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Un accompagnement des changements de modèles mais dans lequel la question des pratiques enseignantes reste taboue question des pratiques enseignantes reste taboue

Quelques éléments de compréhension Avant d’entamer la première partie de cette thèse, il m’est apparu nécessaire de proposer au

Partie 1 – Contexte et questions éducatives éducatives

I.4 Un accompagnement des changements de modèles mais dans lequel la question des pratiques enseignantes reste taboue question des pratiques enseignantes reste taboue

Petit à petit, l’enseignement agricole passe donc de l’agriculture durable appliquée à l’exploitation, à l’agriculture durable source de projets y compris avec les apprenants ; puis il glisse vers l’affirmation de bonnes pratiques en termes de développement durable, élargissant

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ainsi le champ des préoccupations – mais non des raisonnements –, à l’éducation au développement durable et à l’introduction du concept dans les référentiels. L’accent est mis sur la contextualisation des problématiques, sur la pluridisciplinarité, sur de nouvelles thématiques, mais la question des pratiques d’enseignement susceptibles d’accompagner au mieux ces mutations reste à la marge, voire est taboue.

Pourtant, dès 1999, Gauter et Gueneau s’interrogent dans la revue POUR sur les questions que la multifonctionnalité de l’agriculture pose à l’enseignement agricole : « Il nous semble en effet, qu’on ne peut raisonner en simples ajustements. Les orientations de la loi ont sur l’enseignement agricole un impact d’ordre épistémologique (quels sont les savoirs utiles, en agronomie et en sciences humaines ?), d’ordre pédagogique (quels agencements et quelles ressources pour les apprentissages ?) et d’ordre institutionnel (quelles relations les établissements nouent-ils avec leur environnement professionnel et territorial ?) » (Gauter & Gueneau, 1999/2018, p. 73). De fait, « ne disposant pas, par eux-mêmes, de l’expertise suffisante », ils font appel à deux groupes de réflexion dont l’un porte spécifiquement sur « les contenus de l’enseignement : Enseigner quoi ? Comment ? »18. La synthèse des réflexions produite par le groupe pose plus de questions qu’elle n’amène de réponses. Certes, ils constatent qu’au début des années 1990, la notion d’agrosystème est entrée dans l’enseignement agricole, mais que l’agronomie, traditionnellement, garde pour objet d’étude la parcelle et l’année culturale, rendant difficile un raisonnement à différentes échelles spatio-temporelles ; le groupe note : « Dans ces domaines d’échelle, c’est par une pédagogie de situation et d’assemblage que l’on peut essayer de progresser. […]. Par rapport à tous ces domaines, l’agronomie est une science des systèmes, de la complexité, une science de synthèse où l’on va apprendre aux gens à malaxer, à croiser toutes les échelles de temps et d’espaces précédentes, pour leur montrer que, selon ce que l’on souhaite faire, des compromis vont être nécessaires entre des projets antagonistes » (Ibid, p. 82-83). Et d’insister sur ce qui n’est pas enseigné : les jeux de gestion, de négociation, entre parties prenantes. S’il leur parait relativement facile de passer des savoirs savants aux savoirs enseignés, notant tout de même que « passant du savoir savant au savoir enseigné, bien des enseignants oublient que la science se constitue par déplacements de point de vue, et non par capitalisation linéaire » (p.83), ils posent comme difficulté celle d’arriver aux savoirs d’action. Pour le groupe, l’enseignement a à réfléchir à l’articulation « entre mise en situation à problème et pédagogie de l’action » pour arriver aux savoirs d’action ; à y intégrer les sciences sociales, à réfléchir

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Se trouvent dans ce groupe : J. Caneil, C. Cheverry, JP. Débrosse, J. Gasztowtt, J. Gauter, M. Gueneau, JM. Michez, JL. Seitz, L. Vullière

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non seulement les disciplines mais surtout la finalité : « quel type d’enseignement pour quels types de profils professionnels ? ». Il s’agit dès lors de savoir à quelles situations professionnelles on veut préparer les jeunes. Et le groupe ne se voile pas la face, les exigences environnementales ne sont pas perçues par les jeunes de l’enseignement agricole comme des exigences professionnelles. Pour eux, il va s’agir d’interroger, avec les élèves, le sens de leur activité et de leur place dans la société, la « citoyenneté » du métier dans lequel ils vont entrer. Ils font aussi le constat d’une carence des enseignants en matière de travail en équipe et d’une interdisciplinarité qui relève le plus souvent d’une juxtaposition d’activités. Enfin, ils relèvent que : « En reprenant la célèbre triade voir-juger-agir, on peut dire aujourd’hui que les références au nom desquelles le jugement est possible ne sont plus des données d’entrée de jeu, qu’elles sont construites avec les élèves ou étudiants. La décision ne va pas être la même partout… » (Ibid., p. 89). Les enjeux semblent immenses.

Et ce, d’autant que, comme le souligne Bernadette Fleury, enseigner devient un métier de plus en plus difficile (Fleury, 2009a). Outre que les publics et le contexte social se sont eux mêmes modifiés – les enseignants parlent fréquemment de quasi illettrisme des élèves, de leur incapacité à se concentrer, de leur faible motivation… et ce, dans un contexte où l’École doit répondre à tous les maux de la société (violences, inégalités sociales, repli sur soi, risques psycho-sociaux, mauvaise alimentation…) – les référentiels de diplômes et notamment ceux de certification, ont aussi bien changé. Les programmes, jusque-là fondés sur des propositions informationnelles, deviennent en 1985 des référentiels basés sur des capacités, fortement ancrées à des savoir-faire, avec une pédagogie par objectifs inspirée du béhaviorisme. Sont ensuite apparus, à partir de l’année scolaire 2008-2009, des référentiels inspirés de la didactique professionnelle et basés sur les compétences. Mais « faute d’avoir été suffisamment accompagnés pour cerner la nature exacte des changements et surtout pour envisager les implications pédagogiques de cette évolution des objectifs de leur enseignement, les enseignants apparaissent encore aujourd’hui, pris dans un système de tensions voire de contradictions entre ces trois types de finalités » (Ibid., p.7). Tensions d’autant plus vives que, rappelle-t-elle, le discrédit a été jeté de manière forte sur les pédagogies magistrales, transmissives, largement utilisées en cours sous une forme plutôt magistralo-dialoguée, contrebalancées par des pédagogies non-directives utilisées notamment lors des études de milieux et stages d’immersion. Les enseignants cherchent donc à s’en distancer sans pour autant avoir construit d’autres repères. Entre directivité et non directivité, difficile pour eux de trouver une autre voie : « Ils se retrouvent aux prises avec des injonctions contradictoires

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qu’ils tentent maladroitement de concilier et qui ont pour effet d’entraver leur action » (p.8). Faute de s’être posée la question des pratiques enseignantes, l’introduction des questions de développement durable a accentué dans l’enseignement agricole trois conceptions de la formation : une éducation au développement durable, basée ou sur des connaissances, de la vulgarisation ou bien sur une éducation à visée comportementaliste, favorisant les bons gestes ; ou une éducation non directive, laissant les élèves se confronter, seuls, à la complexité des situations. Or, comme le dit Bernadette Fleury : « Si l’on voit dans l’idée de développement durable, non plus un simple aménagement du productivisme, mais bien l’émergence d’une autre façon de penser l’économique, le politique et le social, alors il y aurait quelque incongruité à promouvoir ce nouveau paradigme dans les formes d’une pédagogie de l’inculcation. Est-ce trop exiger que le medium ne disqualifie pas trop le message ? » (Fleury & Fabre, 2017, p.124). Mettre en cohérence objectifs, contenus et pratiques enseignantes est précisément ce à quoi s’attaque le plan stratégique « enseigner à produire autrement » lancé en avril 2014.

Ce détour par le temps long met en évidence :

- que l’enseignement agricole est né d’une volonté d’émanciper les jeunes – notamment les ruraux – et qu’à ses débuts, il s’en est donné les moyens ;

- que les mutations de l’agriculture dans les années 1970, vers une agriculture résolument productiviste associées à la volonté d’insérer professionnellement les jeunes ont abouti à une simplification et à une réduction des raisonnements, notamment agronomiques, dans les enseignements, même si les formes pédagogiques basées sur le travail avec l’exploitation de l’établissement, la pluridisciplinarité, l’alternance, les études de territoire, l’approche globale de l’exploitation (AGEA)… étaient affichées comme autant de formes pédagogiques innovantes et visant des ambitions éducatives élevées ;

- que parallèlement, les questions environnementales ont rapidement été prises en charge, d’abord dans des filières ad hoc, puis dans les années 1990, sur les exploitations des lycées, dans les démarches de certains établissements et dans les référentiels de formation, y compris ceux de la production.

Mais que, pour autant, les pratiques enseignantes n’ont été que fort peu interrogées au regard des finalités affichées. La présence d’exploitations au sein des établissements, la pratique de

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l’alternance, l’approche systémique, la pluridisciplinarité… font partie de l’idée d’acquis nécessairement positifs qui exerceraient toujours leurs effets. L’enseignement agricole vit ainsi en partie sur un vieil idéal, peu questionné : l’approche systémique des systèmes d’exploitation tend parfois plus à ressembler à la juxtaposition de thématiques ; l’approche capacitaire, quoique présente depuis une dizaine d’années, reste encore largement méconnue en particulier dans ce qu’elle implique au regard des pratiques enseignantes ; la pluridisciplinarité, elle-même ancienne, se traduit encore assez largement par une organisation de l’emploi du temps, un découpage en activités ; les études de milieux, marqueurs s’il en est de l’enseignement agricole, sont toujours aussi présentes alors qu’elles ne peuvent répondre, seules, aux enjeux territoriaux et sociétaux. Enfin, si la pédagogie de projet a favorisé la mise en activité des jeunes, elle a laissé croire, parfois, qu’il suffisait que l’apprenant soit immergé dans une situation pour qu’il construise des apprentissages – l’indicateur majeur de l’utilisation pédagogique des exploitations est à cet égard intéressant puisqu’il porte toujours sur le nombre d’élèves passés sur celles-ci.

La force d’une identité « enseignement agricole » et les multiples réformes qui se sont succédées (1982 avec celle du BTA, 1985 avec la pédagogie par objectifs, 2008-2009 avec la réforme capacitaire, sans compter la rénovation de la voie professionnelle (RVP), pour ne parler que de la formation initiale) donnent l’impression d’un enseignement qui « bouge » et qui « innove ». Et il est vrai d’ailleurs, que l’enseignement agricole a évolué et qu’il a accompagné tant la modernisation de l’agriculture dans les années 1960, la généralisation d’une agriculture productiviste dans les années 1970 à 1990, l’introduction des questions environnementales d’abord dans des filières spécifiques puis dans les filières de production et qu’il a généralisé les questions de durabilité dans les référentiels. Ces évolutions et réformes ont donné l’impression que l’enseignement agricole accompagnait, et bien, les évolutions sociétales. Mais, en masquant le fait que les pratiques d’enseignement aient été peu interrogées, elles ont, aussi, certainement concouru à la déstabilisation d’un certain nombre d’enseignants-formateurs au regard du plan « enseigner à produire autrement » dans la mesure où, in fine, la tâche qui leur est confiée ne vise plus seulement à « produire autrement » mais bien à « enseigner à produire autrement ».

Car, contrairement aux programmes précédents, le plan stratégique EPA interroge les savoirs et les raisonnements dans les métiers du vivant, et, partant, les pratiques enseignantes les plus à même de les développer. Avec « enseigner à produire autrement », il ne s’agit plus de montrer de nouvelles pratiques, plus vertueuses, de « faire une pluri » sur des pratiques

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alternatives mais bien, dans, avec et par les référentiels de diplôme, viser l’autonomie du futur agriculteur, sa capacité à juger d’une situation et à agir dessus en prenant en compte les conséquences de son action. Cette recherche de l’autonomie des agriculteurs, somme toute assez proche des valeurs des fondateurs de l’enseignement agricole, remet au gout du jour les compétences de pensée promues par Henri Janne (2018/1971) avant la dérive de l’agriculture moderne vers le productivisme, mais interroge les enseignants et met en évidence leurs difficultés à mettre en œuvre la tâche qui leur est confiée. Ce sont ces empêchements que ma recherche vise à caractériser, pour mieux les prendre en charge dans l’accompagnement des enseignants-formateurs.

II Enseigner à produire autrement, une nouvelle tâche pour les enseignants

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