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III. Une ethnographie de l’expérimentation à hôpital : bienfaits et incompréhensions de la

2. Entre écrivain et conseiller en communication

« Ah ! Il faut que je vous présente Baptiste ! C’est quelqu’un de très intéressant ! Il nous étudie. Il est… Explique ce que tu fais. »

« Le Professeur ».

« Le problème quand on discute avec toi c’est que tu sais de quoi on parle. »

Emeline, une psychologue.

« Bon, tu voudrais pas faire neurosciences ? »

S’il est toujours situé un peu à part, l’esprit de son travail le nécessitant des deux côtés, un ethnologue (ou sociologue) tient toujours une position ambiguë au sein d’un service hospitalier. Celle-ci dépend généralement du statut accordé à son savoir et de l’utilité et de la pertinence de son expertise : s’il possède une double formation son accès au terrain et son incorporation peuvent être plus aisés (il peut aussi opter pour l’observation-participante : Peneff, 1992, Véga, 2000), mais les raisons de son « retournement » de perspective peuvent sembler obscures, voire « louches », et entraîner des questionnements sur sa présence (Barrett, 1998, Löwy, 2002, Mol, 2002)48

Ma position au sein du CIC se situait dans un entre-deux relativement flou : je ne faisais ni véritablement de l’observation participante (ils me rémunéraient mais pour un travail qui restait vague bien que je puisse les aider) et n’étais pas non plus l’un des leurs (j’étais là pour les étudier donc, j’allais produire un savoir extérieur à leurs pratiques), mon expertise relevant pour eux dans certaines situations d’un romantique exotisme sociologique, plus proche d’une perspective littéraire que scientifique (que les éternelles incompréhensions de méthodologie ou de niveau de discours relevaient). Y étant, par instants, trop intégré, comment me situer en tant qu’ethnologue dans une structure comme le CIC ? Comment placer mon regard au sein d’une équipe pluridisciplinaire, habituée à accueillir des chercheurs de divers horizons et de disciplines non moins variées ? Comment ne pas alors être absorbé, en tant qu’individu et chercheur, dans une telle entreprise et par mon sujet ? Je ne craignais pas tant pour ma liberté d’action ou de pensée (être incorporé pour être soumis à la structure) que pour ma capacité à me dépêtrer de mon objet.

. Ce qu’il produira peut alors faire l’objet de revendications professionnelles ou être perçu et étiqueté comme une évaluation critique des pratiques. Enfin, l’ethnologue est aussi pour certains une forme d’écrivain inoffensif, n’entendant rien à la complexité de ce qui l’entoure, dont on s’amuse à l’idée d’entendre les analyses qui ne pourront que reproduire l’exotisme de sa posture (position entretenue par les analyses « tribalisantes » de certains : Pouchelle, 2003 et 2008). Quoiqu’il en soit, la question du savoir initial de l’observateur influe directement sur son positionnement ou sur la façon dont on le positionne sur le terrain et sur la manière dont il peut accéder aux connaissances et, par conséquent, sur le traitement de son objet.

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Ilana Löwy parle de « compétence initiale » (2002, 30), Annemarie Mol se décrit comme « both insider and outsider » (2002, 5).

L’ensemble des signes formels et matériels d’intégration de l’ethnologue dans le service offrait les meilleures conditions de travail possibles qui devaient marquer l’intérêt porté à la perspective de ma recherche. Je profitais de la politique de pluridisciplinarité du service et l’entérinais. En retour, mon travail était traité comme les autres ce qui impliquait deux niveaux de conséquences :

A un niveau de pratique, j’avais des devoirs envers le service et l’équipe qui devaient participer à la valorisation de mon point de vue parmi les différentes recherches du CIC dans une perspective de collaboration. Ainsi, chaque année, je les informais de l’avancée de mes recherches et leur présentais de premiers éléments d’analyse au cours de la réunion hebdomadaire dévolue à la présentation des recherches du service49. On pouvait également (rarement) me solliciter pour faire valoir une expertise sociologique ou anthropologique sur une question, généralement lorsque les praticiens avaient l’impression qu’il n’y avait pas que du cerveau dans le problème auquel ils faisaient face. Cela pouvait concerner le caractère éthique d’une pratique ou bien des problèmes rencontrés dans le suivi de certains patients. Très rapidement ce positionnement s’est situé entre l’expertise sociologique et l’incarnation des tensions et controverses dans un « regard extérieur » situé au carrefour du laboratoire et de la société. J’étais celui qui connaissait « la réalité » de la pratique et qui maîtrisait ses enjeux sociaux, anthropologiques, voire éthiques. Je pouvais donc être utilisé soit pour valoriser des projets par ma participation50, soit pour servir de « conseiller en communication » au psychiatre lorsque celui-ci devait présenter le protocole à un public (potentiellement hostile ou qui soulèverait des problématiques relevant de ma compétence) hors du service. Hadrien me sollicita à de nombreuses reprises. Il m’intégra à différents projets de comités d’éthiques, je participai à l’équipe de recherche du PICRI (Partenariat Institutions Citoyens pour la Recherche et pour l’Innovation de la Région Ile-de-France) sur le développement d’une tâche comportementale en collaboration avec l’association française de personnes souffrant de trouble obsessionnel compulsif51

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J’avais le plaisir de faire « salle comble » à chaque fois, ce que je n’aurais jamais espéré. Peut être parce que mes présentations constituaient un instant d’exotisme et de détente…

, je rédigeai une introduction

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Un projet de documentaire sur le protocole fit long-feu puis fut abandonné faute de financement. En tant que « spécialiste » de la question et regard extérieur, je participais à la rédaction du projet et devait guider sa réalisatrice. Je devais servir de caution du projet vis-à-vis de l’équipe en assurant celle-ci de la partialité de son contenu, la sensibilité du sujet le nécessitant.

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« Etude des comportements de vérification des patients souffrant de TOC : mise au point d’un outil d’investigation clinique et thérapeutique ». Déposé en 2007. Dans le cadre de ce projet, on me sollicita également pour aider une psychologue souhaitant faire sa thèse sur cette tâche. Ces projets seront développés dans le dernier chapitre.

historique pour un article collectif avec l’équipe sur les applications de la DBS aux troubles neuropsychiatriques et j’étais sollicité à la sortie des résultats du protocole pour publier un article sur mon travail et mes conclusions pour la revue dont Hadrien était co-rédacteur (Abstract Psychiatrie : Moutaud, 2008b). Régulièrement, il me demandait donc de prendre ouvertement part à leurs activités de valorisation scientifiques. Je lui fournissais occasionnellement des analyses qu’il intégrait dans des interventions « grand public » auxquelles il était convié52. Il m’incitait également à y assister et à y intervenir afin de diffuser mon point de vue. Dans tous les cas, mon discours n’était jamais transformé ou repris dans une perspective utilitariste mais, comme je l’ai signalé, j’avais été intégré à l’équipe et certaines problématiques m’étaient déléguées, une qualité d’expertise reconnue et j’étais à ce titre mis à contribution53. Il est certain tout de même que, dans une certaine mesure, j’ai servi de caution réflexive qui devait leur permettre par anticipation d’échapper aux attaques54. Le fait est que les multiples tensions auxquelles était soumise leur activité semblaient nécessiter de rendre la situation intelligible, autant pour comprendre que pour pouvoir anticiper et répondre55

Dans un second temps, cette incorporation à la structure a révélé de nouvelles problématiques méthodologiques. Qui parlait ? A de nombreuses reprises, lors des derniers mois de l’enquête de terrain, j’ai été surpris par la similarité de certains propos de membres de l’équipe avec mes analyses. Cela touchait généralement des thèmes transversaux comme l’organisation de la structure, la politique de prise en charge ou l’épistémologie des pratiques

. Ils montraient ainsi qu’ils en prenaient conscience et ma présence l’incarnait.

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Pour une intervention au Collège de France, je passais du temps avec lui afin de l’aider à insérer dans son PowerPoint des diapositives reprenant certains points de mon analyse.

… Quant bien même cela relevait de l’exception, se posait la question de savoir qui

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Me décrire comme « conseiller en communication » est donc sans doute maladroit puisque je ne les aidais pas à produire des discours, mais j’en produisais parallèlement en tant que membre du CIC.

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Tout comme on peut se demander si dans une perspective « machiavélique », m’intégrer ne fut pas pour eux un moyen de produire par eux-mêmes et de contrôler le discours expert sur leur pratique. S’il devait y avoir une controverse sur la pratique, autant que celui qui serait désigné comme potentiellement expert soit dans le service.

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S’il y avait eu des dissensions ou des tensions au sein de la structure, des enjeux de pouvoir, d’alliance, d’opposition de forces, ma position aurait été plus complexe, objet de tentative d’absorption, de réappropriation pas certains bords. Ici, les discours étaient « relativement » homogènes.

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Par exemple, lors de l’une de mes présentations au cours d’une réunion de service, j’avais mis l’accent sur la prise en charge thérapeutique que le service développait pour les patients stimulés. Je souhaitais souligner qu’ils ne communiquaient jamais sur ce travail de l’ombre alors qu’il primait dans les résultats des recherches. Entre autres choses, je souhaitais souligner sa probable importance à l’avenir pour les cas de TOC implantés, à la fois pour les résultats cliniques qu’ils allaient produire, mais aussi pour se prémunir contre les critiques de la recherche. Deux jours plus tard, alors qu’allait débuter la réunion de présentation des résultats du protocole réunissant les dix centres, « le Professeur » ouvrit la journée en rappelant à tous qu’à présent la réussite du protocole se jouerait dans le suivi clinique et la prise en charge des malades.

avait produit les discours et donc de mon degré d’incorporation à l’équipe. Soit j’étais trop incorporé et mes analyses ne faisaient que reproduire le discours de mes interlocuteurs, soit la politique de mon intégration en tant que membre de la structure autorisait l’équipe à s’approprier tous les discours que je produisais, mon expertise étant une parmi d’autres au CIC. Je tendais vers la deuxième hypothèse. Certains niveaux de discours s’entremêlaient.

Une structure comme le CIC, par sa politique pluridisciplinaire et par la fragilité des frontières de pratiques et le potentiel de controverses des projets entrepris, tend à entretenir et accroître le flou de la position d’observateur extérieur et par conséquent de son objet. Ici, l’expertise sociologique et anthropologique étant reconnue, souhaitée, sollicitée et marquée, la position du chercheur est située en réflexivité de la pratique finalement, non comme extérieure mais à la liminarité d’un savoir et d’un regard. C’est une expertise – ou un regard, un point de vue – qui vient de l’extérieur pour évaluer des pratiques en contexte et dont la connaissance interne n’est pas remise en question. Il devient une valeur-ajoutée. C’est une réflexivité que l’on retourne pour l’incorporer et se la réapproprier. Cela devient un geste politique.Dans ce rôle, mon rapport avec le psychiatre a été, jusque dans les derniers instants du terrain, représentatif de ce double positionnement, complémentaire ici dans mon incorporation. Si, pendant quelque temps, la question de l’intégration officielle de ma recherche au protocole (via l’insertion d’un paragraphe dans le texte du protocole) s’est posée, j’ai finalement été intégré en annexe de l’article présentant les résultats du protocole à la liste des participants du STOC Study Group comme membre du CIC.

Le problème n’était donc pas ici uniquement de me situer afin d’obtenir le meilleur accès aux données les plus objectives, mais de comprendre en quoi mon point de vue, ce travail, a participé directement à la construction de mon objet (et donc à consolider mon analyse ?). S’ils reprenaient parfois mes positions, en tenaient-ils compte dans l’évolution de la structure et de leurs pratiques ? Finalement, ils démontraient leur conscience et leurs intérêts pour les enjeux que pouvaient représenter leurs pratiques. Cette dynamique nous apprenait sur la structure, son fonctionnement, son travail et notre sujet. Le terrain englobait par instants notre perspective jusqu’à la confondre. Finalement, les modalités de cette appropriation redevenaient notre objet, nous obligeant à réinterroger notre terrain. Plus largement, nous verrons que l’évolution de la structure au cours de ces quatre années nous renseigne autant sur la position qui m’a été accordée que sur notre sujet.