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CHAPITRE III – LE CADRE THÉORIQUE MOBILISÉ

II.2 Constructivisme, psychanalyse de la connaissance et problématisation

II.2.1 Les épistémologies positivistes et constructivistes

Les épistémologies constructivistes se sont construites contre les épistémologies empiristes et positivistes, elles-mêmes nées en réaction à la « vérité révélée » provenant de Dieu. Les épistémologies positivistes reposent sur quatre préceptes fondateurs (Lemoigne, 2012/1995) : une hypothèse ontologique selon laquelle la connaissance de la réalité est postulée comme indépendante des observateurs qui la décrivent ; une hypothèse déterministe selon laquelle il existe des formes de détermination interne, propres à la réalité connaissable (des lois causales qui gouvernent la réalité) ; un principe de modélisation analytique visant à diviser et décomposer en parcelles la réalité pour mieux l’étudier ; un principe de raison suffisante selon lequel l’existence d’un réel possible peut/doit être expliquée syllogistiquement en raison (si A est la cause de B, B ne peut être que causé par A), principe fondateur de la logique déductive. À partir des travaux du mathématicien Brouwer, au début du XXe siècle, de nouvelles hypothèses se font jour, qui désacralisent les sciences comme révélatrices de la vérité vraie. Dans le sillage ensuite de Dewey, Bachelard, Piaget et Morin notamment, l’épistémologie constructiviste s’institutionnalise peu à peu à partir des années 1950. Elle s’appuie elle aussi sur quatre préceptes (Lemoigne, 2012/1995) : une hypothèse phénoménologique selon laquelle la connaissance n’est pas indépendante des observateurs mais expérienciée par le sujet ; une hypothèse téléologique qui affirme qu’il n’y a pas de détermination interne de la réalité mais une intentionnalité et des finalités du sujet connaissant (le caractère endogène du processus cognitif) ; un principe de modélisation systémique qui suppose que la réalité ne peut seulement être décomposée-recomposée en parcelles elles-mêmes indépendantes, déterminées et reconnaissables mais que la science peut/doit modéliser de manière permanente et intentionnelle des phénomènes perçus comme complexes et pour autant intelligibles ; un principe d’action intelligente qui exprime la capacité de l’esprit humain à inventer des formes d’actions intelligentes, ou adaptées, pour résoudre des dissonances cognitives et transformer de façon reproductible ces représentations, les connaissances produites pouvant alors être tenues comme « possibles ». À l’issue de quoi, la

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connaissance n’est plus une vérité vraie (objective), démontrée et irréversible, elle devient une faisabilité, objectivée, argumentée (construite et reproductible), un possible. Dans une épistémologie constructiviste, le savoir est finalement une problématisation du réel, un processus de construction intellectuelle, élaboré dans un cadre théorique qui donne son statut au fait.

L’approche systémique, la maîtrise de raisonnements intégrant la complexité, la relativité et la non permanence de certains phénomènes liés à l’irruption de l’incertitude, la nécessaire contextualisation des solutions que suppose l’agro-écologie ne peuvent, de fait, être traitées dans une approche positiviste. Non plus que le développement de la puissance d’agir qui suppose que le futur agriculteur soit en capacité d’inventer des formes d’actions intelligentes et adaptées aux situations avec lesquelles il doit faire et non d’appliquer un modèle universel pensé par d’autres.

Dit ainsi, l’épistémologie constructiviste n’a aujourd’hui rien de révolutionnaire dans le monde de la recherche. Pour autant, si l’on en revient aux questions d’enseignement, il apparait que d’une part l’hypothèse ontologique est encore forte (l’idée que l’on accède à la vérité par simple observation du réel, en oubliant que toute observation, pour être effective, doit être orientée), et que, d’autre part, de nombreuses connaissances scientifiques sont posées dans le cadre scolaire comme des évidences, n’ayant nécessité ni cadre théorique, ni même enquête. Les savoirs scolaires perdent alors une bonne partie de leur saveur, ils sont réifiés, sédimentés. La pédagogie propositionnelle, assez largement répandue, est une pédagogie de la réponse qui enlève l’importance du questionnement dans la construction des savoirs. Or, un savoir vivant est, pour Astolfi, un savoir pratique – donc transférable – et théorique – parce que polémique. Le problème, alors, est de lui redonner de sa saveur, notamment en faisant accéder les élèves à sa dimension génétique : d’où il vient, à quel problème il est censé répondre, par qui il est né, avec quels présupposés théoriques. Enfin, l’hypothèse phénoménologique de l’épistémologie constructiviste, dont est aussi issue la didactique professionnelle, semble puissante en ce qu’elle amène un autre regard sur le savoir : la connaissance humaine est un processus avant d’être un résultat ; elle se forme dans l’action et dans l’interaction. Le savoir n’est pas une information, il est un travail, un processus individuel, qui donne sens aux informations. Cela veut dire que la connaissance ne peut se construire qu’avec le système de représentations, de l’élève comme de l’enseignant, et non en toute extériorité. C’est la force de la psychanalyse de la connaissance que de s’être intéressée à cette question des résistances à l’apprentissage.

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II.2.2 Les apports de la psychanalyse de la connaissance

La psychanalyse de la connaissance de Bachelard prend, comme son nom l’indique, la connaissance pour objet. Pour Fabre (1995, 2017), elle étudie l’effort de formation dans ses composantes cognitives, affectives et interpersonnelles. Elle tient de la psychanalyse en ce sens qu’elle porte sur le désir de savoir, en tant que désir transgressif qui pousse à en savoir toujours plus que « nos maîtres » ; en ce sens aussi qu’elle privilégie la catharsis en encourageant l’expression de ce que l’on nomme aujourd’hui les conceptions et en engageant un travail sur ses représentations. Au cœur de la psychanalyse de la connaissance se trouve l’idée d’obstacles épistémologiques, qui sont comme autant de résistances à l’apprentissage et à la recherche en ce que la science est souvent contre-intuitive : « […] l’esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance. […]. L’essence même de la réflexion, c’est de comprendre ce qu’on n’avait pas compris » (Bachelard, 2009/1934, p. 177-178). Penser, nous dit encore Bachelard, c’est donc dire non à l’évidence, faire des erreurs, rencontrer des obstacles, les identifier et les rectifier : « Avant tout, il faut prendre conscience du fait que l’expérience nouvelle dit non à l’expérience ancienne, sans cela, de toute évidence, il ne s’agit pas d’une expérience nouvelle. Mais ce non n’est jamais définitif […] » (Bachelard, 2008/1940, p. 8-9). L’obstacle n’est pas un manque de connaissance, « il se signale au contraire par la présence insistante et même obsédante d’une idée, d’une image, d’un schème qui bloque la pensée » (Fleury & Fabre, 2017, p. 71). On voit combien l’idée d’obstacles s’oppose à une vision de l’apprentissage comme une accumulation de savoirs et qu’elle la considère plus comme un travail, sans cesse recommencé, chez l’enseignant d’abord puis chez les élèves, de ruptures d’avec ce que l’on pensait juste. En cela, Bachelard met en garde contre deux risques que Fabre et Fleury formulent ainsi : « [Bachelard] évoque le risque d’en rester à la “pensée plate”, aux inventaires, c'est-à-dire à l’énumération de données qu’on ne peut relier à des conditions qui les structureraient. Il évoque également les périls de la pensée “à trois dimensions”, cette tentative d’embrasser tout le réel, dans une volonté d’exhaustivité. Reproduire le réel n’est pas le connaître. Toute problématisation exige au contraire de schématiser les phénomènes pour en extraire les traits des structures. […] Problématiser, c’est bien souvent contredire une idée première qui croit savoir et savoir-faire » (Fleury & Fabre, 2017, p. 69).

178 II.2.3 Problématiser en formation

Nous en arrivons ainsi à un autre trait distinctif de ce que promeut une approche constructiviste bachelardienne problématisée et qui a trait à la problématisation. Un éclairage spécifique s’avère nécessaire avant d’aller plus loin. Comme toute problématisation se fait dans un cadre, et que celui de cette recherche porte sur les pratiques enseignantes, nous focaliserons ici sur ce que problématiser veut dire dans le cadre de l’enseignement.

Un premier point qui me parait important est que si l’idée de problématiser à l’école est née du refus d’un enseignement dogmatique des sciences, il a, au sens où l’entend Fabre, d’abord et avant tout une visée émancipatrice. En effet, Fabre se référant à Deleuze pose que, loin d’être simplement une exigence pédagogique, la problématisation est une exigence démocratique si l’on veut bien considérer que la démocratie ne peut se limiter à résoudre des problèmes posés et définis par d’autres. Il s’agit de passer de l’assertorique à l’apodictique, ou, comme le dit Astolfi (2010b), non de « filer vers l’aval » mais de « remonter vers l’amont », c'est-à-dire de commencer à construire le problème. Retrouver de la puissance d’agir, serait donc déjà retrouver le pouvoir de construire soi-même les problèmes auxquels on a affaire.

Un second point est que la problématisation ne vise pas à poser un problème et à tenter d’y répondre, ce que propose souvent l’école, mais à construire l’espace du problème : « Les problèmes ont d’abord à être construits avec les élèves avant d’être résolus. Il faut pour cela travailler avec eux à remonter de leurs représentations aux arguments qui les justifient et aux données empiriques sur lesquelles elles se fondent. […]. [La problématisation est] encore plus essentielle quand il s’agit de savoirs chauds, non stabilisés où il s’agit moins de conduire les élèves à trancher entre des conceptions qu’à engager chacun à construire son point de vue, moyennant le fonctionnement d’une “égalité argumentative” » (Astolfi, 2010b, p. 162). Problématiser, ce serait ainsi faire retrouver à l’école le sens du problème. Pour Fabre, c’est la mise en tension entre les données et les conditions d’un problème qui aboutit à la construction d’une « boussole » comme « polarisation de l’espace cognitif selon des points cardinaux bien spécifiques » (Fabre, 2011, p. 68) entre problème – solution et données – et conditions – l’ouverture et le déploiement de l’espace problème. Il s’agit pour lui de sortir de la pensée plate, allant directement du problème à sa solution. Il propose de modéliser la problématisation sous la forme d’un losange (fig. 13) en croisant deux dimensions : « une dimension horizontale qui englobe les orientations cognitives de la position, de la construction

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et de la résolution de problème (avec une focalisation sur la construction) et une dimension verticale consistant à articuler données et conditions dans un cadre déterminé [scientifique, empirique, …] » (Fabre, 2017c, p.523).

Figure 13 - Le losange de la problématisation (d’après Fabre, 2016, 2017c)

Ainsi, quel que soit le problème – construire un objet technique, établir un diagnostic médical ou réaliser une dissertation philosophique – il s’agira toujours de développer un questionnement autour des données – ce qui est à expliquer – et des conditions – les principes d’explication possibles ou les règles qui permettent de rendre compte d’un phénomène. Filant la métaphore, Fabre pose que cette boussole nécessite une carte à laquelle s’articuler. Cette carte correspond à la dimension structurale du concept, ou à la connaissance du domaine dans lequel la problématisation s’effectue (concepts et données).

Problématiser, on le pressent, n’est donc pas discuter ou débattre d’un problème. Fabre nous met en garde : « Il importe […] de distinguer la problématisation d’un vague questionnement. À quoi reconnaît-on que l’on a affaire à une problématisation véritable ? Je propose cinq critères. Problématiser c’est : a) l’examen d’une question ; b) en articulant doute et certitude ; c) en mettant en rapport données et conditions du problème, dans un cadre déterminé ; d) par une pensée qui se surveille elle-même ; e) dans une perspective heuristique » (Fabre, 2016, p. 15). Il s’agit donc, à partir du problème (qui peut être une énigme, une controverse ou un échec), tel qu’il est posé, de le reconstruire et, ce faisant, de créer des outils conceptuels de traitement de différentes classes de problème : « Un savoir digne de ce nom n’est jamais

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réductible ni à un énoncé, ni à une définition. Il caractérise les classes de problèmes qu’on est capable de résoudre et les distingue de celles qui restent encore inaccessibles. Remettre la notion de problème au cœur de l’activité didactique, voilà justement ce qui permet le recours aux champs conceptuels et aux objectifs-obstacles » (Astolfi, 2010b, p. 151). Il s’agit aussi d’articuler doute et certitude : « En schématisant le réel on renonce à le reproduire. En se centrant sur le problème on oublie tout ce que l’on voudrait embrasser mais qu’on ne peut étreindre. Toute recherche commence ainsi par un travail de deuil et sur un horizon de “hors question”. C’est qu’il serait absurde de vouloir tout mettre en question. Car précisément, pour questionner, il faut s’appuyer sur des bases considérées au moins provisoirement comme stables : les données du problème et le savoir-déjà là pour leur traitement. Sans doute – dit Dewey – les faits peuvent-ils se révéler inexacts à l’examen et les savoirs d’expérience s’avérer erronés. Dans tous ces cas, une enquête ultérieure devra interroger les présupposés de la première, telle est la démarche normale de la pensée » (Fabre, 2005, p. 57).

Enfin, mais nous y reviendrons, problématiser à l’école ne se réduit pas au dispositif de la situation-problème ; il est aussi possible de problématiser après-coup, voire, le cas échéant de déployer un travail de problématisation sous forme magistrale. Dans tous les cas, en revanche, il s’agit de suspendre le jugement sur une proposition, de sortir de l’assertorique, le jugement sur des faits, pour entrer dans le problématique. On avance alors « sur des îlots de certitude provisoire ». Pour Fabre (2011), il est nécessaire de déconstruire et de reconstruire les significations (ce qui rend la proposition susceptible de vérité ou de fausseté), les manifestations (les croyances, sentiments, besoins, attitudes…) et les références (ce qui, dans la proposition logique, demande à être jugé selon le vrai et le faux).

Parmi les quatre modèles d’enseignement-apprentissage présentés au début de cette partie, le courant constructiviste bachelardien parait le plus en phase avec enseigner à produire autrement en ce sens :

- qu’il s’intéresse tout autant à l’élève qu’à ses apprentissages ;

- qu’il pose le savoir comme un construit, questionnable donc au regard de son contexte d’élaboration et des théories qui ont présidées à sa construction. Ce qui, en matière d’agro-écologie permet de remonter aux problèmes à son origine et d’en comprendre les appropriations différenciées ;

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- qu’il s’intéresse aux obstacles potentiels dont les élèves, comme d’ailleurs leurs enseignants, sont porteurs et qui peuvent être des obstacles d’ordre épistémologiques aussi bien que socio-psycho-affectifs ;

- qu’il vise une reconstruction du savoir en situation d’apprentissage visant à lui donner du sens.

Nous avons par ailleurs vu que la problématisation, par la construction d’outils de traitement de différentes classes de problème, vise à redonner de la puissance d’agir aux jeunes.

Cette première définition, rapide, du cadre théorique d’une approche constructiviste bachelardienne problématisée, met en évidence l’importance de la conception qu’ont les enseignants, des processus d’enseignement-apprentissage, en fonction de leur conception du métier et de la relation privilégiée qu’ils entretiennent entre deux des trois sommets du triangle pédagogique de Houssaye : le savoir, eux et les élèves. Ce cadre théorique m’amène à identifier trois focales – interdépendantes – susceptibles d’éclairer, elles aussi, l’activité des enseignants :

- la dimension épistémologique de l’enseignement proposé au regard, notamment du savoir en jeu ;

- la dimension psychologique de la construction des savoirs au regard des activités des élèves et de la posture enseignante ;

- la dimension pédagogique au regard du dispositif d’enseignement tel que pensé et mis en œuvre.

Ces trois constructivismes – épistémologique, psychologique et pédagogique – posent en effet plusieurs questions relatives :

- à la nature du savoir enseigné ;

- à la prise en charge des transformations intellectuelles à effectuer ;

- aux situations d’apprentissage proposées. Sans nous en tenir stricto-sensu à chacun de ces constructivismes, qui constituent bien un système, nous allons cependant les aborder l’un après l’autre tout en mettant en évidence leurs interrelations.

II.3 L’approche épistémologique du modèle constructiviste bachelardien

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