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Inventaire boutiquier et découverte de la nature. Des Géographies dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson

3. La géographie et les champs notionnels et disciplinaires du Dictionnaire

Cette différence de sensibilité entre Schrader et Foncin peut aussi se mesurer dans leurs rapports avec les disciplines connexes et en particulier avec les sciences de la nature. Dans son ensemble, le

Dictionnaire confère une place d’importance aux sciences de la vie et de la terre. Cet intérêt pour

les sciences de la nature est manifeste dans les entrées pédagogiques d’articles comme Leçons de

choses, Projections lumineuses et Promenade qui font surtout référence aux sciences naturelles et

fort peu à la géographie. Le paysage, avec ses composantes naturelles, n’est pas encore devenu un objet d’étude caractéristique de la géographie. Pour leur part, les articles du champ de la géographie sont plus ou moins polarisés par les sciences de la nature et de la terre. Ceci peut se mesurer dans les articles du Dictionnaire.

Pour chaque auteur important du corpus de géographie, nous avons tout d’abord sélectionné, l’article le plus général dans le domaine de la géographie ou dans un domaine proche : Cartes pour Buisson ; Commerce pour Levasseur ; Géographie DP1 pour Schrader, Géographie DP2 pour Foncin ; Mappemonde pour Meissas. Ces articles sont de longueur inégale, mais relativement comparable, entre 3 000 et 10 000 mots. Nous avons ensuite retenu comme indicateurs des centres d’intérêts des différents auteurs une liste de lexèmes fortement connotés et présents dans ces articles : économie, économique ; État ; homme, humain ; nation, national, international ; nature, naturel ; peuple ; politique ; science, scientifique ; végétation ; terre et terrestre ; vie. Ensuite nous avons compté leur présence dans les articles choisis (tableau n°2).

Tableau n°2 : Les centres d’intérêts des articles de géographie du Dictionnaire de Ferdinand

Buisson.

Présence et fréquence de mots caractéristiques dans les articles. Article

mots Géographie P. Foncin Géographie F. Schrader Mappemonde G. Meissas E. Levasseur Commerce F. Buisson Cartes total

Terre(stre) 19 49 15 12 1 96 (inter)nation(al) 2 1 2 37 0 42 Homme/humain 6 21 1 13 0 41 Nature(lle) 6 10 3 11 6 36 Science 20 10 0 0 0 30 Peuple 8 10 0 3 2 23 Politique 5 4 0 8 5 22 État 3 0 0 12 0 15 Economi(que) 1 3 0 9 2 15 Végétation 0 4 2 0 0 6 Vie 1 0 0 1 0 2

Total des mots de l’article

3945 9789 3164 9616 4145 Les noms terre, nation, homme et nature, avec leurs adjectifs correspondants, sont les plus fréquents. Terre est le plus occurrent, il caractérise les articles de Foncin et Schrader, auteurs qui définissent le plus l’objet de la géographie. Il n’est guère surprenant que le lexème terre soit aussi très fréquent dans l’article de Gaston Meissas, compte tenu du sujet : la Mappemonde.

Curieusement l’article Cartes de Ferdinand Buisson se situe sur un autre champ lexical où reviennent plutôt les mots nature et politique. Ceci nous rappelle les deux types de cartes que Buisson privilégie pour l’école primaire : les cartes du relief et les cartes administratives.

Le vocabulaire de l’article Commerce d’Émile Levasseur ne donne pas le premier rang au mot économie, mais à d’autres lexèmes qui renvoient plus à la géographie politique : nation, homme,

radical “ nation ” (national, international…) qui fait l’originalité de l’approche de Levasseur, ardant défenseur des bienfaits du libre-échange entre les États, condition à ses yeux de l’amélioration des bases matérielles de nations.

La forte présence conjointe de science et de terre est peu surprenante dans l’article de Pierre Foncin qui définit l’objet de la géographie. L’article Géographie de Franz Schrader utilise moins fréquemment le mot science. Il utilise, contrairement à Foncin plus souvent le vocabulaire renvoyant aux hommes qu’à la science. Le mot État est absent du vocabulaire qu’il emploie dans son article Géographie (tableau 3). Pourtant, dans l’ensemble, si Schrader insiste plus sur les rapports entre les êtres vivants et la surface de la terre, le vocabulaire qu’il utilise ne le distingue pas fortement de Foncin. Ceci recoupe en effet ses préoccupations dans le domaine des cartes, pour lesquelles il s’attache avant tout aux questions de figuration de la sphère et du relief plus qu’à la cartographie des phénomènes humains352.

Tableau n°3

Les centres d’intérêts des articles Géographie de Foncin et Schrader.

Présence et fréquence de mots caractéristiques dans les articles Géographie du Dictionnaire de F. Buisson.

Article

mots Géographie P. Foncin Mots Article Géographie F. Schrader

Science 20 Terre(stre) 49 Terre(stre) 19 Homme/humain 21 Peuple 8 Science 10 Homme/humain 6 Peuple 10 Nature(lle) 6 Nature(lle) 10 Politique 5 Politique 4 État 3 Végétation 4 (inter)nation(al) 2 Economi(que) 3 Economi(que) 1 (inter)nation(al) 1 Vie 1 État 0 Végétation 0 Vie 0

Total des mots de

l’article 3945 Total des mots de l’article 9789

Néanmoins, cette petite différence de vocabulaire entre les articles Géographie de Foncin et Schrader se retrouve dans celle des réseaux conceptuels affichés à travers les renvois entre articles. Dans son ensemble, la définition de l'étude de la géographie proposée par Foncin renvoie plus aux sciences de la matière qu’aux sciences de la vie. L’article de Foncin affiche des renvois vers la mesure de la terre (Arpentage), la climatologie (Météorologie), l'astronomie (Cosmographie) et la géologie. À l’inverse, il fait peu de référence aux sciences du vivant.

Quant au mot Milieu, il ne fait pas encore partie du champ conceptuel de la géographie. L’article

352

“ La cartographie est l’art de tracer des cartes, c’est-à-dire de reporter sur une surface plane, à l’aide de traits convenablement disposés, l’image réduite d’une autre surface, appartenant, soit à la terre, soit à quelque astre voisin, comme la lune, soit encore à la sphère apparente du ciel étoilé.

Il va sans dire que l’objet principal de la cartographie est de faire connaître aux hommes la conformation extérieure de la planète qu’ils habitent. Les cartes de la lune ou de la voûte céleste sont d’un usage infiniment plus restreint ; du reste les cartes lunaires sont plutôt des dessins très exacts, et sur les cartes célestes tout le figuré se borne à des points de grosseurs différentes, placés de façon à représenter les astres. Il n’y a donc pas lieu de nous arrêter à ces deux sortes de cartes, et c’est de la cartographie terrestre que nous nous occuperons exclusivement. Ce que nous dirons de celle-ci contiendra tout ce que nous aurions à dire des autres. […] ”

Milieu (Docteur Safray, DP1) est une approche strictement médicale de la question, sans carte. L’on

note bien aussi l’absence de l’entrée “Paysage” dans le Dictionnaire. Le paysage n’est pas encore formulé comme un objet d’étude géographique, cette absence est particulièrement remarquable sous la plume de Schrader, peintre aquarelliste des Pyrénées.

Plus que le vocabulaire, le système de renvois met en évidence la situation univoque des liens de la géographie avec les sciences de la nature : Géographie renvoie à Géologie, à Constitution du Globe ou a Cosmographie sans que ces articles ne flèchent de retour vers Géographie (graphe 2). Ni le mathématicien Guillemin ni le géologue Raulin ne se soucient dans leurs articles de situer leur discipline par rapport à la géographie. Seuls Météorologie de Marié Davy et Arpentage de Henri Sonnet proposent des renvois vers Géographie, et ici la conception de Foncin d’une géographie qui classe des informations produites par d’autres sciences est validée.

Du côté de l’étude des hommes et des sociétés, les renvois vers la géographie sont aussi rares. Seul, le petit article Ethnographie, ethnologie flèche vers Géographie. Les termes “Ethnographie” et “ethnologie” sont d’ailleurs utilisés comme titre d’une rubrique des monographies géographiques rédigées par Gaston Meissas pour la Deuxième partie du Dictionnaire. À l’inverse, le long article

Races humaines de l’anthropologue Edmond Perrier353 est rattaché à “ l’Histoire générale ” et non à la géographie comme on aurait pu s’y attendre.

Du côté des sciences exactes, les renvois sont ainsi généralement à sens unique ; ils mettent la géographie en situation de dépendance par rapport à ces savoirs, tendant ainsi à réduire la géographie à une pratique : l’inventaire et à un outil privilégié : la carte. Ces références aux sciences de la terre sont aussi cohérentes avec l’accent mis dans le cadre des activités cartographiques sur les faits naturels, en particulier sur le relief et l’hydrographie.

Ainsi au total, les relations conceptuelles et le vocabulaire révèlent un éloignement de Foncin et de Schrader des savoirs des disciplines humaines et sociales, domaines dont Levasseur est à l’inverse plus proche. Mais, c’est Foncin et Schrader qui rédigent l’essentiel du corpus des articles proprement géographiques, qui donnent le la, qui écrivent la référence de la géographie à enseigner à l’école primaire. Dans ses articles Commerce et Monnaie Levasseur y tient strictement un rôle d’économiste. Il n’inspire guère l’article de Franz Schrader, même si son rôle est rappelé pour l’impulsion de la géographie après 1870. L’article Géographie de Foncin ne renvoie pas aux articles

Commerce et Monnaie de Levasseur.

Ainsi à la fin du XIXe siècle, la géographie de l’école primaire apparaît nouer des liens de dépendance importants avec les sciences de la Terre et de l’univers. Paradoxalement ces articles du

Dictionnaire font peu de référence aux sciences de la vie, relues comme un paradigme dominant au

XIXe siècle354. En fait, ce n’est qu’à partir des années 1890, peu après la rédaction des volumes du

Dictionnaire, que les géographes français se tournèrent vers un néo-lamarckisme mettant l’accent

sur l’inégale aptitude des êtres vivants à tirer parti des milieux environnants355. Par ailleurs les liaisons entre la géographie et le domaine des études de l’homme et des sociétés renvoient principalement à l’économie et à la géographie politique et ici on voit une part de l’héritage des économistes libéraux tels Levasseur.

353 PERRIER, E., 1883, article Races humaines, Supplément au DP2, p.2397-2405.

354 CLAVAL, P., 1995, Histoire de la Géographie, Que-sais-je, Paris, PUF, 128p.

355 BERDOULAY, V., 1981, La formation de l’école française de géographie, Paris : Bibliothèque Nationale, p.91-108.

ROBIC, M.-C. (dir.), 1992, Du milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance. Paris : Economica. 384p.

BERDOULAY, V., SOUBEYRAN, O., 1997, « Lamarck, Darwin et Vidal : aux fondements naturalistes de la géographie », Annales de géographie, vol. 100, n°561-562, p. 617-634.

Cette condensation relativement précoce d’un corpus de savoirs de référence et d’exercices canoniques (croquis cartographique de mémoire et liste d’inventaire) éclaire l’originalité de la géographie à l’école primaire par rapport à celle de l’enseignement secondaire dont l’institutionnalisation est plus lente, tiraillée entre un modèle classique hérité des humanités et le modèle de l’enseignement spécial proche, par ses finalités des cours supérieurs de l’enseignement primaire dont il partage souvent les livres scolaires. Cette géographie pour l’école primaire présente des aspects contradictoires.

En cette fin du XIXe siècle la géographie enseignée à l’école primaire apparaît à travers le

Dictionnaire de Ferdinand Buisson comme insérée dans un réseau de références scientifiques

dissymétriques et naturalistes, mais la logique de l’inventaire est souvent présente car la tension est grande entre deux modèles.

Le premier modèle est énoncé par Pierre Foncin : “ la géographie [est la] science qui a pour objet

de connaître les différentes parties de la superficie de la terre, d’en assigner les situations réciproques et d’en donner la description. ” Franz Schrader propose une autre définition de la

géographie comme “ étude de la surface terrestre, et des rapports de cette surface avec l’univers et

avec les êtres qu’elle porte. ” Cette conception est plus ouverte sur la nature et renvoie à des

finalités morales de l’éducation géographique. Ces finalités éducatives étaient déjà clairement énoncées par Levasseur mais lui mettait plus l’accent sur la maîtrise de la nature que sur l’harmonie avec la nature.

Dans la lutte continuelle que l’humanité livre depuis le commencement des siècles contre la misère, l’ignorance et l’immoralité, c’est-à-dire contre le mal, chaque peuple a pour auxiliaires ou pour ennemies les forces de la nature, selon qu’il a su les plier à ses desseins à force d’intelligence et de travail, ou que, par imprévoyance et paresse, il les a abandonnées à elles-mêmes : telle est la conclusion dernière à laquelle arrive la géographie.

Partie de l’observation des phénomènes purement physiques et matériels, elle s’élève ainsi jusqu’à des études d’ordre moral, et, parvenue à son terme, elle se confond presque avec la science économique qu’elle n’avait cessé de côtoyer lorsqu’elle étudiait les rapports de l’homme avec la nature.

(Émile Levasseur.)356

Ainsi c’est plus Pierre Foncin que Franz Schrader qui transmet le « leg Levasseur »357 en conférant. La géographie en actes dans le Dictionnaire, en particulier nous le verrons dans les nombreuses descriptions géographiques358 qu’il contient, confronte ces deux conceptions : d’un côté l’approche de Schrader, inspirée par Ritter et Reclus pour qui la Terre est un organisme vivant habité par les hommes et la géographie une matière éducative, de l’autre la conception de Foncin, pour qui la Terre est un monde de marchandises et la patrie un objet d’éducation géographique. Ceci étant écrit en forçant le trait.

Au-delà de ces divergences d’approche, les auteurs du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson ne rusent plus en proclamant que la géographie serait un cadre utile de repérage, préalable à l’étude de l’histoire. Ils assument pleinement, à l’instar d’Émile Levasseur acteur et porte-drapeau de cette promotion de la géographie, l’intérêt pour soi et en soi de l’enseignement de la géographie.

356 LEVASSEUR, É, 1872, L’étude et l’enseignement de la géographie. Delagrave, p.49.

357 Catherine Rhein, op. cit.

Chapitre 4.

Plans à tiroirs et tableaux spécifiques.

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