Chapitre 4 : Quels modèles de référence : la psychanalyse de groupe et l’enveloppe culturelle du
II. Analyse qualitative des protocoles de Rorschach
ses liens de filiation. Les liens d’affiliation ne peuvent se faire sans la prise en compte des liens de filiation.
Plus tard, dans l’entretien, il évoque ce qu’il souhaite transmettre à ses propres enfants ; il parle notamment de l’éducation : « si je rentre en France ou en Europe, ou en Angleterre, ce sera juste pour l’éducation, pour la famille… et ensuite peut‐être revenir en Chine pour la vie, le travail et tout ». Jean évoque ainsi la façon dont il pourra inscrire ses propres enfants dans cette chaîne filiative. Penchons‐nous à présent sur les résultats aux deux tests projectifs : le Rorschach et le TAT.
II.� Analyse qualitative des protocoles de Rorschach
L’utilisation des planches de Rorschach présente un double intérêt quant à la question narcissique. Elle renvoie à l’inconnu à deux niveaux. D’une part, il s’agit d’une situation nouvelle et d’autre part, c’est un matériel non‐figuratif. Cela rappelle, à un certain niveau, la situation d’expatriation dans laquelle le sujet doit lier des perceptions nouvelles et inconnues à des représentations. Le sujet se trouve ainsi confronté à un matériel perceptif « étrange » auquel il doit donner une interprétation. Sur le plan narcissique, le Rorschach nous renseigne sur la qualité des fondements identitaires. En effet, l’organisation spatiale des planches de Rorschach, unitaire ou bilatérale, « défini[t] des modalités du fonctionnement psychique impliquant la mise à l’épreuve des assises narcissiques du sujet »219. Le Rorschach est donc un outil précieux pour l’exploration des représentations de soi et des relations d’objet au moment où le sujet interprète les planches.Dans la perspective de nos hypothèses de travail sur le rôle de la perception et des sensations au niveau narcissique, les qualités sensorielles du Rorschach constituent un précieux outil de renseignement des mouvements narcissiques archaïques à l’œuvre dans l’expatriation.
II.1. Appréhension du matériel
Le premier élément qui ressort de l’analyse des protocoles concerne l’appréhension du matériel. Nous constatons deux tendances. La première est la nécessité, pour certains sujets, de s’appuyer sur le chercheur en posant par exemple un grand nombre de questions. La deuxième tendance concerne les appréciations récurrentes sur le matériel, comme par exemple des remarques positives ou négatives.
Confrontés au matériel, certains sujets s’interrogent beaucoup. De ce point de vue, le protocole d’Aurélie est paradigmatique.
Planche I :
« On sort des trucs normaux ? » Planche II :
« Bizarre, parce que là franchement... (˅) On a le droit de le tourner… (<) (10’) Tu en as d’autres des comme ça ? [Rire] Plus ou moins l’Australie en arc… euh… voilà. Je trouve que ça (rire). »
Cet étayage sur le clinicien rend compte, chez Aurélie, d’une fragilité narcissique face aux représentations que sollicitent les planches. Le recours au chercheur est utilisé pour pallier aux difficultés face aux perceptions du matériel. Nous constatons, chez cette jeune femme, que la confrontation aux planches conduit à un gel de l’activité pulsionnelle révélée par l’absence de réponses K lors de son protocole.
La présentation des planches apporte un autre mouvement. Nous constatons de nombreuses remarques sur le matériel sur un versant positif ou négatif. Planche II (Françoise) : « Elles sont jolies ces planches. Soit elle a attrapé quelque chose et donc en fait c’est le sang de la proie… Ça ne m’évoque pas grand‐chose en fait. Je ne sais pas trop quoi vous dire sur celle‐ci. » Planche IV (Julien) :
« C’est sûr que ce n’est pas très attrayant mais ça parle à mon inconscient qui a été nourrit par la télé et par la société tout ça, donc c’est logique en fait, ce n’est pas quelque chose qui me… qui me fait envie dans le sens où ce n’est pas une image que j’ai envie de regarder tous les jours. » Chez Françoise, on note une focalisation sur ses propres ressentis avec une appréciation de la qualité des planches. Ce processus permet ensuite d’évoquer la dimension agressive. Chez Julien, nous observons un mouvement de projection sur le matériel, étant une tentative de se débarrasser du mauvais, induit par la perception.
II.2. Représentation du corps
Sur le plan narcissique, nous observons des représentations corporelles ou objectales souvent dégradées, ce qui implique une atteinte narcissique renvoyant directement aux questions identitaires. Planche II (Fanny) : « Ce serait un clown… qui serait un peu bizarre mais comme s’il était peut‐être déchiré. A mon avis, un clown qui pourrait faire peut‐être un peu peur. Ça ne serait pas un clown marrant. » Dans un premier temps une représentation de bonne qualité et originale émerge (clown), suivie très rapidement d’une attaque de l’intégrité corporelle. Ce mouvement psychique entraîne l’émergence d’une angoisse transitoire. Fanny parvient ensuite à se récupérer sur le plan de ses assises narcissiques. Une analyse plus poussée des représentations du corps nous a permis d’observer d’autres processus en jeux. En effet, comme nous le constatons chez Julien, il y a des confusions dans l’organisation de l’image du corps. Planche IV : « Ces extra‐terrestres qui on ne sait pas où est le visage, on ne sait pas où sont les premiers yeux ou est‐ce qu’il y en a plusieurs. Du coup, il y a comme une similarité avec les têtes
d’insectes. Voilà, pour moi, c’est typiquement une tête d’insecte où on ne sait pas si le visage c’est la première partie… petite ou c’est l’ensemble en fait. »
Cette réponse nous paraît tout à fait caractéristique d’une confusion de l’organisation corporelle en lien avec une atteinte narcissique majeure chez Julien. Cette confusion fait émerger des représentations « étrangères » remettant en cause les fondements identitaires. Cela signe à notre sens, la mise à mal du processus d’identification chez Julien.
II.3. Les contenus
Cette observation du protocole de Julien permet d’aborder la question des représentations identitaires dans le cadre de l’expatriation. En effet, nous observons la présence récurrente d’images de monstres, d’aliens, ou d’extra‐terrestres. De ce point de vue, le protocole de Julien est paradigmatique. Nous observons ces représentations quasiment à toutes les planche (I, II, III, IV, VI, VII, IX).
Planche III :
« C’est l’imagination qui prend le dessus. Ouais, comment expliquer ça ? C’est comme deux extra‐terrestres qui se font face en fait. Il n’y a pas d’émotion particulière, »
Planche VI :
« Alors ça ressemble à une espèce de raie manta… mais encore sous… mais encore un peu trafiquée, comme un monstre dans les films de science‐fiction encore une fois… »
Nous observons la présence de ces représentations également dans d’autres protocoles. Nous nous sommes donc posé la question des raisons de cette récurrence d’images de l’étranger non humaines. Nous faisons ici l’hypothèse que la différence culturelle renvoie à la différence fondamentale et constitutive entre humain/non humain qui émerge dans les protocoles de Rorschach. Nous rejoignons ici la proposition faite par René Kaës sur cette question : « Ma thèse est que cette « troisième différence » (différence culturelle), celle qu’organise l’opposition des cultures métaphorise toutes les autres, et que les termes de la transgression sont interchangeables : l’autre
culturel, l’étranger, est un animal (un sous‐homme), un monstre, un enfant…. Autrement dit, la différence culturelle peut être le déplacement ou la condensation de la différence sexuelle ou de la différence entre les générations »220. En ce qui concerne les contenus, nous observons également la présence de représentations hybrides homme/animal, animal/homme ou encore animal/animal dans plusieurs protocoles. Planche VII (Julien) : « Dans celui‐là si on n’y regarde un peu autrement c’est comme un… enfin moi, j’y vois une espèce de tête entre éléphant et chien. » Planche VII (Fanny) : « là une tête un peu de cochon, qui serait peut‐être un peu mi‐rat, mi‐homme (12). »
Il est intéressant de noter que ces réponses ont été données à la planche VII, qui est un excellent révélateur des relations précoces. Cette planche renvoie ainsi à la dimension la plus fondamentale de l’identité221. Dès lors, quelle interprétation pouvons‐nous donner de ces réponses hybrides ? Nous pensons que ces représentations sont révélatrices de la problématique identitaire que traverse les expatriés. En effet, le sujet doit composer avec deux cultures, l’une interne, l’autre externe. Dans ce cas, les réponses hybrides viennent illustrer le processus psychique de composition identitaire à l’œuvre dans l’expatriation. Ici, il s’agit de savoir si les réponses hybrides sont révélatrices d’un clivage du moi ou si elles étaient les prémisses d’un travail d’élaboration de cette différence ayant conduit à un processus d’élaboration d’une identité multiple.
Dans ce cadre, les réponses hybrides ne sont pas forcément révélatrices d’une pathologie narcissique, elles peuvent également représenter un processus psychique menant à la construction d’une identité multiple, sans pour autant que ce phénomène ne remette en cause les fondements identitaires. II.4. Sensibilité au Dbl ������������������������������������������������������������������������������������������������������������������� ������������������ �����������������������������������������������������������������������������������
L’analyse des protocoles montre une sensibilité particulière au vide (Dbl). L’observation des réponses aux deux planches qui renvoient à cette problématique (planche II et VII) nous permet de dégager une tendance par rapport au Dbl. Ainsi, des mouvements dépressifs émergent, renvoyant à des représentations de mort.
Planche VII (Robert) :
« Mais à part ça…Là il y a un grand vide quand même. Ça fait penser à quelque chose de vide, de creux, pas quelque chose de plein. Ça n’a pas l’air de quelque chose de vivant pour moi. Il y a des images ça me fait penser à quelque chose de vivant, mais là non. C’est un peu paradoxal, parce que ça me donne une idée de mouvement, mais en même temps c’est quelque chose qui n’apparaît pas vivant en fait… Un corps un peu mort qui, peut‐être serait poussé par le… par le vent ou quelque chose, pas quelque chose de vivant en soi. » Dans la réponse de Robert, nous constatons que le Dbl renvoie directement à la représentation de la mort. Robert tente ensuite de lutter contre cette image en donnant du mouvement à l’objet, puis en l’animant. Ce processus anti‐dépressif échoue à redonner de la vie à l’objet qui reste passif « poussé par le… par le vent ».
A cette planche, il est intéressant de noter un autre phénomène qui apparaît notamment lorsque Robert évoque l’image de la mort en rapport avec un élément sensoriel qu’est la couleur : « Je pense que c’est la couleur aussi, c’est très pâle et ça ne bouge pas. » Ici, la dimension sensorielle et perceptuelle rend compte d’un « marquage » subjectif qui fait émerger des éléments dépressifs présents chez Robert.
Ce mouvement dépressif est encore plus important chez Jean avec une représentation massive de l’image de la mort.
Planche VIII :
« Un grand vide. Sans le noir et blanc ça donnerait, je ne sais pas… Le visage de la mort, pas comme on l’imagine avec juste un squelette et la faux mais vraiment un visage horrifié. »
Ici Jean met en avant l’image de la mort incarnée par une représentations massive d’angoisse, laissant entrevoir le lien entre la dimension narcissique et la mort. Le mythe de Narcisse met cette idée en scène, lorsque le personnage se laisse dépérir après avoir découvert son reflet dans l’eau.
II.5. Angoisses
La régression induite par ce matériel fait également émerger d’autres types d’angoisses archaïques. Nous voyons apparaître, dans nombre de protocoles, des éléments paranoïdes face aux représentations réveillées par la perception du matériel. Ces angoisses comportent plusieurs types de conséquences psychiques.
Planche II (Aurélie) :
« Bizarre, parce que là franchement... (˅) On a le droit de le tourner… (<) (10’) Tu en as d’autres des comme ça ? [Rire] Plus ou moins l’Australie en arc… euh… voilà. Je trouve que ça (rires). »
Nous notons chez Aurélie que la présentation de cette planche entraîne un choc et une sidération psychique, venus figer une représentation géographique. L’activité pulsionnelle et fantasmatique est ainsi bloquée. Dans d’autres protocoles, et notamment celui de Robert, des angoisses paranoïdes ont émergé. Les planches VIII et IX sont, de ce point de vue révélatrices. planche VIII : « Là ce sont deux animaux (D rose lat), plutôt des fauves, des prédateurs. » Plus loin il décrit : « Le jaune ça m’a fait penser à quelque chose comme des flammes, quelque chose de dangereux, de chaud. Le haut me fait penser à quelque chose de plus froid et en bas plus chaud, mais ici quelque chose de plus sécurisant (en haut). Donc, ils cherchent peut‐être à s’enfuir de leur problème ou leur difficulté et laisser de côté… Donc là, c’est quelque chose de brûlant où on ne peut pas vivre vraiment. Ils essayent de trouver leur place en fait, je pense. C’est un air quand même assez menaçant, ils sont assez prédateurs j’ai l’impression, ils en veulent quoi.... Il y a peut‐être des proies, je ne sais pas, on ne les voit pas mais en tout cas ils se déplacent vers le haut, il y a une idée d’aller vers le haut. Quitter ce qu’il y a en bas pour aller vers le haut. » La première représentation est angoissante pour Robert. Cette inquiétude envahit une autre partie de la planche que les prédateurs cherchent à fuir. Nous voyons ensuite les références personnelles
surgir : « Donc, ils cherchent peut‐être à s’enfuir de leur problème ou leur difficulté et laisser de côté… Donc là, c’est quelque chose de brûlant où on ne peut pas vivre vraiment. Ils essayent de trouver leur place en fait, je pense. »
Cette vision vient également envahir la planche suivante avec des représentations de plus en plus angoissantes. La frontière entre extérieur et intérieur semble ne plus être assurée.
Planche IX :
« Houlà ben, je ne vois pas vraiment de formes qui se dégagent. Je vois quand même deux orifices ici. Ça pourrait être un nez, vaguement un nez, un museau. Ce n’est pas une image très sécurisante, je trouve… (8’) Je ne trouve pas ça harmonieux du tout. Ça ne me dit pas vraiment d’histoire, l’image d’avant me parlait plus, celle‐là ne me parle pas du tout en fait... J’ai plutôt l’impression d’une image qui va vers l’avant, il y a comme du relief, j’ai l’impression que ça sort comme ça. »
A cette planche nous voyons des mouvements projectifs se mettre en place. Ils mettent à mal la frontières entre les perceptions et les représentations (« j’ai l’impression que ça sort comme ça »).
III.�Analyse qualitative des protocoles de TAT
L’analyse des planches de TAT nous permet de mettre en exergue, en complément du Rorschach, des éléments de la problématique au niveau narcissique chez les sujets de notre étude. Nous constatons ainsi la présence de nombreux procédés du discours révélant des problématiques narcissiques de manière plus ou moins transitoire.
III.1. L’investissement narcissique
Nous constatons, dans un premier temps, la présence d’éléments indiquant un investissement narcissique (CN). Ces procédés, qui se déclinent en différentes tendances, révèlent une instabilité plus ou moins transitoire.
Nous notons tout d’abord beaucoup d’interventions avec une identification et un investissement d’un personnage comme représentation personnelle (CN‐1). Ce procédé peut ainsi révéler plusieurs processus psychiques.