Chapitre 4 : Quels modèles de référence : la psychanalyse de groupe et l’enveloppe culturelle du
I. Etudes de cas
I.3. Du fantasme du retour aux retrouvailles
vue psychique ?
Il semble que cette dimension d’éternité occupe une place importante. En effet, nous pourrions imaginer que la nostalgie, dans un contexte de perte du cadre culturel permet, grâce à ce sentiment d’éternité, de garantir « la pérennité de l’identité même du sujet ». D’une certaine façon, il s’agit d’un retour vers soi salvateur, d’une régression à un mode de satisfaction antérieure pour se sentir « être ». A partir de là nous émettons l’hypothèse suivante : A travers un objet retrouvé, et les souvenirs qui y sont associés, le sujet se rend compte à quel point il a changé et, d’une certaine manière, que rien ne sera plus comme avant. Ainsi, l’étranger à extérieur confronte le sujet à sa propre étrangeté. Ce phénomène a également été décrit par Freud à travers la notion de « l’inquiétante étrangeté »215. « L’inquiétante étrangeté » ne serait‐elle pas, au fond, le sentiment par lequel le sujet réalise à quel point il peut être étranger à soi‐même ? D’une certaine façon, le sujet à travers la rencontre avec l’objet se rend compte à quel point « je est un autre ».
Ayant répondu à la question de la fonction de la nostalgie, nous allons examiner la question des mécanismes sous‐jacents. Jean‐Georges Lemaire parle de « travail de nostalgie »216 pour évoquer ces mécanismes. Il reprend la formule de Lagache, décrivant la nostalgie comme d’un « mécanisme de dégagement ». Ces mécanismes tendent à « développer au sein du moi des capacités de réalisation ». Il s’agirait là d’une façon de « sortir hors de soi et de rentrer en soi ». Dans cette perspective, la nostalgie permet donc l’investissement vers d’autres objets. Il s’agit d’objets « entre deux » qui marquent un pré‐investissement à la mobilisation psychique qu’implique l’expatriation. Comme nous venons d’évoquer les différents phénomènes observés par rapport à la question du narcissisme au cours de la phase liminaire, il s’avère nécessaire d’aborder la question du retour dans l’expatriation.
I.3. Du fantasme du retour aux retrouvailles
Cette phase du retour s’élabore en plusieurs étapes que ce soit d’un point de vue physique mais aussi psychique. Dans un premier temps, le sujet a, à l’esprit, le projet ou le fantasme du retour dans son pays. La deuxième phase est celle de la confrontation à la réalité avec son lot de désillusions. Quant à la troisième phase, elle correspond à celle des retrouvailles avec son environnement et, donc, à la réinscription dans son environnement, à la fois social et familial, avec une éventuelle
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permutation symbolique dans ces différents groupes217. Par rapport à ces différentes problématiques, notre méthodologie nous a conduit à rencontrer uniquement des sujets pendant la phase liminaire de leur expérience d’expatriation. Toutefois, le projet de retour fait partie intégrante des représentations, fantasmes qui nourrissent et structurent le narcissisme du sujet. De plus, ces représentations sont également alimentées par des retours plus ou moins réguliers pendant de courtes périodes dans le pays d’origine. Notre analyse portera donc sur ces fantasmes et projets que nourrissent les individus.
Notre étude nous a permis de constater que la problématique qui se pose pour le sujet est le suivante : l’environnement qu’il a laissé derrière lui évolue alors que ses représentations restent parfois les mêmes. En outre, le sujet lui‐même change. Dès lors, un décalage va se créer entre l’idée que l’individu se fait de son environnement et son environnement réel. Bien évidemment, ce décalage n’existe pas uniquement du côté de l’individu, il figure également du côté des groupes d’appartenance dont les représentations du sujet ne sont plus en rapport avec son évolution. C’est ce double décalage qui se trouve au cœur de la problématique du retour dans l’expatriation. I.3.1. Etre étranger dans son propre pays : le cas de Cécile Afin d’illustrer notre propre concernant cette problématique du retour, nous allons présenter l’étude de cas de Cécile.
Cécile est une professeur expatriée depuis maintenant presque 5 ans qui doit rentrer définitivement en France dans quelques jours pour suivre son compagnon. Elle est angoissée à cette idée et de nombreuses questions autour de sa future vie professionnelle ont émergé lors des entretiens. Va‐t‐elle continuer à exercer son travail ? Va‐t‐elle changer ? Lors du deuxième entretien de passation des tests projectifs à la dernière planche du TAT (planche blanche) elle s’est effondrée : « (imm) C’est la dernière planche ? Du blanc. Euh… si on prend la maison, ce serait après la tempête, une grande étendue de neige encore intouchée, inviolée qui attend qui attend que des enfants se jettent dedans sauvagement. Une page blanche, c’est aussi une nouvelle histoire, écrire de nouvelles choses. Ça peut être terrifiant parce qu’on ne sait pas trop toujours se mettre à écrire… des nouveaux trucs, c’est difficile… Ah ! et puis euh (pleure) ça c’est inattendu (rires)… je vais rester sur la page blanche… je suis désolée (elle pleure). C’est difficile à prévoir avec une page blanche… L’angoisse de l’inconnu, ce qui est pourtant assez paradoxal. Ça me fait un peu flipper… le retour en France. »
Cette dernière planche des tests projectifs fait émerger une angoisse de séparation en rapport avec son départ de Chine. Elle a investi ce lieu, comme étant chez elle, et finalement la France devient l’étranger. Nous assistons donc à un déplacement dans lequel la Chine est le familier et la France l’inconnu. Nous observons une sorte de retournement narcissique et identitaire dans lequel Cécile devient étrangère dans son propre pays. Comment pouvons‐nous expliquer ce phénomène ? D’après le modèle de l’enveloppe culturelle du moi, nous pensons que, lorsqu’un individu investit un lieu, un travail de liaison pulsionnel se met en place au cours duquel il introjecte dans son moi la culture de cet environnement. Ainsi, le moi finit par intégrer les perceptions de l’étranger par identification successive. Dans cette perspective, une partie du moi est composée de l’introjection de ces éléments. Dès lors, le retour du sujet dans l’environnement d’origine fait que cette partie du moi se sent « étrangère ». Autrement dit, cet élément ne se reconnaît plus dans l’environnement d’origine.
I.3.2. De l’expatriation à l’immigration
Nous avons pu observer un autre cas dans lequel l’expatriation est une étape vers un processus d’immigration, c’est‐à‐dire d’installation définitive dans le pays. Ici, la question du retour ne se pose plus, mais interroge l’individu sur ses origines et sa place dans la chaîne familiale et sociale. Le narcissisme est alors replacé dans le lien de filiation. D’ailleurs, comme le rappelle René Kaës « le narcissisme est profondément ancré dans la question de l’origine du sujet »218. La question qui se pose alors concerne non seulement les origines du sujet mais également sa propre descendance et ce qu’il va transmettre.
Jean est un expatrié qui travaille dans une entreprise à Chengdu, il habite en Chine depuis presque 5 ans. Il a rencontré une chinoise depuis plusieurs années et ne pense pas revenir en France. Toutefois, et avec le temps les liens avec sa famille ont commencé à se distendre. Il commence à se poser des questions sur son rapport avec sa propre famille et ses origines : « Avec la famille… (silence) je dirais que la maturité – surtout ces derniers mois plus qu’autre chose – je me rends compte qu’il ne faut pas que je perde de vue les origines quand même, garder un lien avec la famille, les enfants, les neveux je veux dire surtout. »
Jean prend conscience que l’inscription dans un nouveau lieu doit se faire dans la continuité de ses liens de filiation. Les liens d’affiliation ne peuvent se faire sans la prise en compte des liens de filiation.
Plus tard, dans l’entretien, il évoque ce qu’il souhaite transmettre à ses propres enfants ; il parle notamment de l’éducation : « si je rentre en France ou en Europe, ou en Angleterre, ce sera juste pour l’éducation, pour la famille… et ensuite peut‐être revenir en Chine pour la vie, le travail et tout ». Jean évoque ainsi la façon dont il pourra inscrire ses propres enfants dans cette chaîne filiative. Penchons‐nous à présent sur les résultats aux deux tests projectifs : le Rorschach et le TAT.
II.� Analyse qualitative des protocoles de Rorschach
L’utilisation des planches de Rorschach présente un double intérêt quant à la question narcissique. Elle renvoie à l’inconnu à deux niveaux. D’une part, il s’agit d’une situation nouvelle et d’autre part, c’est un matériel non‐figuratif. Cela rappelle, à un certain niveau, la situation d’expatriation dans laquelle le sujet doit lier des perceptions nouvelles et inconnues à des représentations. Le sujet se trouve ainsi confronté à un matériel perceptif « étrange » auquel il doit donner une interprétation. Sur le plan narcissique, le Rorschach nous renseigne sur la qualité des fondements identitaires. En effet, l’organisation spatiale des planches de Rorschach, unitaire ou bilatérale, « défini[t] des modalités du fonctionnement psychique impliquant la mise à l’épreuve des assises narcissiques du sujet »219. Le Rorschach est donc un outil précieux pour l’exploration des représentations de soi et des relations d’objet au moment où le sujet interprète les planches.Dans la perspective de nos hypothèses de travail sur le rôle de la perception et des sensations au niveau narcissique, les qualités sensorielles du Rorschach constituent un précieux outil de renseignement des mouvements narcissiques archaïques à l’œuvre dans l’expatriation.