Chapitre 4 : Quels modèles de référence : la psychanalyse de groupe et l’enveloppe culturelle du
I. Etudes de cas
I.1. Du projet de départ à la séparation
I.1.1. Avant le départ : le projet et le fantasme du départ
I.1. Du projet de départ à la séparation I.1.1. Avant le départ : le projet et le fantasme du départ �� Idéalisation du départ ou idéal du moi
Les raisons qui poussent les individus à s’expatrier sont multiples et nombreuses. Toutefois, et malgré la mise en avant de facteurs économiques, nous constatons qu’il existe toujours une dimension psychique liée au départ. Ainsi, le projet est déjà nourri par un certain nombre de fantasmes et d’illusions. Ici, la place de l’idéal du moi est essentielle. Ce processus psychique décrit dans le texte pour « introduire au narcissisme » met en avant le lien entre le narcissisme primaire et les idéaux parentaux et sociaux203. Le sujet tente de se confronter à cette instance et nous pouvons penser que le projet du départ est une façon de s’y conformer. L’exemple de Françoise est une illustration de cette double dimension narcissique et sociale.
Françoise est une expatriée de 49 ans venue en Chine suite à une séparation avec son mari il y a quelques mois. Ses enfants sont « maintenant grands » et elle en a profité pour mettre sur place ce projet. Elle est juriste en France et a ainsi souhaité apprendre le Chinois dans l’éventualité de travailler dans ce pays. Dès le début de l’entretien, nous constatons que ce projet est présent depuis son enfance. A la question posée sur les raisons qui l’ont poussée à partir, elle répond rapidement : « Elles sont très anciennes : j’ai ma grand‐mère, lorsque j’étais petite, m’a souvent parlé d’Alexandra David‐Neel et quand j’ai passé mon Bac un peu après j’ai un petit peu voyagé avec ma famille et j’avais envie de partir en Chine. Sauf que j’ai 49 ans aujourd’hui et qu’à cette époque‐là ce n’était pas forcément aussi simple, et que ma mère n’a pas du tout souhaité que je parte en Chine. Donc elle m’a permis de partir un peu à Londres avant de commencer mes études. A Londres, il y a un Chinatown mais ça ne me semblait pas tout à fait correspondre à mon objectif. J’ai donc été à la Fac, suivi des études et là j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari, on a créé une famille. Donc le temps est passé et mon rêve de partir en Chine, cet intérêt pour la civilisation chinoise est resté toujours au plus profond de moi, mais n’a pas pu être concrètement réalisé. »
Plusieurs éléments parcourent le discours de Françoise. Tout d’abord, on observe la référence à une figure emblématique féminine (Alexandra David Neel) à laquelle on peut penser qu’elle s’est identifiée très tôt par l’intermédiaire de sa grand‐mère. Nous voyons ici la présence à la fois d’un idéal, fruit d’une figure familiale introjectée (la grand‐mère) mais également une référence sociale mythique. Ensuite, il est question des interdits parentaux portés sur la réalisation de cet idéal. Toutefois, cet idéal introjecté reste très présent (« au plus profond de moi »). Nous constatons ainsi que ce projet s’inscrit dans l’idée d’une confortation de son moi à ses idéaux.
L’étude du cas de Françoise révèle cette double dimension narcissique qui se nourrit à la fois des images parentales et sociales. Nous avons pu constater que cet idéal social était central chez les jeunes expatriés. En effet, comme nous l’avons évoqué précédemment, plusieurs images et fantasmes sont véhiculés par nos sociétés autour d’individus « sans frontières » libérés de leurs lieux d’origine. Le « mythe » de l’aventurier occupe une place importante dans l’imaginaire de certains expatriés, faisant partie intégrante des fantasmes qui nourrissent cet idéal du départ.
Plusieurs sujets évoquent de façon plus ou moins explicite cet élément, mais c’est Aurélie, une jeune expatriée venue en Chine pour apprendre la cuisine chinoise et ouvrir un restaurant chinois à Bordeaux lors à retour qui l’énonce de la façon la plus explicite en différenciant deux catégories d’expatriés : « les Français qui viennent ici, les étrangers qui viennent ici, il y a deux catégories : ceux qui viennent ici pour un emploi qui est déjà … euh des vrais expat quoi et puis après, il y a les aventuriers comme moi. ». Aurélie s’identifie ainsi très clairement à une image idéalisée qui lui a permis de mettre en place ce projet.
�� De la fuite à l’errance
Un autre élément est apparu lors de l’analyse des entretiens. Nous avons constaté, à plusieurs reprises, que ce projet de départ s’inscrivait dans un processus de fuite d’un environnement familial, social et/ou culturel.
Le mot « fuite » est issu du latin « fugere » qui renvoie à la notion d’éloignement et de refuge. La fuite est donc une façon pour le moi de s’éloigner d’un danger et de trouver un lieu de protection. Dans ce contexte, le départ du groupe familial et/ou social participe d’une volonté de préservation narcissique contre des éléments trop dangereux pour le moi. L’étranger prend ainsi la place d’un
refuge contre les menaces extérieures. La question est celle de savoir quelle est la nature de cette menace. En effet, dans le cadre d’un exil, par exemple, le sujet doit fuir une situation qui met en danger sa vie. Nous pouvons penser que dans le cadre de l’expatriation, la fuite s’inscrit davantage dans le rejet d’un groupe familial et/ou social. Mais, ce faisant, le sujet ne risque‐t‐il pas d’être dans une fuite des propres parties de son moi. En d’autres termes fuir, ses différents groupes d’appartenance n’est‐il pas un moyen de se fuir soi‐même ? Dans cette perspective, la fuite ne risque‐t‐elle pas de se transformer en errance ?
Julien est un jeune cuisinier arrivé à Chengdu depuis un peu moins de 2 ans. C’est un expatrié qui a déjà vécu à l’étranger et qui évoque les raisons de ses départs successifs dans différents pays depuis 5 ans. Il est allé en Irlande, puis en Nouvelle‐Zélande et, enfin, en Chine. Tout d’abord, il parle des raisons qui l’ont poussé à quitter la France : « Moi, je n’ai pas eu une enfance facile et en gros je voulais fuir, fuir la France. »
Il évoque plus loin un autre élément essentiel dans son projet de départ : « Moi, je suis Réunionnais de sang et de culture un peu, parce qu’on m’a éduqué, mes deux parents sont Réunionnais. Donc dès le départ, il y avait une petite différence, ensuite il y a eu beaucoup de différences qui sont liées à mon enfance et aux épreuves que j’ai pu avoir dans mon enfance, et tout ça a fait que j’ai voulu fuir »
Cette fuite se caractérise par des départs successifs dans différents pays. Julien s’identifie ainsi très vite à une sorte de « nomadisme » avec une difficulté d’habiter un endroit sur le long terme. Ainsi, la rupture et la séparation n’ont jamais vraiment lieu et ne peuvent s’élaborer : « C’est le problème, c’est le bug du voyageur en fait parce que quand il commence à voyager et qu’il y prend goût, c’est très difficile de se poser. » Plus loin, il rajoute « Au bout d’un an je m’ennuyais ». Au fur et à mesure de l’entretien, Julien parle d’une période pendant laquelle il a consommé beaucoup de drogues : « En fuyant la France, en fuyant la famille, en fuyant ma vie d’avant, on va dire le passé, il y a quand même eu des drogues, l’utilisation de drogues et ça ce n’est pas du tout anodin. Je pense que sans cette utilisation de drogues dans les psychotropes, en tout cas la Marijana en premier et puis, ensuite les drogues beaucoup plus fortes, sans cette espèce de soupape en fait ce n’est pas dit que j’aurais fait du chemin. Parce que je n’étais pas bien pendant une bonne période de mon existence, et ça m’a permis un peu de canaliser ma différence en fait, par rapport à la société, par rapport à mes problèmes, c’était des choses que j’avais à évacuer. Ça me permettait d’être dans mon monde sans que je ne me pose trop de questions. »
L’étude de cas de Julien nous renseigne à plusieurs niveaux. Tout d’abord, Julien évoque les difficultés qu’il a subies pendant son enfance et son sentiment d’être différent à cause de ses origines culturelles. Nous pouvons penser que les perceptions de son environnement, familial et culturel, réveillent des représentations douloureuses sur le plan narcissique. L’élaboration de ce vécu infantile qui permettrait d’aborder la question de sa propre différence reste, pour l’instant, impossible pour lui. Nous pouvons dès lors penser que ce départ s’inscrit dans une volonté de fuir les représentations de son propre moi. Julien se retrouve dans une errance qui l’empêche d’investir un lieu.
Dans ce contexte, il tente d’échapper à son passé par plusieurs moyens. Pour ce faire, il utilise des drogues comme une « soupape » pour régler cette problématique. Ces observations rejoignent des recherches qui tentent de comprendre le lien entre migration et addiction. Pour Thierry Baudet et Marie‐Rose Moro, le recours aux drogues dans le cadre migratoire, est une tentative pour l’individu d’élaborer la question identitaire204. Dans ce contexte, le cannabis permet deux choses : à la fois de réactiver une rêverie qui est devenue impossible et également de calmer la douleur psychique interne en anesthésiant les affects. « Tel un objet transitionnel, le « joint » est une tentative de combler le vide et faire du lien dans cet « entre‐deux »205
Nous reprenons également les travaux développés par Joyce Mc Dougall sur l’addiction206. Cette auteure considère l’addiction comme un mécanisme de défense contre la douleur psychique. La drogue servirait à se guérir d’un état insupportable où les affects seraient considérés comme dangereux pour la survie psychique. Le sujet évite ainsi toute pensée ou situation pouvant le confronter à cette partie de son moi. De ce fait, vont s’installer des espaces « désaffectés » dont le sujet n’aura même pas conscience.
Cette « économie de l’affect » entraîne un clivage entre la pensée et les ressentis corporels (émotions). Joyce Mc Dougall parle ainsi de « désaffectation » pour décrire ce clivage. Pour elle, il s’agit bien d’un processus défensif contre les affects qui menacent le sentiment d’intégrité du sujet. Dans cette configuration, l’affect a deux destins :
‐� le premier est la dispersion de l’affect. Ce dernier est pulvérisé par un passage à l’acte permanent. L’appareil psychique court‐circuite tout le travail élaboratif. L’acte prend la place de l’imaginaire et du ressenti, réduisant ainsi le travail du pré‐conscient. ����������������������������������������������������������������������������������������������� ����������������� �����������������������������������������������������������������������������
‐� Le deuxième destin de l’affect se fait par processus de resomatisation. L’affect est transformé en un besoin somatique faisant le lit de comportements addictifs. La partie physiologique s’exprime seule comme chez l’infans avant l’acquisition du langage. On peut alors parler d’une régression somatique quand le corps devient le seul moyen de s’exprimer pour l’affect. Pour expliquer ce phénomène, Joyce Mc Dougall considère qu’il s’agit d’un défaut d’introjection des premiers objets d’attachement. L’autre devient alors un objet palliatif au moi. Par la suite, le sujet cherchera une solution palliative à ce manque d’introjection et aura tendance à se tourner vers des comportements addictifs. Bien entendu, ce processus d’autoguérison ne peut que s’avérer un échec, car l’objet toxicomaniaque n’a d’effet qu’un temps. �� Le projet du départ : partir pour changer Quand l’expatriation n’est pas une fuite mais qu’elle s’inscrit dans une volonté de partir pour réaliser un projet et ainsi accéder à une autre place, on observe que les processus psychiques en jeu sont très différents. Nous constatons que l’accès aux affects n’est pas coupé et qu’émergent des sentiments de tristesse qui permettent l’élaboration de la perte. Pour ce faire, il faut que les objets qui ont été introjectés soient suffisamment sécurisés pour aider le sujet à partir sans remettre en question, de façon trop fondamentale, son identité et son sentiment d’existence.
Nous souhaiterions évoquer ici le cas de Fanny, une expatriée qui est partie en Chine pour plusieurs raisons. Elle évoque notamment sa volonté de vivre cette expérience seule : « Je savais que je partais toute seule en plus, je n’avais pas d’amis ici, pas de connaissances. J’avais vraiment envie d’avoir une expérience à moi et partir toute seule et de me confronter un peu à... ». Fanny parle de son projet de partir dans la perspective de vivre une expérience en dehors de son environnement familial afin d’accéder à une autre place et ainsi devenir adulte. L’expatriation devient une expérience, une sorte de rite de passage entre l’état adolescent et l’état adulte. Cette expérience se caractérise également par des affects de tristesse qu’elle évoque en parlant de nostalgie : « On a un peu souvent des hauts et des bas mais c’est sûr qu’ici c’est peut‐être plus important finalement parce que ce n’est pas notre culture et des fois on a peut‐être un peu moins de proches aussi avec qui en parler. Ce sont aussi peut‐être des moments un peu de nostalgie quand on a des petits coups de moins bien aussi peut‐être, je pense. » Ici, la nostalgie confirme le
travail de deuil par rapport à son ancienne position et, donc, la possibilité d’occuper une nouvelle place.
Plus loin elle évoquera les effets que cette séparation a eus sur sa place « J’ai beaucoup grandi, au point de vue professionnel aussi, en deux ans j’ai fait vraiment énormément de choses ici, par rapport au fait que je suis déjà patronne même si quelque chose, un petit truc mais ça m’a demandé beaucoup beaucoup d’énergie, en plus je suis étrangère, par rapport à ici où la culture est complètement différente, donc ça m’a fait repousser mes limites des fois. C’est sûr que j’ai bien grandi. »
Le cas de Fanny nous permet d’apprécier un type de processus psychique par lequel le sujet passe dans le cadre de l’expatriation. Ainsi, nous constatons que cette expérience éprouve le sujet dans sa subjectivité et qu’elle peut devenir potentiellement source de créativité.
Après avoir apprécié les enjeux narcissiques liés au projet d’expatriation, nous allons parler de la rupture narcissique de ce départ.
I.1.2. La rupture du départ
Le départ soumet le sujet à une séparation avec son environnement. Cette rupture va induire un certain nombre de processus psychiques qui dépendent à la fois de la fragilité narcissique du sujet et des conditions dans lesquelles l’individu arrive. En fonction de ces éléments, le départ pourra être vécu de différentes façons.
Dans tous les cas, nous constatons que la séparation est un moment critique sur le plan narcissique. Nous allons ici évoquer l’étude de cas de Robert pour préciser les enjeux de cette séparation. Le déracinement : le cas de Robert
Robert est un jeune professeur de français arrivé il y a quelques mois dans la ville de Chengdu. C’est sa deuxième expérience d’expatriation en Chine. La première fois, il était venu pour un poste de professeur au sein d’une ville plus petite, au centre de la Chine. Après son retour en France, et suite à des difficultés pour trouver un travail, il a décidé de revenir pour une période d’au moins deux ans. Le départ et l’arrivée en Chine, lors de sa première expérience, ont été très éprouvants sur le plan psychique. Il évoque lui‐même une sensation de « déracinement » avec des éléments traumatiques.