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1. LA PERCEPTION DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE SOUS L'ANGLE DE LA THÉORIE

1.1 Le construit de théorie subjective et de représentation sociale

Dans cette partie, il s’agit de considérer comment la maladie est vécue par le sujet “ malade ”33, ses conséquences et les transformations de soi qui en découlent en interaction avec l’environnement mais au-delà des caractéristiques attribuées par le monde médical.

33 Nous utiliserons tout au long de notre écrit de façon indifférenciée et pour des raisons de

commodité liées à l’évitement de répétition : les termes de malade, patient, personne malade, personne atteinte de maladie chronique etc. Cependant au travers de ces termes, il est entendu que nous évoquons un sujet avec toute la part de proactivité, réactivité et subjectivité qui y sont liée.

En effet, sous l’influence de la médecine moderne et du modèle biomédical, il existe une forte tendance à considérer santé et maladie comme se réduisant à « l’état organique d’un corps individuel, défini et pris en charge par l’institution médicale » (Herzlich, 1993 In Flick, 1993, p. 347).

Or l’annonce d’un diagnostic de maladie revêt une autre réalité touchant à la réalité subjective du sujet en termes de perception vis à vis de son corps, de son psychisme et de son existence sociale. Plus précisément trois niveaux sont en étroite relation : le niveau somatique qui porte sur les aspects corporels, biochimiques et anatomiques en lien avec les symptômes de la maladie, le niveau psychologique que sont le vécu et le comportement en lien avec le niveau émotionnel, le niveau sociologique sous l’angle de l’intégration de la personne aux normes et aux exigences sociales. Dans cette perspective, nous nous situons dans les composantes subjectives de la personne atteinte de maladie chronique (Schulze et Welters, 1993 In Flick, 1993).

Encore à l’heure actuelle, c’est l’explicitation de la perception quotidienne de la santé et de la maladie qui est fortement interrogée et nombre de disciplines scientifiques telles que la psychologie médicale et sociale, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la médecine tentent de déceler le rapport entre science et sens commun (Flick, 1993). Il ne s’agit pas ici de mettre en œuvre une recension exhaustive des différentes théories qui se dégagent en lien avec ces différentes disciplines mais de prendre en compte les tendances dominantes.

Eu égard à la documentation scientifique sur l’expérience que font les hommes de la santé et de la maladie, deux types d’approches sont particulièrement présentes : la théorie subjective de la santé et de la maladie d’une part et d’autre part, leurs représentations sociales. Dans les études scientifiques, on remarque par ailleurs un distinguo entre la perception de la santé et la perception de la maladie. Cependant la perception quotidienne de la santé et de la maladie trouve une conceptualisation commune dans le construit34 de “ théorie subjective ”. Flick (1993) met en évidence que :

Les présuppositions fondamentales sous-tendant ce concept suggèrent que, dans sa vie quotidienne, le sujet émet comme le scientifique […] certaines hypothèses sur lui-même et sur le monde. Ces hypothèses,

34 Pour affirmer le terme de construit, nous adhérons également à la définition de Gall, Gall et

Borg (2005) : « A construct is a concept that is inferred from commonalities among observed phenomena and that is assumed to underlie those phenomena » (p. 307).

reliées entre elles par leur thématique, forment un tout cohérent et donc une “ théorie ”. (p. 17)

Il est également entendu que d’une façon plus générale, le construit de théorie subjective se réfère au fait que les sujets se forment au travers de la perception de leur santé et de leur maladie « un savoir et des schèmes d’explications qui se glissent dans leur conduite » (Ibid., p. 18). Dans le cadre de la maladie, la reconstruction de la perception quotidienne de la maladie via la théorie subjective se saisit des liens étroits entre émotions et cognitions afin de mettre en relation « la régulation de l’action par la raison et la résistance à l’angoisse par la rationalisation (Faller, 1989, p. 57) » (Ibid.). C’est dans cette perspective que le sujet est en capacité d’être autonome dans la prise en charge de sa maladie et devient en quelque sorte un expert de celle-ci (Jouet et Flora, 2010). Cependant, le construit de théorie subjective est malheureusement apparenté à diverses appellations telles que théories “ naïves ”, “ vulgaires ”, “ profanes ” (Flick, 1993). Ceci apporte une connotation péjorative et entretient le malentendu « que ces théories en comparaison avec d’autres théories - scientifiques par ex. - seraient moins élaborées » (Ibid., p. 18). C’est pourquoi, le construit de théorie subjective nous semble plus approprié car il rend compte d’une part, de la singularité humaine et d’autre part, d’une mise en exergue de savoirs reconnus spécifiques. Pour compléter ces propos, il s’avèrerait que la non compliance35 est liée en partie à la non prise en compte par les soignants de cette théorie subjective du patient (Flick, 1993). Avec le terme de compliance ou observance en français, il persiste une dynamique négative élevant le savoir scientifique médical au-dessus du savoir expérientiel des personnes malades. Notre perspective s’ouvre davantage sur une dynamique d’apprentissage collaboratif “ patients-soignants ”36, ce qui justifie l’importance d’identifier la théorie subjective des patients en lien avec leur santé et leur maladie. C’est tout l’intérêt de cette démarche mêlant la “ science ” ou savoirs professionnels des soignants et “ théorie subjective ” que nous assimilons aux “ savoirs expérientiels ” des patients. Dans cette perspective, nous prenons appui sur les propos de Jodelet (2006) qui met en évidence plusieurs

35 Le terme spécialisé anglais utilisé à cet effet compliance a une connotation de “ soumission ”

aux experts médicaux dans le sens où les patients se conforment aux conseils et traitements donnés les médecins et à quelles conditions (Flick, 1993). Observance en français ou compliance sont synonyme.

niveaux d’appréhension du savoir expérientiel. Comme le précise l’auteure : « la notion d'expérience, dans ses usages savants et profanes, est polysémique et ambiguë, même si l'on s'accorde généralement sur certaines de ses caractéristiques ou acceptions » (p. 8). En effet, ce construit se distingue de la perception car il n’en possède pas le caractère transitoire et s’ancre davantage sur les éléments fournis par les sens. À ce titre, l’auteure parle plutôt d’expérience vécue, qu’elle définit comme articulant deux dimensions : une dimension de connaissance et une dimension d’implication psychologique du sujet. Dans cette perspective, l’expérience vécue se situe dans le champ d’étude de la connaissance de sens commun (Ibid.). Eu égard au recensement scientifique de Jodelet (2006), la définition que nous retenons de l’expérience vécue en lien avec la maladie est la suivante :

[…] façon dont les personnes ressentent, dans leur for intérieur, une situation et la façon dont elles élaborent, par un travail psychique et cognitif, les retentissements positifs ou négatifs de cette situation et des relations et actions qu'elles y développent. (p. 11)

Cette approche rejoint la définition de la théorie subjective explicitée plus haut. Dans le cadre de l’appréhension de la maladie, nous nous situons dans une approche singulière du rapport subjectif de la personne à sa maladie d’un point de vue cognitif et psychologique. Les actions mises en œuvre par la personne malade dans son quotidien sont intrinsèquement liées à ce travail cognitif et psychologique. Pour compléter cet apport sur l’expérience vécue ou savoirs expérientiels37, Jodelet (2006) met en évidence une possible articulation avec les représentations sociales.

En effet, les théories sur les représentations sociales de la santé et de la maladie viennent compléter le construit de théorie subjective ou savoirs expérientiels. L’étude des représentations sociales privilégie la relation individu- société (Herzlich et Pierret, 1984) dans un contexte socioculturel et historique donné (Joffe, 2002). Les représentations de la santé et de la maladie sont enracinées dans la réalité sociale et historique (Herzlich, 1993, In Flick, 1993). Ainsi, la santé et la maladie peuvent être considérées à la fois comme des objets

37 Nous assimilons l’un à l’autre. L’expérience de la maladie devient un savoir car « le vécu “ in

vivo ”et même plutôt “ in situ ” d’une maladie se métamorphose en savoirs » (Jouet, Flora et Las Vergnas, 2010, p. 65).

sociaux et comme des expériences vécues (Carbonelle, 2005). Il s’agit donc d’étudier comment les sujets expliquent et interprètent leur maladie et cela dans le cadre d’une culture globale, c’est-à-dire, à partir des valeurs, normes et symboles qui prévalent dans leur groupe d’appartenance (Ibid.). Nous sommes là dans l’émergence de “ savoirs vécus ” alliant interprétations et pratiques (Massé, 1995). Dans cette perspective, la théories subjective et les représentations sociales se complètent car les transformations des expériences de santé et de maladie sont en lien avec les évolutions sociales et ce, dans des dynamiques individuelles et collectives. Les représentations sociales sont caractérisées par « des entités conceptuelles habitant un espace symbolique partagé par les membres d’un groupe » (Lescano, 2013, p. 1) et la théorie subjective met en avant la singularité des sujets qui « se forment à propos de certaines situations, un savoir et des schèmes d’explications qui se glissent dans leur conduite » (Flick, 1993, p. 18). Dans ce cadre, les réalités et conduites humaines sont singulières et multiples et donc difficilement saisissables.

À cette complexité s’ajoute le fait qu’il est difficile d’appréhender chez les sujets leurs expériences de santé sans appréhender leurs expériences de la maladie. Selon les études menées dans le cadre de la théorie subjective, il n’existe pas de rapport d’exclusion réciproque entre la santé et la maladie mais au contraire, une forme de continuum maladie-santé (Antonovsky, 1979). Mais faut-il parler de

continuum ? C’est ce qu’il nous appartiendra de vérifier.

Ainsi dans le contexte de la maladie chronique et eu égard à ce que nous venons d’appréhender, les phénomènes humains et leurs conduites sont lus au travers de prismes particuliers et difficiles à appréhender car ces différents focus semblent liés.

En effet, il a été attribué aux expériences vécues par le malade, à travers l’histoire, les disciplines, les paradigmes, une multitude de significations (Carbonelle, 2005).

Le savoir expérientiel des malades sur leurs maladies n’est ni constitué ni structuré de la même façon que le savoir biomédical (Ibid.). Les différentes perspectives abordant les expériences de santé et de maladie mettent en évidence la complexité de se saisir des connaissances et des représentations des individus pour mieux comprendre comment se construit l'expérience individuelle subjective de la maladie et quel sens donne le sujet à celle-ci. Cependant, travailler sur les

expériences de santé et de maladie permet « une grille de lecture et de décodage de la réalité » (Mannoni, 2003, p. 119) des sujets malades favorisant « l’interprétation des situations rencontrées » (Ibid.). Il ne s’agit pas de tomber dans le piège de réduire les sujets à leurs expériences et de les considérer comme des objets immuables en soi (Carbonelle, 2005) mais au contraire de prendre en compte que ces expériences de santé et de maladie sont des constructions intrinsèques et extrinsèques personnelles et singulières. Nous pensons que mettre en exergue ce savoir expérientiel favorise pour le soignant et le soigné la compréhension mutuelle des interprétations des expériences de santé et de maladie au service d’une appréhension pédagogique et thérapeutique personnalisée.

L’apport de la documentation scientifique en ce qui concerne les théories étiologiques subjectives de la maladie exprimées par les sujets atteints d'une affection chronique est particulièrement fécond. Elle rend compte des éléments humains en termes de rapport au corps, aux facteurs émotionnels et aux situations sociales. Nous nous situons à ce titre dans le champ des maladies reconnues comme “ corps-sujets ” (Hesbeen, 1997). C’est-à-dire :

Un corps qui ne se limite pas à un ensemble d’organes, de membres et de fonctions ; un corps animé d’une vie particulière, faite de projets, de désirs, de plaisirs, de risques, de joies, de peines, de sources de motivations, de déception mais aussi d’espérance. Un corps qui ne peut se soumettre entièrement à la rationalité de l’autre, ni correspondre parfaitement aux théories et outils utilisés par les professionnels » (Ibid., p. 10).

En effet, les personnes à qui on annonce un diagnostic de maladie grave chronique, voient leur vie basculer. Ils commencent à faire l’expérience de la maladie, via des états changeants sans cesse en lien avec les symptômes de leur maladie, des changements fonctionnels et psychologiques et un questionnement anxieux sur la manière dont ils vont s’adapter et continuer à vivre dans ces nouvelles conditions.

Par ailleurs la maladie vient transformer les rôles et les rapports interpersonnels dans la sphère familiale, avec l’entourage, dans le cadre des loisirs et de la sphère professionnelle. Dans ce cadre, les représentations sociales de la santé et de la maladie se présentent comme « mode d’interprétation de la société par l’individu, comme mode de rapport de l’individu à la société » (Herzlich,

1969, p. 178-179). L’auteure met en évidence qu’il existe trois types de représentations sociales de la maladie :

- la “ maladie destructrice ” qui se caractérise par une dépendance du sujet à autrui car la personne malade se sent réduite à l’inactivité, avec perte de son rôle social et vivant sa maladie comme une exclusion sociale ;

- la “ maladie libératrice ” ouvrant de nouvelles possibilités de vie. La maladie devient un moyen de défense contre les normes imposées par la société et peut conduire à un enrichissement et un accomplissement de la personne ;

- la “ maladie métier ” qui se caractérise par une acceptation de la maladie. La personne malade se sent en mesure de collaborer avec les soignants pour échanger pour s’adapter et surmonter sa maladie.

Dans la première attitude, être malade est un état, le sujet se replie sur lui et se met en situation de dépendance externe, il devient un simple usager du système de santé. Dans la seconde et troisième attitude, le sujet participe volontairement et activement à un nouveau projet de vie avec sa maladie chronique. Il se veut acteur du système de santé et à l’écoute solidaire de ses divers interlocuteurs.

Ainsi, chaque personne donne son propre sens à la maladie, en fonction de l'expérience des symptômes, des représentations sociales et perceptions subjectives du lien entre santé et maladie. L’expérience de la maladie peut être vécue comme une incapacité de vivre au quotidien. La présence de la maladie crée une telle souffrance que la personne s’interroge sur son avenir et est renvoyée à l’angoisse de sa mort (Bonino, 2008). Alors que pour d’autres personnes, la maladie peut être vécue comme une opportunité de vivre autrement et de partager cette expérience (Ibid.). Pour l’auteure, dans la maladie chronique et comme dans toute activité humaine : cognitions et émotions, pensées et affects, corps et esprit sont étroitement liés.

C’est pourquoi, notre démarche vise à comprendre les significations que les personnes attribuent à leur maladie chronique au-delà des caractéristiques qui leur sont attribuées par le monde médical, à comprendre qui elles sont et non pas seulement savoir de quoi elles souffrent. En effet, les perceptions et représentations de la maladie constituent des outils conceptuels et perceptuels qui ultimement peuvent permettre de guider l'adaptation et la résolution des problèmes vécus quotidiennement par les personnes atteintes de maladie

chronique. C’est ce que nous proposons d’étudier ci-après.

1.2 La perception de la maladie chronique avec comme grille de lecture