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La géographie à l’école primaire avant Jules Ferry Un long XIXe siècle

2. De la géographie de l’abbé Gaultier à celle de Meissas et Michelot

2.1. La géographie de l’Abbé Gaultier

Deux auteurs marquent l’enseignement de la géographie à l'école primaire pendant la première moitié du XIXe siècle : l’abbé Gaultier168 et Achille Meissas. Le premier, Aloïsius Gaultier, se fonde sur la méthode catéchistique par questions réponses, il appuie cette routine par l’organisation de compétitions entre ses élèves afin de désigner celui qui répond le plus souvent aux questions que le maître formule à l’identique du livre169. En 1833, la géographie de l’abbé Gaultier était, et de très loin, l’ouvrage de géographie le plus fréquemment présent dans les écoles primaires (35 % des titres identifiés dans l’échantillon étudié ci-dessus).

167 Décret du 27 brumaire An II (17 novembre 1794) sur les écoles primaires. Nous soulignons. 168

Aloïsius, Edouard, Camille Gaultier connu sous le nom d’abbé Gaultier (1746 - 1818)

« Pourvu d’un bénéfice qui lui assurait des ressources suffisantes », il ouvre à Paris en 1786 un cours gratuit qui accueille les enfants de bonnes familles. Il y élabore une méthode nouvelle d’enseignement « destinée à rendre l’étude agréable et permettre à ses élèves d’acquérir l’instruction en jouant. » Son premier ouvrage de géographie, Les leçons de géographie par le moyen du jeu, date de 1788, mais il publie aussi à cette époque des livres de grammaire et d’histoire. En octobre 1814 il se rendit de nouveau à Londres (où il avait émigré de 1792 à 1801) afin d’y étudier la méthode d’enseignement mutuel qui s’apparente à celle qu’il avait élaborée. Il se fait en France le défenseur de la méthode d’enseignement mutuel en particulier au sein de la Société pour l’enseignement élémentaire. Il ouvre chez lui, en novembre 1816 un cours spécial pour les moniteurs de l’enseignement mutuel et ses biographes, Demoyencourt et Buisson, indiquent dans cet ordre les matières qui y étaient enseignées : « la géographie, la grammaire, la morale et la géométrie pratique. »

169

GÉOGRAPHIE

DE

L’ABBÉ GAULTIER170

[…]

Qu’est-ce qu’un continens ? Un continent est le plus grand espace de terre qu’on puisse parcourir sans passer par la mer.

Combien y a-t-il de continens171 ? Il y a trois continens : 1° l’Ancien qui comprend l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; 2° le Nouveau qui comprend l’Amérique ; 3° le Continens Austral ou Nouvelle-Hollande qui fait partie de l’Océanie.

Qu’entend-on par mer ou Océan ? On entend par mer ou océan la vaste étendue d’eau salée qui couvre à-peu-près les deux tiers du globe, et dont les parties prennent différens noms suivant leur position géographique.

[…]

SECTION I : EUROPE LE

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ON I : CONTRÉES DE L’EUROPE

Qu’est-ce qu’une contrée ? Une contrée est une grande étendue de terre qui renferme une nation entière. On entend par nation tous les habitants d’un même pays vivant sous les mêmes lois ou parlant une même langue.

1.

En combien de contrées divise-t-on l’Europe ? On divise l’Europe en dix-neuf contrées, dont cinq au nord, neuf au milieu et cinq au midi.

2.

Quelles sont les cinq contrées au nord ? Les cinq contrés au nord de l’Europe sont : les îles britanniques, dont la capitale est Londres ; le Danemark, capitale Copenhague, la Norwège, capitale Christiana ; la Suède, capitale Stockholm ; la Russie, capitale Saint-Pétersbourg.

3.

Quelles sont les neuf contrées du milieu ? les neuf contrées au milieu de l’Europe sont : La France, capitale Paris ; la Belgique, capitale Bruxelles ; la Hollande, villes principales, Amsterdam, La Haye ; l’Allemagne ou Confédération germanique, villes principales, Vienne, Munich, Dresde, Berlin, Hambourg, Hanovre, Francfort-sur-le-Mein et Stuttgard ; la Prusse, capitale Berlin, dans la Confédération germanique ; la Pologne, capitale Varsovie ; la Hongrie, capitale Bude ; l’Autriche, capitale Vienne, dans la Confédération germanique ; la Suisse, villes principales, Bâle, Berne et Genève.

4.

Quelles sont les cinq contrées du midi ? Les cinq contrées du midi de l’Europe sont : le Portugal, capitale Lisbonne ; l’Espagne, capitale Madrid ; l’Italie, villes principales, Turin, Milan, Venise, Florence, Rome, Naples, etc. ; la Turquie, capitale Constantinople ; la Grèce, capitale Athènes.

5.

Qu’est-ce que Londres ? Londres est la capitale des îles Britanniques.

Qu’est-ce que les îles Britanniques ? Les îles britanniques sont une des dix-neuf contrées de l’Europe, et une des cinq au nord. (*)

[(*) Note de bas de page de l’auteur : On fera les mêmes questions pour toutes les contrées de l’Europe et pour leurs capitales.]

6.

Qu’est-ce que le Danemark ? Le Danemark est une des dix-neuf contrées de l’Europe et une des cinq du nord. Quelles en sont les bornes ? Il est borné par l’Allemagne et par la mer.

[(*) Note de bas de page de l’auteur : le maître fera bien de demander si c’est au nord, au midi, etc., que telle contrée borne telle autre.]

7.

Qu’est-ce que la Norwège ? La Norwège est une des dix-neuf contrées de l’Europe et une des cinq au nord. Quelles en sont les bornes ? Elle est bornée par la Suède, la Russie et la mer.

170Géographie de l’abbé Gaultier, « entièrement refondue et considérablement augmentée par de Blignières, Demoyencourt, Ducros de Sixt et Leclerc aîné, Ses élèves. » Paris : Jules Renouard et Cie, Libraires. 1846.

8.

Qu’est-ce que la Suède ? La Suède est une des dix-neuf contrées de l’Europe et une des cinq au nord. Quelles en sont les bornes ? Elle est bordée par la Norwège, la Russie et la mer.

9.

Qu’est-ce que la Russie ? La Russie est une des dix-neuf contrées de l’Europe et une des cinq au nord. Quelles en sont les bornes ? Elle est bordée par la Turquie, l’Autriche, la Pologne, la Prusse, la Suède et la mer.

10.

Qu’est-ce que la France ? La France est une des dix-neuf contrées de l’Europe et une des neuf au milieu. Quelles en sont les bornes ? Elle est bornée par la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et la mer.

[…] LE

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ON XII.

DIVISION DES CONTRÉES DE L’EUROPE DU MILIEU ANCIENNE DIVISION DE LA FRANCE.

141.

Comment divisait-on autrefois la France ? On divisait la France avant 1789 en 33 gouvernemens ou provinces, dont 6 au nord, 6 à l’est, 6 au midi, 6 à l’ouest, 8 au milieu et 1 dans la Méditerranée, l’île de Corse, capitale Bastia.

142.

Quelles étaient les 6 provinces au nord ? Les 6 provinces au nord étaient : la Normandie, capitale Rouen ; la Picardie, capitale Amiens ; l’Artois, capitale Arras ; la Flandre française, capitale Lille ; l’Ile-de-France, capitale Paris et la Champagne, capitale Troyes.

143.

Quelles étaient les 6 provinces à l’est ? Les 6 provinces à l’est étaient : la Lorraine, capitale Nancy ; l’Alsace, capitale Strasbourg ; la Franche-Comté, capitale Besançon ; la Bourgogne, capitale Dijon ; le Lyonnais capitale Lyon, et le Dauphiné, capitale Grenoble.

NOUVELLE DIVISION DE LA FRANCE.

[…]

DÉPARTEMENS AU LEVANT. 156.

Combien de départemens forme l’ancienne LORRAINE ? L’ancienne Lorraine forme les quatre départemens : de la Meurthe, chef-lieu NANCY ; des Vosges, chef-lieu EPINAL ; de la Meuse, chef-lieu BAR-LE-DUC ; de la Moselle, chef-lieu METZ.

157.

Combien de départemens forme l’ancienne ALSACE ? L’ancienne Alsace forme les deux départemens : du Bas-Rhin, chef-lieu STRASBOURG ; du Haut-Rhin, chef-lieu COLMAR, ville principale Mulhouse.

[…]

Les concepts géographiques utilisés par l’abbé Gaultier, ses collaborateurs et successeurs, présentent un certain intérêt et ne sont pas aussi pauvres qu’une caricature rapide pourrait le suggérer. Ainsi, le concept de « contrée » utilisé pour diviser l’Europe permet de parler de l’Italie (non unifiée), de la Suisse (diverse par ses langues) et des États centralisés (Prusse, France). Notons aussi la démarche qui fait précéder l’usage de ce concept de contrée par sa définition, en préambule des leçons. La liste des villes ne se réduit pas à celle des capitales. Plusieurs villes principales sont indiquées pour la Hollande multipolaire, ou pour les contrées composées de plusieurs États (Allemagne, Italie…). En France, Mulhouse ou Reims sont désignées comme les villes principales à côté de leurs chefs-lieux de départements : Colmar et Châlons. Enfin soulignons parmi les qualités géographiques de cet ouvrage, l’attention portée par l’abbé Gaultier à la position, « au nord, au sud, au milieu…. » ; on verra plus loin que ce manuel est conçu pour être utilisé avec une carte.

La démarche de l’inventaire géographique du monde est simple, elle répond à un décompte, (en réponse à la question Combien ?), d’objets politiques (contrées), classés en fonction de leur position géographique : « Quelles sont les cinq contrées au nord ? Quelles sont les neuf

contrées du milieu ? Quelles sont les cinq contrées du midi ? »… L’intérêt se centre donc sur

les dimensions politico-administratives. Ainsi, en réponse aux questions « Quelles en sont les

bornes ? », l’abbé Gaultier indique le nom des « contrées » ou États voisins, mais il ne

nomme pas les mers bordières qui restent indifférenciées. Quant aux autres limites dites « naturelles », elles ne sont pas encore à l’ordre du jour.

Cette géographie peut ainsi fonctionner comme un cadre pour l’histoire et la géographie historique y tient une place notable : « Comment divisait-on autrefois la France ? ». Pourtant cette géographie de l’abbé Gaultier est avant tout l’inventaire du monde contemporain.

Ce qui la singularise surtout ce sont ses procédés didactiques : la méthode catéchistique et la répétition. La méthode catéchistique se déroule au rythme lancinant des questions et des réponses reprenant partiellement le libellé de la question :

« Quelles étaient les 6 provinces à l’est ? Les 6 provinces à l’est étaient… »

« Combien de départemens forme l’ancienne ALSACE ? L’ancienne Alsace forme les deux départemens… ».

Enfin, les mêmes informations sont rituellement répétées de nombreuses fois, dans le dessein de les ancrer dans les mémoires. Ainsi la présentation de chaque contrée de l’Europe donne l’occasion d’énoncer, au total une vingtaine de fois, « une des dix-neuf contrées de

l’Europe ». Le caractère répétitif est le second trait singulier didactique. Mais, l’originalité

principale de ce livre est sa méthode d’apprentissage, que l’abbé Gaultier veut avant tout ludique. La méthode catéchistique est rendue plus motivante par l’organisation d’un concours entre les élèves. Voici la façon dont doit se dérouler l’interrogation en géographie selon la méthode « du jeu » de l’abbé Gaultier. Ferdinand Buisson y note l’usage de la carte et le souci de localisation :

Les leçons de géographie de l’abbé Gaultier sont écrites par demandes et par réponses, ainsi que tous ses ouvrages d’éducation. Comme les questions sont plus ou moins difficiles, et que les réponses sont plus ou moins longues, l’auteur a indiqué à la fin de chacune le nombre de jetons que le maître doit donner à l’élève qui répondra exactement. L’instituteur a un sac rempli d’étiquettes, qui correspondent aux questions du livre, et portent chacune un numéro. Après avoir mis dans le sac toutes les étiquettes relatives à la leçon sur laquelle les élèves doivent être exercés, et qui leur a été expliquée d’avance, le maître prend place en haut de la table autour de laquelle les enfants sont assis. Il déploie sur cette table la carte de la partie de la terre qui est le sujet de la leçon, donne à chaque enfant un certain nombre de jetons comme enjeu, et la partie commence. L’instituteur tire au hasard une étiquette à un des élèves. Supposons que l’enfant est tiré l’étiquette numéro 17, Lisbonne ; le maître, en consultant le livre, demander « Qu’est-ce que Lisbonne ? » L’élève : « C’est la capitale du Portugal ». Le maître « Qu’est-ce que le Portugal ? » L’élève : « C’est une des seize contrées de l’Europe, et une des quatre contrées au midi. » En répondant aux différentes questions qui lui sont adressées de cette manière, l’enfant doit montrer sur la carte tous les endroits qu’il nomme : s’il les indique bien et qu’il réponde exactement, il reçoit du maître le nombre de jetons fixé pour chaque réponse. S’il se trompe, il est corrigé par son voisin de droite, à qui il paie un jeton. Si celui-ci se trompe aussi, il est corrigé à son tour par le suivant, qui gagne deux jetons. Le troisième, dans le même cas, en gagne trois, et ainsi de suite ; mais s’il arrive qu’aucun des élèves ne puisse rectifier l’erreur du premier, le maître le corrige, et exige un jeton de chacun des enfants à la ronde. Lorsque le premier élève a répondu à toutes les questions relatives à son étiquette, le second en tire une autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le tour soit fini ; après quoi on peut en recommencer de nouveaux, tant que le maître juge à propos de prolonger l’exercice.

Lorsque de nouvelles leçons ont été expliquées172 aux enfants, on ajoute dans le sac, pour les parties suivantes, de nouvelles étiquettes qui y sont relatives, mais en y laissant toujours les anciennes ; et, lorsqu’elles deviennent trop nombreuses, le maître peut en faire le sujet de plusieurs parties, en mettant dans un sac à part toutes celles qui sont tirées par les enfants, après qu’ils en ont fait l’explication. On passera ainsi successivement en revue, et à plusieurs reprises, les trois cents étiquettes qui correspondent aux trois cents paragraphes des leçons de géographie.

(Ferdinand Buisson.) 173

Les leçons de géographie par le moyen du jeu de l’abbé Gaultier ont été publiées pour la

première fois par l’auteur en 1788. Nous avons vu que c’était le plus répandu des livres de géographie lors de l’enquête Guizot de 1833174. Monique Benoît indique dans sa thèse une édition de 1875 de la géographie de l’abbé Gaultier (la 29ème), c’est dire la longévité de cette méthode. Savoir sa géographie serait alors savoir réciter 300 paragraphes de savoir factuels, mais c’est aussi savoir localiser individuellement ces objets sur une carte.

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