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Avant d’étudier plus loin les héritages et les évolutions de la géographie à l’école primaire au long du vingtième siècle, nous nous centrerons dans les chapitres de ce deuxième livre sur le

Dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand Buisson251. Nous l’interrogerons comme un

témoignage et un outil de l’institutionnalisation de la géographie à l’école. Le Dictionnaire une bible, c’est-à-dire un objet mythique qui sera longtemps invoqué par les pédagogues novateurs, un texte écrit à plusieurs mains avec des articles divergents et un objet historique dont nous nous proposons d’étudier les articles en rapport avec la géographie pour caractériser le « moment » Buisson.

Après le rapport Himly - Levasseur de 1871, après les programmes d’Octave Gréard (1868) qui ne s’appliquaient qu’à l’académie de Paris, ceux de la loi Jules Ferry sur l’enseignement obligatoire (1882) modèlent jusqu’en 1923 l’enseignement sur tout le territoire français. La législation scolaire de Jules Ferry organise de façon durable l’enseignement primaire. Jules Ferry nomme en janvier 1879 Ferdinand Buisson directeur de l’enseignement primaire. Il assure cette responsabilité pendant plus de dix-sept ans, c’est-à-dire pendant la période d’institutionnalisation de l’école de la IIIe République252.

À la fin du XIXe siècle, l’enseignement de la géographie concerne plus d’élèves dans la filière primaire que dans la filière de l’enseignement secondaire. Les salles d’asile, les écoles primaires de garçons et de filles, les écoles primaires supérieures, les écoles normales d’instituteurs et celles d’institutrices organisent une scolarisation de masse à côté de la filière d’élite qui conduit dans les lycées des classes de onzième jusqu’au baccalauréat253. L’enseignement primaire bénéficie aussi des Écoles Normales Primaires Supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses.

Ferdinand Buisson, républicain convaincu a été nommé inspecteur de l’enseignement primaire en 1872. Il organise la participation du Ministère de l’Instruction publique à l’Exposition universelle de Vienne. Au retour de celle-ci il promeut dans son rapport la méthode intuitive et signale la faiblesse de la statistique scolaire en France254. Il est nommé

251 Chapitres 2 à 5.

252 LOEFFEL, E., 1999, Ferdinand Buisson, apôtre de l’école laïque, collection « Portraits d’éducateurs », Hachette-éducation, 142p.

DUBOIS, P., 2002, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, Répertoire biographique des auteurs. Paris : INRP, Service d’histoire de l’éducation. 202p.

253 En 1880, il n'y a que 103 professeurs spéciaux dans l'enseignement secondaire (dont 17 enseignent aussi la philosophie). En 1900 le nombre des spécialistes d'histoire et de géographie dans le secondaire est de 480 (Isabelle Lefort, 1990) à comparer aux 94 000 instituteurs et adjoints comptabilisés en 1883-1884 et aux trois premiers tirages du Dictionnaire qui se situent au total et selon les volumes, entre 9 700 et 12 700 exemplaires. (Patrick Dubois, 1994).

secrétaire de la Commission de statistique créée au ministère et présidée par Émile Levasseur. En juillet il conduit la mission du gouvernement français pour l’exposition primaire à l’Exposition de Philadelphie255. Il rédige aussi le compte-rendu de la section pédagogique de l’Exposition universelle de Paris256. En 1878, il est nommé inspecteur général hors cadre et travaille en particulier à la création d’un musée pédagogique.

Le monument éditorial du système scolaire français de la fin du XIXe siècle.

« Cathédrale de l’école primaire », « miroir du monde », « bible d’une génération

d’instituteurs », « bible, sinon des instituteurs, du moins des inspecteurs et des directeurs d’école normale… », c’est ainsi que Patrick Dubois présente le Dictionnaire reprenant les

qualificatifs que Pierre Nora, Eugène Weber ou Françoise Mayeur ont attribué à l’ouvrage257. Pierre Nora estime qu’un quart des instituteurs laïques ont acquis la première édition258. Ainsi le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson a longtemps été l’ouvrage de référence pour l’enseignement primaire.

Les articles du Dictionnaire de Ferdinand Buisson sont, avec les publications du Manuel

général, les principaux vecteurs de la diffusion des injonctions et des prescriptions envers les

instituteurs. La géographie y tient une place conséquente. Le Dictionnaire de pédagogie dont l’élaboration s’étend sur une dizaine d’années, de 1876259 à 1887 porte des éclairages variés et nombreux sur la géographie. Le Nouveau Dictionnaire en 1911 apporte une vue plus unitaire de cet enseignement à l’école primaire, comme si s’amorçait une phase “ normale ” ou du moins plus normée de la discipline scolaire. Le premier « moment Buisson » à la fin du XIXe siècle juxtaposait une conception autoritaire de l’école et des propositions libertaires. L’édition de 1911, à l’inverse semble l’aboutissement d’un tri. Elle propose des orientations plus homogènes, se réfère toujours à la méthode intuitive et aux leçons de choses mais approche avec beaucoup plus de modestie les voyages et les caravanes scolaires.

Émile Levasseur voisine dans la liste des auteurs du Dictionnaire avec Pierre Foncin, Gaston Meissas, Félix Oger, Élisée Reclus. Dans le champ de la géographie, les références épistémologiques du Dictionnaire de Ferdinand Buisson sont antérieures à l’établissement de la géographie dans l’Université et en amont de la synthèse vidalienne. Néanmoins, l’étude des articles de géographie permet de distinguer au fil de l’écriture du Dictionnaire une évolution du mode discursif des monographies géographiques vers une géographie science de synthèse.

1873. Paris : Imprimerie nationale. 352p. « La géographie », p. 185-208 ; « la méthode intuitive », p. 109-122.

255 BUISSON, F., 1877, Cahiers d’écoliers américains recueillis à l’Exposition universelle de Philadelphie de 1876. Traduits par A. Legrand. (1ère édition). Hachette, 508p.

256 BUISSON, F., BAGNEUX, BERGER, BROUARD, E., DEFODON, C., 1879, Devoirs d’écoliers français recueillis à l’exposition universelle de Paris. Hachette, 421 p.

257 DUBOIS, P., 1994, Le Dictionnaire de l’instruction primaire de Ferdinand Buisson. Unité et disparités d’une pédagogie pour l’école primaire (1876-1911), thèse en Sciences de l’éducation, université Lyon II, 2 tomes.

258 NORA, P., 1984, « Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. Cathédrale de l’école primaire », Les Lieux de mémoire, I La République, Paris, Gallimard, p. 353-377.

259 Contrat signé avec Louis Hachette le 6 juillet 1876 ; 1er fascicule livré le 31 août 1878 ; mise en vente du tome 1er de la 2ème partie le 13 mars 1880. Le Dictionnaire est terminé par la publication du supplément de la 1ère

partie en 1887. (Dubois, 1994, p.51-52). L’ensemble est composé de 5600 pages à deux colonnes en petits caractères. On compte 2600 articles rédigés avec 359 collaborateurs. Les volumes de la première partie (notée DP1 par nous) traitent de pédagogie, la deuxième partie est dite « encyclopédique » (notée DP2).

En 1911 le Nouveau Dictionnaire (noté NDP par nous) associe 92 nouveaux auteurs pour une publication réduite à 1306 articles.

Le Dictionnaire apparaît aussi écartelé entre les leçons de choses et les exercices de mémorisation, les savoirs évalués relèvent principalement d’exercices de nomination et d’inventaire. Dans l’ensemble de la géographie scolaire, l’exercice cartographique apparaît comme celui où pourraient se réconcilier plus facilement la méthode intuitive et la liste des savoirs factuels attendus.

La comparaison du Dictionnaire de 1878 et du Nouveau Dictionnaire de 1911, suggère que la sensibilité de Schrader (position sur les cartes et description de la nature) l’aurait emporté sur celle de Foncin, plus porté comme Meissas sur les listes d’inventaire des ressources et des productions.

Ceci paraît encore plus manifeste dans le domaine de la cartographie où, dès 1878, Schrader donnait sa cohérence à l’ensemble des articles de géographie du Dictionnaire. Cette conception peut sembler en phase avec la primauté conférée en pédagogie à la méthode intuitive. Certes, cette cohérence du Dictionnaire n’est pas totale, mais elle contribue à faire évoluer l’image de la géographie pour les contemporains non-spécialistes : à la mémorisation et à la carte administrative viennent s’ajouter, dans les dernières décennies du XIXe siècle, la carte topographique et la méthode intuitive. En empruntant le concept de paradigme pédagogique à Annie Bruter260, on définira le « moment Buisson » comme celui de la cristallisation d’un nouveau paradigme pédagogique pour l’enseignement de la géographie. Cette géographie associant de façon contradictoire, mais non perçue en tant que contradiction, inventaire du monde et référence à la méthode intuitive, s’institutionnalise à l’école primaire avant l’établissement de la géographie universitaire française. Elle n’est pas coupée, loin s’en faut, des géographes contemporains et de leurs savoirs savants ni des curiosités ou des intérêts pratiques de la société du XIXe siècle. Mais peut-on déjà parler de discipline scolaire ? Ferdinand Buisson n’écarte pas totalement l’idée de discipline-matière qui désigne “ le fait

d’apprendre ” aussi bien que “ la manière d’apprendre ”, mais il ne privilégie pas ce sens du

mot “ discipline ” ; “ acception large et un peu vague ” à ses yeux261.

Au terme de notre étude, nous pourrons réinterroger ces conceptions de la “ forme scolaire

des savoirs ” et la délimitation d’une discipline géographie. Mais tout d’abord nous allons

examiner la situation à la fin du XIXe siècle. Nous partirons tout simplement du fait que la géographie est inscrite, en tant que telle, dans les programmes scolaires et qu’elle s’organise dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson à partir des deux articles princeps intitulés “ Géographie ”.

260 BRUTER, A., 2002, « Les paradigmes pédagogiques, d’hier à aujourd’hui », Perspectives documentaires en éducation, n°53, p. 39-44.

« Ce Dictionnaire pédagogique dont la consultation n’a jamais cessé d’être recommandable » (Max Sorre) 262

Cet ouvrage, pris dans son ensemble, accumule prescriptions et injonctions souvent contradictoires. Ainsi, en géographie, il juxtapose des exigences de mémorisation et la dénonciation de l’accumulation de la nomenclature. Il met en avant l’intuition de l’élève et les classes promenades et présente des programmes scolaires largement contradictoires avec ce type de démarche. Il ne s’agit pas non plus de préjuger de la réception de ce discours et de son efficacité sur les pratiques quotidiennes des maîtres. Il s’agit encore moins de considérer le

Dictionnaire comme le reflet ou le corset des pratiques scolaires. Il est la tribune où sont

énoncés des enjeux principaux liés à l’enseignement de la géographie à l’école primaire durant la période 1876-1911. Les articles du Dictionnaire apportent donc un éclairage sur l’état de la géographie à l’école primaire à la fin du XIXe siècle; au tournant des grandes lois scolaires de la IIIe République, un document, à étudier avec toutes les précautions à prendre vis-à-vis des propos de tout témoin, même le plus sincère.

Nous examinerons le corpus constitué par les articles relevant de la géographie dans le

Dictionnaire de Ferdinand Buisson263 dans le cadre du modèle où la géographie dans son

ensemble est considérée comme un champ et la géographie scolaire une de ses polarités. Nous verrons ainsi comment inter-réagissent les différents pôles, et plus particulièrement les échanges avec la géographe appliquée du XIXe siècle et la géographie savante de l’époque. Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson met en évidence la place originale de l’enseignement de la géographie à l’école primaire, il révèle ses forces, mais aussi ses faiblesses. Forces liées à sa place centrale et sa modernité, faiblesses liées à l’absence de géographie universitaire institutionnalisée. L’étude du moment “ Buisson ” permet aussi d’éclairer la façon dont la géographie à l’école primaire nouera ensuite, au cours du premier XXe, des liens très étroits avec la géographie vidalienne (chapitre 6). Il peut aussi permettre d’interpréter comment, à l’aube du XXIe siècle, la géographie à l’école élémentaire subit aujourd’hui une double marginalisation, liée au poids grandissant de l’enseignement secondaire et à la perte des repères disciplinaires (chapitre 9). Enfin l’étude du fonctionnement systémique du champ de la géographie mettra à l’épreuve notre modèle théorique de la géographie scolaire : une des quatre polarisations des savoirs dans le champ de la géographie. La géographie à l’école, les livres de géographie pour les écoles primaires, les méthodes d’enseignement de celle-ci relèvent d’un processus amorcé au début du XIXe siècle.

Pendant longtemps, le système scolaire français a juxtaposé un enseignement primaire se prolongeant par des classes primaires supérieures et une filière d’enseignement secondaire accueillant dès les classes élémentaires des élèves payants.

Tout d’abord, nous limiterons notre examen aux articles traitant de cartographie, activité qui y est présentée comme la grande novation dans l’enseignement de la géographie. Ensuite nous élargirons notre étude à l’ensemble des articles traitant de géographie pour cerner les logiques scientifiques de celle-ci. Nous étudierons en particulier les liens conceptuels qui situent la géographie par rapport aux sciences voisines et les nuances ou contradictions au sein du

Dictionnaire. Enfin, nous examinerons la structure des monographies géographiques du

262 SORRE, M., (dir.), 1938, “ L'enseignement de la Géographie ” (Introduction), Cahiers de Pédagogie Moderne pour l'Enseignement du premier degré, Paris, Bourrelier.

263 Les articles relevant du champ de la géographie totalisent entre 300 et 400 pages dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson.

Dictionnaire décrivant des États, afin de voir si entre 1878, date de la publication des

premiers fascicules et 1911, date de l’édition du Nouveau Dictionnaire, apparaissent de nouveaux paradigmes en géographie.

Ces modes d’analyse géographique, ces itinéraires descriptifs joueront un rôle important et l’œuvre de Ferdinand Buisson servira longtemps de référence pour les maîtres et leurs formateurs.

[…] Dès les origines de l’école publique, les hommes qui en ont orienté la pédagogie ont eu quelques-unes de nos préoccupations essentielles et les principes qu’ils ont posés un développement continu. On s’en rend compte en relisant les articles de ce Dictionnaire pédagogique dont la consultation n’a jamais cessé d’être recommandable. […]

(Max Sorre.)264 L’étude du moment Buisson, du nom de celui qui a dirigé l’enseignement primaire de 1879 à 1896, mettra en valeur les paradigmes fondateurs de la géographie scolaire.

Chapitre 2.

Intuition et mémoire.

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