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La géographie à l’école primaire avant Jules Ferry Un long XIXe siècle

1. L’enseignement de la géographie à l'école primaire en 1833

1.3. Une géographie de l’enseignement

Dans l’ensemble des écoles primaires, on signale en 1833 l’enseignement de la géographie ou la présence de livre de géographie dans la salle de classe de façon très variable. Ces deux critères ne concernent que 6 % des écoles du Finistère, mais 69 % des écoles situées dans Paris.

Au-delà de cette présentation globale qui montre une très grande diversité des titres des ouvrages, il faut surtout noter les contrastes très forts de la géographie de l’école ; ce qui conduit à étudier plus précisément le cas de 7 départements dans la France peu scolarisée et dans la France « éclairée ». Au sud de la ligne Saint-Malo Genève, plus de 40 % des recrues sont ignorantes150, les écoles sont rares et la géographie fort peu présente dans les écoles (tableau 3).

149 1833 Tableaux de géographie pour l’enseignement mutuel.

Tableau 3.

La géographie dans les écoles au sud de la ligne Saint-Malo Genève en 1833

Départements Recrues ignorantes (en % en 1830 ; d’après d’Angeville)

Ecoles avec livres de géographie et/ou enseignement de la géographie

(en % en 1833 ; d’après les données de l’enquête Guizot)

Finistère 77% 6%

Cher 74% 10%

Hautes-Pyrénées 38% 9%

Gard 41% 15%

Le Finistère est un des départements les plus en retard dans le développement de la scolarisation ; d’Angeville le classe au 82ème rang des départements français dans le domaine de l’instruction, avec 77 % de recrues ignorantes. Il n’y a en effet dans le Finistère que 314 écoles pour une population de plus de 500 000 habitants. L’enseignement est misérable et l’on y enseigne encore la lecture du Français à partir de vieux contrats et de manuscrits. Il n’est donc guère surprenant que l’on n’y signale que trois écoles avec des livres de géographie (à Pont-Croix, Carhaix et Daoulas), et seulement sept autres écoles où la géographie serait enseignée, sans que l’on y indique la présence de livres de géographie dans la classe. Néanmoins, l’inspecteur qui visite les écoles du canton de Landernau indique parmi les objets manquants dans les classes les cartes de géographie, ce qui témoigne de l’importance qu’il accorde à cette matière.

Le Cher est un département presque aussi déshérité sur le plan scolaire que le Finistère (74 % de recrues ignorantes dans le Cher selon d’Angeville), il en diffère pourtant par sa situation linguistique, beaucoup plus simple que celle de la Bretagne bretonnante. Néanmoins, il relève lui aussi du « fatal triangle » qui, au centre et à l’ouest de la France, concentre les retards dans le domaine scolaire. Ainsi de nombreux cantons berrichons n’ont qu’une ou deux écoles et les livres de géographie sont quasiment absents de ces rares écoles.

Le département des Hautes-Pyrénées présente un cas de figure original ; en effet, il se singularise par la forte proportion d’écoles particulières, non aidées par les communes, et par la présence de nombreuses écoles où l’on continue à pratiquer la méthode d’enseignement dite individuelle, celle où le maître fait venir à lui tour à tour ses élèves pour leur apprendre en tête-à-tête, principalement à lire. Ainsi, alors que le département des Hautes-Pyrénées ne compte que 38 % de recrues ignorantes (d’Angeville 1836), il n’y que 9 % de ses écoles où l’on note des livres de géographie. En règle générale, les livres sont rares dans les écoles qui utilisent la méthode individuelle. Ce sont surtout des géographies inspirées de celle de l’abbé Le François151 (Méthode abrégée et facile pour apprendre la géographie) et de quelques

151 LE FRANCOIS, A., (abbé), An VII, Abrégé de la géographie de Crozat, par demandes et par réponses… précédé d’un traité de la sphère. Paris : Vve Fournier, VIII-231p.

LE FRANCOIS, A., (abbé), 1804, Méthode abrégée et facile pour apprendre la géographie, où l’on décrit la forme de gouvernement de chaque pays, ses qualités, les mœurs de ses habitants… Lyon : A. Leroy. 383-22p., cartes.

LE FRANCOIS, A., (abbé), 1811…, Géographie universelle, dédiée à Mlle Crozat, avec un abrégé de la sphère, une table des longitudes… Nlle édition… augmentée de la division du territoire français en départemens. Paris : Bruno-Labbé. 468p. et cartes.

monographies régionales de d’Abadie (Itinéraire topographique et historique des

Hautes-Pyrénées).

Le département du Gard a un nombre d’alphabétisés voisin de celui des Hautes-Pyrénées (41 %), mais les écoles y possèdent plus de livres de géographie et surtout on y signale beaucoup plus souvent que cette matière y est enseignée. Ceci est certainement lié à une part plus grande des écoles aidées financièrement par les communes et à un usage plus répandu de la méthode simultanée, celle où l’enseignant fait faire le même exercice, en même temps, à plusieurs élèves. À l’échelle du département des contrastes sont nets. On ne signale ni livre, ni enseignement de la géographie dans les cantons adossés aux Cévennes (Saint-André de Valborgne, Saint-Jean du Gard, Lasalle et Vézénobres). Par contre, c’est dans les cantons de Barjac et de Pont-Saint-Esprit que cet enseignement est le plus fréquent (dans 5 écoles sur 10 et dans 7 écoles sur 17). Ici la matière géographie est plus présente que dans les départements du Nord et l’Est de la France. Les livres les plus cités sont ceux de l’abbé Gaultier152 et les géographies dites « de Crozat ».

Tableau 4.

La géographie dans les écoles au nord de la ligne Saint-Malo Genève en 1833

Départements (ou arrondissements)

Recrues ignorantes (en % en 1830 ; d’après d’Angeville)

Écoles avec livres de géographie et/ou enseignement de la géographie (en % en 1833 d’après les données de l’enquête

Guizot) Bas-Rhin 19% 22% Marne 20% 32% Seine (arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis) 19% 30% Seine (arrondissement de Paris) 69% LE FRANCOIS, A., (abbé), 1813…, Abrégé de la géographie de Crozat, par demandes et par réponses… Dernière édition par J.-L. M. précédé d’un traité de la sphère. (réédit. : 1816, 1819). Lyon : Aymé frères. II-284p.

LE FRANCOIS, A., (abbé)…, 1813, Géographie universelle, dédiée à Mlle Crozat, avec un abrégé de la sphère, une table des longitudes… Nlle édition par M. Bossan de Collonges. Lyon : A. Leroy. 456p. et cartes.

LE FRANCOIS, A., (abbé)…, 1821, Abrégé de géographie, extrait de celles de Crozat, Lenglet-Dufresnoy et Nicole de La Croix, par demandes et par réponses, précédé d’un traité de la sphère d’après les système de Copernic. Edition revue. Paris : Lecointe et Durey. VI-178p. et cartes.

LE FRANCOIS, A., (abbé)…, 1822, Géographie universelle, dite de Crozat. Nouvelle édition, augmentée… par un professeur de géographie. Paris : Costes. 478p.

LE FRANCOIS, A., (abbé)…, 1822, Géographie universelle, dite de Crozat. Nouvelle édition, augmentée… par un professeur de géographie. Paris : Maumus. 483p. et cartes.

LE FRANCOIS, A., (abbé), MASSELIN, J.-G., 1828, Géographie moderne universelle, ou Méthode facile pour apprendre la géographie… par Crozat, (par l’abbé A. Le François), suivie d’un abrégé de la géographie ancienne… par J.-G. Masselin. Paris : Delalain. XII-531p. et cartes. (rééditée en 1831, XVI-458-60p., cartes et pl.)

LE FRANCOIS, A., (abbé), BLOCQUEL S., 1829, Abrégé de la géographie de Crozat… (par l’abbé A. Le François) 29ème édition revue et augmentée par Buqcellos. Paris : Delarue. 252 p., fig. et cartes.

152 GAULTIER, A., (abbé), 1788, Les leçons de géographie par le moyen du jeu., 1ère édition à compte d’auteur. 153 p.

Si dans les quatre départements situés au sud de la ligne Saint-Malo Genève la présence de la géographie n’était signalée que dans 6 % à 15 % des écoles (tableau 3), les livres ou l’enseignement de la géographie sont présents dans plus de 20 % des écoles au Nord de la ligne Saint-Malo Genève, cette fréquence atteint même 69 % à Paris (tableau 4).

Les écoles du Bas-Rhin sont souvent jugées médiocres ou mauvaises par les inspecteurs diligentés par Guizot ; il leur est reproché une grande pauvreté en livres et aussi l’absence d’enseignement du français, langue parfois non comprise par l’instituteur. Les livres se réduisent parfois à quelques livres de piété utilisés pour apprendre à lire. Dans les campagnes, les livres sont souvent en allemand, comme la première édition de la géographie d’Aufschlager (Das Elsass. Neue historischtopographische Beschreibung der beiden Rhein-Departemente) publiée en français l’année suivante (L’Alsace, Nouvelle description historique et topographique des deux départements du Rhin).

L’enseignement de la géographie est particulièrement bien représenté à Strasbourg153 où sur un total de 33 écoles primaires, une possède des cartes de géographie, cinq ont le livre de géographie de Lamp qui est publié à Strasbourg avant d’être édité à Paris par Levrault. Dans 27 autres écoles, on indique qu’on y enseigne de la géographie, sans qu’il y soit indiqué de livre de géographie. Dans ce département aussi, les inspecteurs sont attentifs à l’enseignement de la géographie. M. Hervé, qui inspecte les écoles des cantons de Molsheim et d’Oberhausbergen, écrit à regret : « L’arpentage et le dessin linéaire n’ont encore pénétré

nulle part : la géographie est plus répandue. » Dans les cantons de Bar, de Lauterbourg et de

Villé, les inspecteurs indiquent que les cartes manquent dans les écoles ; celui de Niederbronn écrit dans son rapport « Les cartes manquent absolument » ; celui qui visite les écoles des cantons de Seltz et Soultz-sous-Forêts réclame des « cartes que l’on puisse suspendre. ». À Brumath, un autre signale parmi les objets manquants : « cartes, globe, livres français… ». À Wissembourg, on réclame des « cartes muettes » ; une « carte de l’Alsace, de l’Afrique, de

l’Amérique ». La question de l’enseignement de la géographie à l’école primaire est donc bien

un enjeu au début de la monarchie de Juillet.

Le département de la Marne fait lui aussi partie de cet espace qui, des Ardennes au Jura, se caractérise par un fort taux de scolarisation. Dès cette époque, la quasi-totalité des enfants fréquentent plus ou moins l’école, les municipalités prennent en charge son financement et l’enseignement se fait quasi exclusivement selon la méthode la plus moderne, dite de l’enseignement simultané. Dans la Marne, les écoles sont nombreuses (690 pour 337 076 habitants, à comparer aux 158 écoles pour 524 396 habitants du Finistère). En 1833, dans 205 d’entre elles les visiteurs chargés de l’inspection ont recensé au moins 1 livre de géographie ; dans 18 autres, sans qu’il soit indiqué de livre, ils considèrent que la géographie est une des matières enseignées. Crozat et Le Tellier sont les auteurs de livres de géographie les plus souvent cités. La fréquence de cet enseignement montre bien, qu’ici pour le moins, la géographie ne relève pas uniquement du primaire supérieur, mais qu’elle est aussi diffusée en milieu rural dans des écoles n’accueillant pas les élèves au delà de 11 ans. Les contrastes à l’intérieur du département sont néanmoins importants. Si rien n’indique que l’on enseigne de la géographie dans les 48 écoles des cantons de Montfort et de Damartin-sur-Yèvre, les livres de géographie sont signalés dans la majorité des écoles rurales du nord-est du département, les maximums se trouvant dans les cantons viticoles. Les livres de géographie de Le Tellier,

153 « La première véritable école normale a été ouverte à Strasbourg en 1810. On y enseignait la géographie et pas l’histoire. Elle a fait la supériorité de l’enseignement de l’Alsace au XIXe siècle. » Monique Benoît, 1992, L’enseignement de la géographie à l’école primaire 1867-1991, thèse de doctorat, volume 2. p.129.

des abrégés de Crozat et des géographies de Buqcellos154 sont présents dans 35 des 36 écoles des cantons d’Ay et d’Avize. À l’inverse, l’inspecteur indique que les cartes y font défaut, il n’en a vu que dans une seule classe.

Le département de la Seine, à l’instar d’autres contrées industrieuses, telles les hautes vallées vosgiennes et les villes de la Flandre, connait un taux de scolarisation plus faible que les campagnes du Nord et de l’Est de la France155. Mais, tout comme les arrondissements urbains de Lille ou de Rouen, la Seine se distingue des contrées rurales environnantes par un coût de l’écolage plus élevé. Ceci s’explique par un moindre engagement de ces communes dans le financement de l’École, mais c’est aussitôt un indicateur de la meilleure qualité de ces écoles urbaines où les enseignements sont beaucoup plus complets. D’ailleurs, au sein du petit département de la Seine, le contraste entre les arrondissements « périurbains » de Saint-Denis et de Sceaux et l’arrondissement de la ville de Paris souligne ce phénomène. Il y a des livres de géographie dans la moitié des écoles parisiennes et seulement dans un cinquième des écoles situées extra-muros dans le reste du département de la Seine. Dans les communes à proximité de Paris, les ouvrages de géographie sont rares, aucun n’est signalé dans les écoles du canton de Courbevoie, alors que les livres sont beaucoup plus fréquents dans les 12 arrondissements parisiens. En 1833, à Paris, toujours délimité par l’enceinte des fermiers généraux, 80 écoles possèdent la géographie de l’abbé Gaultier, 19 la géographie de Le Tellier, 13 l’abécédaire géographique d’Eymery156, 11 une géographie dite de Crozat, 6 la géographie d’Ansart157 et 7 autres la géographie méthodique de Meissas et Michelot. Ce dernier auteur, Achille Michelot, a d’ailleurs été chargé de l’inspection des écoles du 10ème arrondissement et de celles du canton voisin de Pantin. De plus, la géographie est aussi enseignée dans 75 écoles, sans qu’un titre de livre y soit signalé. Une de ces écoles enseigne la géographie sans livre « selon la méthode Jacotot ».

Ce développement de l’enseignement de la géographie n’est pas spécifique de la France. On sait que l’Espagne, comme l’Italie ou le Portugal, est globalement en retard sur la France pour le développement de l’enseignement primaire. Horacio Capel a montré que dans ce pays pendant tout le XIXe siècle la majorité des livres scolaires de géographie publiés en Espagne étaient des traductions d’ouvrages publiés en France (tableau 5). Pays où depuis la révolution bourgeoise de 1833 la scolarisation et l’enseignement de la géographie se sont aussi développés conjointement dans l’enseignement primaire158.

154

BLOCQUEL, S., (pseud. Buqcellos…), 1824, Petite Géographie des jeunes gens … par Buqcellos. Paris : Delarue. 105p., fig.

BLOCQUEL, S., (pseud. Buqcellos…), 1829, Abrégé de la géographie de Crozat, édition revue et augmentée par Buqcellos. 29e édit. Paris : Delarue. 252p., fig. et cartes

155 Voir cartes à l’échelle des arrondissements de 1833 dans CHEVALIER, J.-P., 2000 « Des cartes pour figurer l’école en 1833 ». Re-source La revue scientifique de l’IUFM. Versailles : CRDP, n°2, p.99-120.

156 EYMERY, A., PERIN, R., 1826, Le voyageur anglais autour du monde habitable, nouvelle méthode amusante et instructive pour étudier la géographie… Traduit de l’anglais par René Périn… Paris : Eymery. 142p. planches et cartes en noir et en couleurs

157 ANSART. F., 1830, Petite géographie de la France à l’usage des écoles primaires. Paris : Hachette. In-18°. Charles Félix Ansart, dit Félix Ansart, inspecteur général de l’Université. Auteur d’un atlas historique et géographique et de géographies historiques et modernes pour les écoles primaires, les Ecoles normales primaires et les collèges et lycées. Publie des cours d’histoire et de géographie rédigés avec Ambroise Rendu père puis Ambroise Rendu fils et édités à la Librairie Ecclésiastique et Classique de Charles Fouraut à Paris.

Son fils Edmond Ansart, né en 1827, professeur d’histoire et géographie poursuit la collaboration avec Ambroise Rendu fils et publie dans la 2ème moitié du siècle de nombreux ouvrages dont leur Cours complet d’histoire et de géographie.

158

CAPEL, H., SOLÉ, J., URTUEGA, L., 1988, El libro de geografía en España (1800-1939), Coll. Geo critica. Textos de apoyo. Universitat de Barcelona/C.S.I.C., 213p.

Tableau 5.

Origine des livres scolaires de géographie traduits en Espagne (source : H. Capel)

(période de publication de la traduction en Espagne). Pays où a été publiée

la version originale 1800-1849 1850-1899 1900-1939 France 15 14 17 Allemagne 6 5 16 Royaume-Uni 1 1 11 Italie - 1 - Norvège - - 1 Suède - - 1 Russie - - 1

Ainsi, le cas de la France n’est pas un cas exceptionnel en Europe, elle est légèrement en retard sur les pays germaniques, et connaît un développement de l’enseignement primaire et de la géographie scolaire de façon un peu plus précoce que les pays méditerranéens et surtout que l’Angleterre où l’emploi manufacturier des enfants retarde les progrès de la scolarisation159. L’enseignement de la géographie y est présent dès le début du XIXe siècle, tant dans les contrées rurales fortement scolarisées au nord de la ligne Saint-Malo Genève que dans les écoles urbaines où se développe un enseignement primaire plus complet. La géographie fait partie des matières que l’on peut situer dans un deuxième cercle, à proximité du noyau central de l’enseignement primaire constitué par l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et de rudiments de calcul.

Au-delà de ce recensement, reste à définir les contenus et les modalités de cet enseignement, ou plus modestement de tenter de les cerner.

2. De la géographie de l’abbé Gaultier

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