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Levasseur, le négociant anglais et l’officier allemand.

Émile Levasseur240 joue un rôle clé dans la nouvelle impulsion donnée à l’enseignement de la géographie à partir de 1867, en tant que savant économiste et statisticien reconnu, conseiller des ministres pour la rédaction de programmes scolaires et auteur de matériel scolaire. Levasseur veut passionnément le développement de l’enseignement de la géographie et des langues vivantes241, d’une géographie aidant à la compréhension de la société, contribuant au développement des échanges économiques. En 1865, il conseille Victor Duruy qui installe la géographie dans l’enseignement spécial au nom de la concurrence avec les négociants anglais242.

« Là, comme on songeait surtout à donner des connaissances d’une utilité pratique, on a fait une part plus large aux langues vivantes et à la géographie. Le principe est bon ; il ne s’agit que d’en régler l’application, et de faire rendre, à l’aide de bonnes méthodes et de bons maîtres, à ce double enseignement des fruits meilleurs que ceux qu’il a portés jusqu’ici. […]

Connaître le monde est devenu une nécessité aussi bien que connaître la langue des grands peuples du monde civilisé. Pour avoir le courage d’apprendre, il suffit de réfléchir à l’état d’infériorité où notre ignorance nous place.

Nous voulons que notre commerce se développe. Songeons-nous à l’obstacle que l’ignorance des langues étrangères et des pays étrangers, de leurs mœurs, de leurs ressources, de leurs besoins y apportent ? C’est à un commissionnaire français que la légende attribue l’envoi d’une pacotille de patins au Brésil ; on n’aurait jamais eu l’idée de l’attribuer à un Anglais.

Nous voulons que notre pays ne soit pas la proie de l’étranger. Nous avons compris maintenant l’avantage que donnent en guerre la connaissance des langues étrangères et celle de la géographie.

(É. Levasseur.)243

240

Pierre Émile Levasseur, dit Émile Levasseur. Économiste, libéral, historien et géographe, il est né à Paris en 1828 et mort en 1911. Thèse de doctorat : Recherches historiques sur le système de Law (1854), Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules César jusqu’à la Révolution, (1859). Membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1868). Professeur à la chaire d’histoire, géographie et statistiques économiques au collège de France (1868), et d’économie politique au Conservatoire des arts et métiers (1876) ; l’un des fondateurs de la Société de géographie commerciale, donne des cours de géographie anthropologique à l’Ecole d’anthropologie de Paris. Professeur au collège de France. Il appartient au groupe des réformateurs libéraux sous le Second empire. Chargé avec L.-A. Himly de la grande enquête sur les conditions de l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les collèges et lycées. Auteur des programmes pour le secondaire de 1863. Il conçoit l’enseignement de la géographie dans le secondaire comme un préalable à l’enseignement de l’économie. Levasseur ne participe pas à la constitution et au développement de la géographie universitaire française. Nommé en 1903, administrateur du collège de France en remplacement de Renan. “Questions ouvrières et industrielles sous la IIIe République” (1908). Collaborateur pour la partie économique de l’Encyclopédie du XXe siècle (1911).

Auteur de manuels scolaires (Petite géographie de la France et des colonies à l’usage des écoles primaires, 1868, Delagrave, 48 pages…). Il publie aussi à la fin des années 1880 une trentaine de “Petites géographies départementales”.

Voir sa présentation dans : NARDY, J.P., 1968, « Levasseur géographe », Cahiers de Géographie de Besançon, Paris : Les Belles Lettres ; RHEIN, C., 1984, biographie de E. Levasseur, Deux siècles de géographie française,

PINCHEMEL P., ROBIC M.-C., TISSIER J.-L. (dir.), Paris, C.T.H.S., p. 69-71. ; CLAVAL, P., 1998, Histoire de la Géographie française de 1870 à nos jours, Nathan, coll université, 1998, 544p.

241 LEVASSEUR, É., 1872, L’étude et l’enseignement de la géographie. Delagrave, p.4,8.

242 DURUY, V., Méthodes d’enseignement dans les années de l’enseignement secondaire spécial, 4 avril 1866, B.A.I.P., t.5, n°104, p.590-648.

Ainsi s’exprime Levasseur devant l’Académie des Sciences morales et politiques durant le siège de Paris par les Allemands, moment où il continue à penser au moins autant à la concurrence commerciale qu’aux affrontements militaires. D’ailleurs, le développement de son enseignement a commencé en France avant la guerre franco-allemande, l’Exposition universelle de Paris en 1867 a déjà été l’occasion de conférences pédagogiques à destination des instituteurs244 et ce n’est pas un phénomène limité à la France. De telles conférences se tiennent parallèlement aux expositions de Londres 1863, Vienne 1873, Philadelphie 1876. Levasseur visite ces expositions et en fait les comptes-rendus : « La géographie occupait à

l’Exposition une place considérable ; elle couvrait à elle seule près de la moitié des surfaces consacrées à l’instruction. »245

L’engouement pour l’enseignement de la géographie est partagé par les savants géographes, économistes ou statisticiens. Des concours pédagogiques ont lieu à l’occasion des congrès géographiques. Émile Levasseur obtient la médaille hors-concours pour son matériel pour l’enseignement de la géographie ou plus précisément « des sciences géographiques, cosmographiques et commerciales » à Anvers en août 1871246. Cortambert est lui récompensé pour sa Petite géographie illustrée de la France qui comprend des gravures en vignette. L’extension de l’enseignement de la géographie est donc un phénomène général en Europe de l’ouest et du centre ainsi qu’en Amérique du nord, ce que montre comme nous le verrons plus loin la présentation des programmes scolaires des écoles et des écoles normales primaires de plusieurs pays dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson, à la suite de l’article Géographie de Pierre Foncin.

Certes, pour Levasseur l’enseignement primaire n’est pas la priorité. Dans le Rapport général

sur l’enseignement de la géographie qu’il adresse au Ministre en 1871, il n’y consacre que 8

pages, après les 27 pages présentant l’enseignement secondaire et les 3 pages sur l’enseignement supérieur247. « Pressés par le temps » les auteurs se sont principalement préoccupés des lycées et des collèges ; du côté de l’enseignement primaire, ils se sont plus intéressés aux écoles normales qu’aux classes élémentaires248.

Les fondements scolaires de la géographie

Ainsi, à partir de 1867 en France, une forte demande d’enseignement de la géographie se cristallise. La principale caractéristique qui distingue ce moment des décennies précédentes où l’enseignement de la géographie avait commencé à s’installer dans l’enseignement primaire, c’est qu’à côté de la finalité moralisatrice de l’enseignement de la géographie se manifeste fortement une fonction pragmatique de cet enseignement : former des hommes habiles au commerce et aux échanges.

244 Conférences pédagogiques faites à la Sorbonne aux instituteurs primaires venus pour l’exposition de 1867. Hachette, 1868, Vol. 1 : Législation ; vol. : Organisation pédagogique des écoles. 328p. ; 283 p.

245 LEVASSEUR, É., 1874, La géographie à l’exposition universelle de Vienne, Bulletin de la société de géographie.

246 Ce congrès initialement prévu pour 1869 avait du être repoussé.

247 HIMLY, E., LEVASSEUR, É., 1871, Rapport général sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie adressé à M. le Ministre de l’instruction publique et des cultes par MM. É. Levasseur, membre de l’Institut et A. Himly, professeur à la faculté des lettres de Paris. Paris : imprimerie Paul Dupont. 47p.

Tableau 1. Les programmes de géographie des classes élémentaires de l’enseignement primaire et secondaire (1852-1874). Date Cours élémentaire du primaire Classe préparatoire des lycées Cours moyen du primaire Classes de 8ème et 7ème des lycées 15 mars 1850 Falloux « Éléments de géographie » (programmes départementaux) 30 août 1852 Fortoul

8ème : Explication des termes, Divisions principales du globe et de l’Europe 7ème : Géographie de la France : limites. Montagnes. Fleuves. Anciennes provinces. Départements avec chefs-lieux. 20 août 1857 Rouland

Que l’on complète ces

données fondamentales par des notions très simples de géographie, en prenant pour point de départ le village, le canton, l’arrondissement, le département, en donnant des explications sommaires, mais précises, sur les faits historiques, administratifs, industriels, agricoles, qui se rattachent aux lieux indiqués sur la carte… 10avril 1867 Victor Duruy Les éléments de l’histoire et de la géographie de la France sont ajoutés aux matières obligatoires de l’école primaire. 23 juillet 1874 De Cumont Notions élémentaires de géographie générale.[…] Notions sur la géographie physique de la France, en insistant sur la géographie physique de la commune et du département. Géographie sommaire de la Terre Sainte. Programmes départementaux 8ème : Géographie élémentaire des cinq parties du monde. 7ème : Géographie élémentaire de la France

La géographie dans son ensemble bénéficie d’un nouvel élan lié au développement de son pôle scolaire. Cet enseignement a ses propres légitimités et la production de savoirs et d’outils pour l’enseignement est une des missions que s’assignent les nouveaux géographes universitaires au fur et à mesure qu’ils s’affirment comme corporation249. Dans cet ensemble, les cartes et l’apprentissage de leur usage est ce qui apparaît le plus novateur aux yeux des contemporains.

Les cartes ne sont pas, à beaucoup près, toute la science géographique ; mais elle en sont une partie considérable. Elles expriment la physionomie des contrées ; elles résument et elles classent à leur place les connaissances susceptibles d’être localisées, et elles le font par des procédés qui varient suivant la nature des objets à figurer et la grandeur de la représentation ; mais quels que soient

l’objet et l’échelle, l’impression qu’on reçoit de l’image est d’autant plus propre à instruire que l’artiste a su habilement choisir et tracer les traits caractéristiques. Pour bien voir et bien se figurer une contrée quelconque, l’écolier, comme le savant, le militaire et le marin, ont également besoin d’une carte : sans bonnes cartes, il ne saurait y avoir de bon enseignement géographique.

(É. Levasseur.)250

Les programmes de géographie ont d’abord été rédigés pour les élèves de 9 à 11 ans des classes de 8ème et 7ème des lycées (1852), ils ont été complétés à partir de 1874 pour les plus jeunes enfants des classes préparatoires (1874). Depuis 1833 (Guizot) et surtout depuis 1867 des éléments de géographie doivent être enseignés à l’école primaire. Cependant jusqu’en 1882 il n’y a pas de programmes nationaux pour l’école primaire, seulement des programmes départementaux (tableau 1).

L’institutionnalisation de la géographie à l’école primaire est un processus qui connaît une accélération au cours du dernier tiers du XIXe siècle. Les finalités moralisatrices et idéologiques de l’enseignement de la géographie, ses finalités « classiques », au sens de finalités communes avec les humanités perdurent. Enseigner de la géographie a toujours été enseigner des identités territoriales et des valeurs morales. Mais l’événement de 1867, son passage au rang de matière obligatoire dans l’enseignement primaire se déroule dans un contexte où l’accent est mis sur les finalités pratiques et économiques de l’enseignement de la géographie ; ce qui est aussi porteur de valeurs.

Le fait que la carte, et son apprentissage en tant qu’outil, apparaissent alors comme des innovations, accentue le caractère nouveau et moderne de cette discipline, trait commun à l’enseignement spécial et à l’enseignement primaire.

Tout ceci donne un caractère moteur au développement de la géographie scolaire par rapport à la constitution de la discipline universitaire. À côté du pôle de la géographie appliquée incarné en grande partie par les sociétés de géographie mais qui elles se développent plutôt après 1870, le développement du pôle de la géographie scolaire est l’élément décisif pour la constitution d’un pôle des savoirs géographiques à l’Université.

2.2. Tableau 2. Repères chronologiques 1788-1871

Année Evénement

1788 Abbé Gaultier, Les leçons de géographie par le moyen du jeu

1827 Achille Meissas et Auguste Michelot, Nouvelle Géographie méthodique 1833 Loi du 28 juin 1833, dite loi Guizot

1834 Statut sur les écoles primaires élémentaires 1850 Loi du 15 mars 1850, dite loi Falloux

1857 Circulaire du 20 août 1857, dite circulaire Rouland

1867 Loi du 10 avril 1867 relative à l’enseignement primaire (Victor Duruy)

1868 Instruction générale adressée par l’Inspecteur d’académie à MM. Les inspecteurs de l’enseignement primaire, sur la mise en exécution du règlement d’organisation pédagogique (Octave. Gréard)

1871 Émile Levasseur, A. Himly, Rapport Général sur l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie

250 LEVASSEUR, É., 1874, La géographie à l’exposition universelle de Vienne, Bulletin de la société de géographie. p.4.

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