d’un surinvestissement dans le travail (Rhéaume, 2006, 2008), contribue au fléau grandissant de la solitude à l’adolescence. Il est intéressant de noter que ce sentiment de solitude, rapporté par certains adolescents, serait surtout observé dans les milieux socio-économiques plus favorisés (Duclos et al., 2002). Ce constat s’avère un point très intéressant à investiguer et soulève de nouveaux questionnements en lien avec l’idée qu’un processus proximal déficient a plus de répercussions que le milieu socio-économique dans lequel vit l’adolescent (Bronfenbrenner & Ceci, 1993).

En définitive, l’effet indirect du travail des parents sur le bien-être psychologique ou la réussite éducative à l’adolescence est clairement démontré par le modèle structurel de cette thèse. Ce lien indirect, mais significatif, apparaît somme toute logique puisque le travail des parents correspond à un environnement moins proximal pour l’adolescent (Bronfenbrenner, 2000, 2005) que la famille ou les amis. Il est donc important de garder en tête l’idée d’une chaîne d’associations et d’effets en séquence, ce qui réaffirme la pertinence d’obtenir, par des études approfondies, un portrait plus complet et plus raffiné de l’incidence possible du travail des parents sur leurs adolescents.

Parentage, qualité relationnelle, bien-être psychologique et