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II. Des cerveaux en société

2. Pour quelle démarche ?

« Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler concrètement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même. »37

Ludwig Wittgenstein (1982, 14).

Une étude de ces relations entre les trois dimensions de la maladie doit alors méthodologiquement passer par une analyse contextuelle et une démarche empirique. Si les progrès des neurosciences et leurs outils transforment la définition du trouble psychiatrique et l’expérience qu’en fait le malade, il faut s’attacher à décrire les pratiques scientifiques afin de cerner les nouvelles formes d’individualité qu’elles révéleraient. Etant donné que nous feront

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Voir A. Ehrenberg (2004b) pour un développement de ces oppositions.

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Voir par exemple le travail de Robert Aronowitz (1999) qui, à partir d’étude de cas, analyse les processus sociaux et historiques de définition et de classification de maladies somatiques (fatigue chronique, angine de poitrine, etc.) et leur signification. Cette dynamique ferait interagir des facteurs sociaux et des connaissances biologiques dans la négociation des controverses autour d’un consensus sur la maladie.

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Cette citation fait écho à celle de Marcel Mauss : « L’explication sociologique est terminée quand on a vu qu’est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela. » Cité par Louis Dumont (1983, 204, souligné dans le texte).

face à une pratique qui utilisent l’intégralité des outils et des méthodes de la biomédecine38

Notre démarche va être partiellement influencée, dans la lignée depuis les années 90 de nombreuses études en sociologie, ethnologie et histoire de la médecine, par la méthodologie de description des Science Studies et plus spécifiquement le courant de l’acteur- réseau (Akrich, 1987, Akrich, Callon, et Latour, 2006, Callon, 1986, Latour, 1989, Mol, 2002). Les Science Studies ont renouvelé l’approche des terrains d’anthropologie et de sociologie de la médecine. Si les diverses tendances de ce courant sont trop variées pour être exposées ici

(technologies médicales thérapeutiques et diagnostiques de pointe, recherches clinique et fondamentale, associations de collectifs, Evidence Based Medicine, échelle d’évaluation…), l’analyse de la pratique qui nous intéresse va articuler une anthropologie « générale » et une anthropologie de l’innovation.

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, les auteurs ont pour point commun de s’appuyer sur une observation en situation de l’activité scientifique40

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Ce terme est couramment utilisé pour désigner une pratique médicale moderne qui serait marquée par le rapprochement du laboratoire et de la clinique. Nous le verrons plus en détail dans le premier chapitre. Dans le modèle biomédical, qui s’est répandu dans l’après-guerre pour devenir la norme de la pratique médicale, la clinique et le laboratoire sont liés (alors qu’auparavant le second était un outil du premier), leurs frontières brouillées. Cette nouvelle médecine, hautement technologisée, s’appuie sur les bases scientifiques de la recherche fondamentale ainsi que les outils et la méthodologie des essais cliniques. Les bases et normes du savoir médical ainsi que les pratiques (de clinique, de diagnostic, de thérapeutique) en sont transformées. Pourtant, comme le souligne Jean-Paul Gaudillière (1992), ces allers et retours entre le laboratoire et la clinique, entre biologistes et cliniciens, ne vont pourtant pas de soi et restent dans la pratique à analyser et à décrire : « Utiliser le terme de ‘‘biomédecine’’ pour désigner la recherche médicale contemporaine est devenu une banalité mais reste un problème […] car la combinaison ‘‘biologie et médecine’’ est socialement, institutionnellement et scientifiquement rien moins qu’une évidence. Sociologues et historiens ont souvent souligné que les relations entre biologistes et médecins n’ont pas toujours été tenues pour indispensables au progrès médical, qu’elles ne sont pas inscrites par nature dans les pratiques professionnelles des uns et des autres. L’existence de liens entre le travail des biologistes et celui des cliniciens dépend donc de conditions et de processus de médiations qui font de la ‘‘biomédecine’’ une réalité sociale et historique à analyser. » (1992, 108). Pour lui, dans un livre qui est la référence sur l’histoire de la naissance de la biomédecine en France, la biomédecine se caractérise avant tout par une « reconfiguration des rapports », un réalignement des intérêts, entre la médecine, la science, la société, l’Etat et l’industrie (Gaudillière, 2002, 9).

. Le chercheur investit le « laboratoire » afin d’observer les modes de production des connaissances et des faits scientifiques en situation ainsi que les

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Voir l’excellent petit ouvrage de Dominique Pestre (2006) pour une histoire et un panorama de ce courant.

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Ce courant s’appuie sur un principe de symétrie double (ou généralisé) qui marque la fin du cloisonnement moderne : d'une part il faut accorder une importance égale aux sujets et aux objets (ou aux humains et non- humains), d'autre part, il faut étudier le processus de production des faits scientifiques à travers les controverses qui l'animent, donc aussi bien à travers les échecs que les réussites scientifiques. Il ne sert à rien de distinguer la fausseté de la vérité, le rationnel de l’irrationnel, le succès ou l’échec, les « vainqueurs » et les « vaincus », et les traiter sur le même modèle et avec les mêmes méthodes et outils analytiques. Ensuite, les faits scientifiques trouvent leur légitimité en dehors d’eux-mêmes, dans les réseaux socio-techniques qui les portent. Ce sont eux qui vont permettre leur stabilisation. Ce sont donc eux qui doivent être l’objet de la description : il faut réinscrire les événements dans la chaîne des entités qui participent à leur stabilisation. Pour cela, il faut trouver comment les problèmes, les énoncés ou les objets sont traduits : comment, dans ce réseau, ils peuvent passer d’un monde à un autre, comment des liens sont noués entre des activités hétérogènes et pourtant rendues intelligibles pour tous. Voir Latour, 1984 et 1989.

reconfigurations du scientifique (et ici du médical) et du social (Latour, 1984, Latour et Woolgar, 1988).

Dans le domaine de la médecine, les différents travaux qui s’en inspirent (certains auteur n’y sont pas associés mais utilisent leurs outils ou y font explicitement référence dans leur méthodologie comme Löwy, 2002 et Young, 1995) se concentrent le plus souvent autour des pratiques médicales techniques (comme le bloc opératoire : Callon et Rabeharisoa, 1999, Hirschauer, 1991), de la recherche et de l’expérimentation (Lynch, 1988), de la biomédecine et de ses plateformes techniques (Keating et Cambrosio, 2003, Clarke et al., 2000) ou de ses technologies, outils et innovations (Clarke et Fujimora, 1996, Beaulieu, 2001 à 2004, Dumit, 1997 à 2003, Pasveer, 1989 à 1995, Roepstorff, 2002), mais plus rarement sur les pratiques cliniques et hospitalières (Mol, 2002). Soit les pratiques médicales les plus proches du laboratoire et les plus techniques. Le CIC et la DBS, par la diversité des acteurs qu’ils combinent, gagnent à bénéficier de ce type d’approche pour en saisir toute la complexité.

En suivant un protocole de recherche appliquant une innovation médicale neuroscientifique nous aurons l’occasion de voir s’associer des neurologues, des psychiatres, des neurochirurgiens, des anatomistes, des cerveaux, des singes, des tics, un atlas anatomique, des pensées obsédantes, des électrodes, des TOC, une tâche cognitive, des échelles d’évaluations, des parkinsoniens ou des associations de malades pour implanter et prendre en charge des malades psychiatriques et neurologiques. C’est en cela que cette pratique sera innovante : en créant des relations, des liens, entre des entités hétérogènes qui a priori ne peuvent s’assembler et qui, dans ce mouvement, se transforment par combinaisons (Akrich, 1987). C’est dans ces assemblages, dans ces agencements que la DBS va matérialiser entre des éléments de qualité et d’origines multiples qu’apparaît le social (Latour, 2006, 12-17)41

Il reste donc à trouver comment identifier et suivre ces agencements et les reconfigurations de ces agencements et des entités qui les composent. Nous nous inspirons en cela de la perspective d’Annemarie Mol (2002) qui, dans son ethnographie d’un service hospitalier traitant des malades atteints d’athérosclérose, décrit comment la médecine

. Cette technologie, une fois insérée dans les pratiques du CIC, va redéfinir la position des acteurs et leur rôle, va valoriser des actions et redistribuer les fonctions, donner forme à l’espace et restructurer les organisations, participer plus généralement à l’élaboration de nouvelles pratiques ou mondes de pratiques.

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« Le social ne peut être saisi que par les traces qu’il laisse (au cours d’épreuves) lorsqu’une nouvelle association se crée entre des éléments qui ne sont aucunement ‘‘sociaux’’ par eux-mêmes. » (Latour, 2006, 13)

« enacts » ses objets, les transforme, agit sur eux, au travers de ses pratiques. Dans un travail représentatif des théories de l’acteur-réseau, elle suit les multiples formes que prend la maladie dans les situations de prise en charge, dans les récits de malades, dans le discours des praticiens, dans les médias, dans sa circulation entre ces mondes et à travers les objets, événements ou phénomènes (cette multiplicité des maladies impliquant aussi une multiplicité des corps, des pratiques, des intervenants). Nous essayeront, nous aussi, de décrire les acteurs (malades, maladies, chercheurs ou cliniciens) qui émergent selon les lieux, selon les technologies, techniques et savoirs mobilisés (entre la consultation et le bloc opératoire, entre un service de psychiatrie et une animalerie, entre un staff de neurosciences et une association de malade, lors d’une thérapie cognitivo-comportementale ou lors d’une enquête épidémiologique, etc.). Comme le souligne A. Mol, ces multiples facettes (pour elle de la maladie) ne sont pas une décomposition, une « fragmentation », bien qu’elles interfèrent ou s’opposent, mais elles cohabitent, coexistent et se coordonnent dans de mêmes espaces, dans les discours. Elles sont “mutually inclusive” (Ibid., 150) et constituent différents niveaux de sa réalité.

La DBS comme innovation neuroscientifique deviendra alors un objet d’étude de la démarche ethnologique au cœur d’une société à étudier. La démarche nous permettra de décrire ce qui est contenu dans les termes de cérébralité, d’esprit, de neurologie, de psychiatrie ou de neuropsychiatrie, par exemple, qui sont des termes de relations qui se (re)définissent empiriquement, au cœur des pratiques, et non des entités ontologiques qui expliqueraient ou identifieraient (Ehrenberg, 2004b et 2008). En dernier ressort, nous esquisserons notamment le type d’individu que ces associations innovantes font émerger.

De plus, cette démarche nous permettra de nous émanciper de la pesanteur des débats épistémologiques, conceptuels et éthiques. S’il y est fait référence, ce sera pour montrer comment ils sont incorporés dans la pratique et l’orientent. L’objectif n’est pas de juger de la validité des raisonnements, des théories, des arguments avancés ni même de la légitimité éthique de l’entreprise. Il n’y a pas de perspective polémique dans le projet de ce travail. Seulement une tentative d’éclaircissement. C’est un point d’entrée, non de contestation et de validation. Ce travail ne prétend donc pas remettre en cause la finalité des recherches exposées ou évaluer les méthodes et les pratiques des neuroscientifiques de ce centre. Le critère de vérité ou de scientificité est difficilement appréciable et ce n’est pas notre rôle et nous n’en avons pas les moyens. L’avenir et les résultats des protocoles de recherches diront si la technique est efficace et quel est le contenu ou la signification de cette efficacité

(Elizabeth Roudinesco semble déjà avoir la réponse42

Voyons ce qu’il en est et décrivons les entités qui entrent au CIC et celles qui en sortent. Je suis rentré en souhaitant qu’ils m’expliquent comment tout cela (le cerveau, les maladies, le CIC, la recherche, les réunions, les articles) fonctionnaient. Eux m’ont accueilli en spécialiste du contexte et de ses controverses et comme celui qui allait leur expliquer ce qu’ils devaient me dire.

). Ce n’est pas l’ethnologie de l’application d’une technique efficace ou inefficace mais d’une technique qui condense les savoirs et recherches des neurosciences ainsi que l’histoire de ses rapports à la psychopathologie. Ce qui nous intéresse, c’est ce qui émerge des pratiques. Quels sont ces nouveaux objets et « nouveaux » malades (cf. note précédente) ou, du moins, comment sont redéfinis les objets et les malades sur lesquels ils travaillent ? L’avantage du point d’entrée de ce protocole de recherche est que l’on pourra peut-être observer comment des patients sont justement pris dans ce processus et en font l’expérience individuellement dans leur vie.

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Intervention d’Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse et psychanalyste, dans l’émission « A voix nues », sur France Culture, le 7 novembre 2007 : « On est en train, là, de réinventer quelque chose qui avait été complètement abandonné à partir des années 60 : c’est la psychochirurgie. On va y revenir. On avait abandonné la lobotomie, les opérations chirurgicales sur le cerveau, les électrochocs étaient en baisse (c'est-à- dire les grands chocs), on y revient. Aujourd’hui pour traiter des névroses obsessionnelles on est en train de les traiter comme des maladies de Parkinson, c'est-à-dire en mettant des électrodes et des piles dans le cerveau. Ce qui fait que, bien entendu, ça soulage les souffrances psychiques, si vous traitez comme ça, les chocs soulagent, mais les effets secondaires sont effroyables. On transforme alors les gens en vrais malades. Donc, si vous voulez, il faut trouver un équilibre. Et le domaine du comportementalisme, du traitement des symptômes, et de l’autre côté du traitement chimique est en train d’envahir complètement la condition humaine […]. Il y aura un coup d’arrêt parce que ça ne marchera pas. » Merci à Aubane Fontaine pour m’avoir indiqué cette source.

III. Une ethnographie de l’expérimentation à hôpital : bienfaits et