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La géographie à l’école primaire avant Jules Ferry Un long XIXe siècle

3. La géographie édifiante

3.3. Géographies chrétiennes et géographies libérales en 1882

Ces dimensions idéologiques perdurent et se retrouvent quelques années plus tard dans le

Cours supérieur de géographie pour l’enseignement primaire à l’usage des écoles chrétiennes.199 Les religions y sont étroitement associées à des races et non plus à des peuples comme chez le frère P. B. :

76. Espèce et races. — Les hommes, tous issus d’Adam, ne constituent ensemble qu’une seule

espèce humaine.

Cependant200 ils peuvent se partager en trois types ou races principales : la blanche, la jaune et la noire, et deux races intermédiaires, dérivant des deux premières : la brune et la rouge.

(frère I. C.) Curieuse fonction que celle de ce « Cependant » entre ces 2 phrases affirmatives, il permet à la seconde assertion de quasiment contredire l’énoncé de la phrase précédente :

77. Géographie ethnographique. La RACE BLANCHE habite […]

78. Religion. Les peuples de race blanche connaissent généralement le vrai Dieu.

Le CHRISTIANISME domine en Europe et en Amérique ; — le MAHOMÉTANISME, dans l’Asie occidentale et l’Afrique septentrionale. — Le JUDAÏSME est professé seulement par les Juifs dispersés sur le globe.

Les autres races sont généralement païennes. — Le BOUDDHISME domine parmi les jaunes (les Chinois) ; — le BRAHMANISME, parmi les bruns (les Hindous) ; — et le FÉTICHISME, parmi les Nègres en Afrique.

(frère I. C.)201

En effet, dans l’enseignement de la géographie par les frères des écoles chrétiennes, naturellement, au sens strict de ce terme, c’est-à-dire littéralement par leur nature, les personnes « appartiennent » à une religion en fonction de leur race ou de leur nation. Ainsi pour décrire les Français, le titre du paragraphe 67 « Religion » est employé au singulier, à la différence des paragraphes précédents « 65. Familles ethnographiques », « 66. Langues » qui sont titrés au pluriel :

67. Religion. Les Français appartiennent à la religion catholique. Cependant202 il y a environ 600 000 calvinistes répandus surtout dans le Languedoc et la Charente, et 50 000 israélites.

(frère I. C.)203

Quand, par exception, ils professent une autre religion que celle de leur « nature », ce fait est introduit par un « cependant ». L’adverbe permet d’articuler de la même façon ce qui peut être une exception à la règle, une opposition ou une contradiction du discours. Le titre de paragraphe « Religion », ici au singulier, est d’ailleurs employé au pluriel dans les parties du monde où le catholicisme ne domine pas : en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie et en Europe204 .

Sur le plan politique, en cette année 1882, où sont promulguées les lois scolaires de la IIIe République, le livre de géographie des frères des écoles chrétiennes incline toujours un peu plus du côté de la monarchie que de la république :

199 Nouvelle édition augmentée, 1882.

200 Nous soulignons.

201 Op. cit., 1er partie : La Terre. Chapitre IV : Géographie politique du globe ; Section 1 : Ethnographie, p.23-24.

202 Nous soulignons.

203 Ibidem 2e partie : La France. Chapitre III : Géographie politique, Section 1 : Du peuple français, p.220.

Le gouvernement est l’autorité souveraine qui régit un Etat. On distingue la monarchie et la république.

Le gouvernement est une monarchie, lorsqu’il a pour chef un souverain, ordinairement héréditaire, appelé empereur, roi, prince, duc, etc.

Le gouvernement est une république, lorsqu’il n’a qu’un chef temporaire et électif appelé président.

(frère I. C.)205

On peut y lire que la monarchie « a un chef », qu’elle bénéficie d’un chef, alors que la république « n’a qu’un chef temporaire » et cette forme de gouvernement doit se contenter d’un chef temporaire.

À l’inverse des frères des écoles chrétiennes, des auteurs comme Achille Meissas206 et Auguste Michelot, nés sous la Révolution et pourvus de prénoms inspirés par l’Antiquité, peuvent être situés dans un courant politique plus « républicain », moins monarchiste et clérical, si l’on en croît l’article du Dictionnaire de Ferdinand Buisson :

Achille Meissas, né à Gap le 4 mai 1799, mort le 14 mai 1874, fit de très brillantes études au lycée de Grenoble. Il se destinait à la carrière militaire ; mais ayant renoncé à ses projets après la chute de l’Empire, il vint retrouver à Paris, en 1816, son frère aîné Alexandre André, élève de l’Ecole polytechnique, qui venait d’être licencié avec sa promotion ; […]

Achille Meissas n’a jamais appartenu à l’instruction publique ; mais dès la fondation de l’Association polytechnique, au lendemain de la révolution de 1830, il fit avec son frère, des cours spécialement destinés aux ouvriers. Pendant de longues années, il a été membre de la Société de géographie, et il a même fait partie de la commission centrale de cette Société.

(F. Buisson.)207

Cette différence d’opinion, dans le domaine politique et religieux, se manifeste dans le texte de leurs géographies quand il s’agit de présenter la forme du gouvernement de la France ou la place de la religion catholique dans ce pays. Leur formulation diffère fortement de celles que nous venons de relever dans le manuel des frères des écoles chrétiennes.

109. […] La France est actuellement gouvernée par une Assemblée nationale et un chef du pouvoir exécutif. La religion catholique est celle de la majorité des français.

(Meissas et Michelot.)208

Leur position par rapport au régime politique du pays et par rapport à l’adhésion religieuse des Français se traduit par des énoncés objectivant les faits, contrastant avec les tournures utilisées par les frères des écoles chrétiennes dans leurs livres de géographies.

205 Ibidem. 1er partie : La Terre. Chapitre IV : Géographie politique du globe ; section 2 : paragraphe n°80, p.25.

206 Son frère aîné est prénommé Alexandre et son frère cadet né en 1806 : Napoléon.

207 BUISSON, F., 1884, article « Meissas » (non signé), Dictionnaire de pédagogique, Première partie, p.1886-1887.

208 Nouvelle géographie méthodique, édition de 1871, Deuxième partie : Section 1. Europe, Contrées du milieu : France ; p.58.

Quant aux peuples du monde, ils échappent aussi, dans la géographie de Meissas et Michelot aux caricatures que l’on pouvait lire sous la plume du frère P. B. Ainsi, les malheureux Tatars, dernier peuple de la Terre aux yeux de ce dernier, bénéficient d’une description beaucoup moins défavorable. Là où le frère P. B. ne voyait que brigands et voleurs, Meissas et Michelot dressent un tableau plus précis, plus informé et avec moins de jugements de valeur, même s’ils les qualifient de belliqueux, ce qui est probablement justifié209.

246. Notions historiques

Cette contrée portait, chez les anciens, le nom de Scythie en deçà de l’Imaüs ; elle était habitée par les Massagètes, les Saces, les Sodgiens et quelques peuples moins célèbres. C’est de là que sont sortis les Turcs, les Huns, et le célèbre Timour ou Tamerlan, qui régnait à Samarkand, à la fin du XIVe siècle.

Les principaux peuples qui habitent aujourd’hui le Turkestan sont les Ouzbecks, qui occupent surtout la Grande-Boukharie, et qui sont les plus puissants de tous ; ensuite les Boukhares, les Turcomans, les Kirghiz et les Karakalpaks ; on y trouve aussi des Juifs. Le souverain de Boukhara prend le titre d’Émir-el-Mouménin (prince des croyants), et gouverne avec un pouvoir absolu ; les autres princes sont appelés Khans.

Les Kirghiz sont des peuples belliqueux et généralement nomades ; ils sont divisés en trois hordes, la grande est appelée horde d’or. Ils ont été subjugués par les Russes, qui étendent tous les jours leurs conquêtes sur le Turkestan.

Les habitants du Turkestan sont généralement mahométans. 247.

Description générale.

D’immenses steppes arides, coupées de lacs salés et de montagnes arides, couvrent plus de la moitié du Turkestan ; elles sont presque toutes occupées par les Kirghiz. […]

(Meissas et Michelot.) Si l’on a souvent souligné les faibles différences séparant les livres scolaires publiés par les éditeurs « républicains » (Hachette, Colin) et les livres des éditions catholiques (Mame), si l’on sait que dans la première édition du Tour de France210 les enfants rendaient grâce à Dieu à de multiples occasions, il serait incroyable que les désaccords idéologiques entre intellectuels du XIXe siècle ne transparaissent pas dans une littérature scolaire à forte finalité éducative comme la géographie. La géographie de Meissas et Michelot est aussi marquée, naturellement, par des partis pris idéologiques. Elle participe à l’exaltation patriotique, elle a confiance dans le progrès technique et présente le rôle positif du développement du commerce et de la colonisation. Ces éclairages marquent durablement la géographie scolaire, ils en constituent même un de ses contenus éducatifs.

Il n’est pas non plus surprenant que leurs « Descriptions générales » des diverses contrées s’approchent des modes descriptifs des géographies de la fin du XIXe siècle, leurs contemporains. C’est pourquoi il est difficile de reprendre ces propos de Numa Broc « Meissas et Michelot est devenu synonyme de manuel suranné et ridicule »211, sans les nuancer pour le moins.

209 ibidem, Deuxième partie : Section II Asie ; Tatarie Indépendante ou Turkestan, p.199-200.

210 BRUNO, G., (Mme A. Fouillée, dite), 1877, Le tour de France par deux enfants. Paris : Belin, 1ère édition, réédition : 1980, 322p.

Pour paraphraser le titre d’un ouvrage désormais célèbre d’Yves Lacoste : La géographie à

l’école, ça a servi d’abord à faire de la morale, avant de préparer à la guerre ou au commerce. De ce point de vue, les géographies de Meissas et Michelot marquent une

transition vers une géographie scolaire associant des finalités pratiques, économiques aux finalités morales.

4. Vers l’enseignement obligatoire de la géographie à l’école primaire

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