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LITTÉRATURE ET ACCEPTIONS DANS CETTE THÈSE

II.1 Agro-écologie et agriculture durable, des permanences

Une première similitude est que ses fondements historiques viennent d’une critique du modèle productiviste occidental que ce soit en termes environnemental ou social et que, au moins pour la France, elle s’institutionnalise – en des termes certes différents de ceux de ses fondateurs : « une agriculture doublement performante, économiquement et environnementalement » – dans un plan stratégique ministériel. Une autre de ces similitudes est qu’elle vise à répondre aux défis de la non durabilité de l’agriculture conventionnelle. Une troisième, enfin, est qu’elle est protéiforme, multidimensionnelle : comme l’agriculture durable, elle fait l’objet d’usages différenciés.

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De fait, l’agro-écologie n’est pas simple à aborder. À la fois mouvement social, discipline scientifique et champ de pratiques agricoles (fig. 5), elle échappe à toute simplification. « Elle n’est définie ni exclusivement par des disciplines scientifiques, ni exclusivement par des mouvements sociaux, ni exclusivement par des pratiques (Wezel et Al., 2009). Elle est appelée à devenir un concept fédérateur d’action intermédiaire entre ces trois dimensions » (Van Dam et Al., 2012).

Figure 5 - Les dimensions de l’agro-écologie (Wezel & Al., 2009)

D’autre part, le terme d’agro-écologie, comme celui de durabilité, fait l’objet d’une appropriation différenciée, même dans le champ de la recherche. Si la démarche de Bensin vise l’équité économique et sociale des agriculteurs en leur donnant accès à des semences adaptées aux conditions locales, l’agro-écologie des années 1970 vise quant à elle l’autonomie des sociétés paysannes via l’adaptation de leurs systèmes aux spécificités fonctionnelles des agroécosystèmes. Mais le succès croissant de l’agro-écologie dans les années 1980 (en lien avec l’émergence de revendications sociétales exprimées lors du Sommet de la terre de 1992) amplifie l’utilisation du terme. Se dessinent alors d’une part une appropriation académique de l’agro-écologie, visant le ressourcement de l’agronomie dans une perspective scientifique sous contrainte environnementale et, d’autre part, une appropriation interrogeant l’écologie du système alimentaire. Pierre Stassart (2012) note ainsi qu’il y a une « cristallisation bipolaire de l’agro-écologie dans deux grands récits », celui de la logique biotechnologique qui ambitionne l’accroissement de la production dans le cadre des exigences de qualité et de sécurité sanitaire des marchés globaux (Productivity narrative) et celui de la logique agro-écologique qui vise l’accroissement des capacités socio-environnementales à renaturaliser le système alimentaire y compris en intensifiant l’emploi (Sufficiency narrative). Deux césures peuvent alors être identifiées, l’une qui consiste à produire sous contraintes environnementales vs produire avec la nature, l’autre, également présente dans la littérature

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relative à l’agriculture durable, qui pose la question de l’échelle : penser le système productif et/ou le système alimentaire. Dans les mots de l’agronomie, David et Al., (2011), mettent en avant trois déclinaisons de l’agro-écologie :

- « L’agroécologie vue comme une déclinaison des concepts de l’écologie en agriculture : du champ cultivé aux agroécosystèmes ». Le terme agro-écologie est alors utilisé pour décrire les interactions entre les plantes cultivées et leur milieu physique et biologique environnant. Pour les auteurs, « cette vision intégrée du champ cultivé s’intéresse non seulement à la fonction de production mais aussi à la protection des cultures contre les bioagresseurs ». On assiste ensuite à l’extension de l’échelle d’analyse permettant de passer du champ cultivé à l’agroécosystème : « Ainsi, l’agroécologie est définie dans les années 1990 comme l’application des concepts et principes de l’écologie à la conception et à la gestion d’agroécosystèmes durables ». Des concepts relatifs à l’écologie apparaissent alors dans les travaux d’agronomes tels la résilience ou les services écosystémiques.

- « L’agroécologie vue comme un ensemble de méthodes et de pratiques pour une agriculture respectant les ressources naturelles » dont l’objectif est de garantir la préservation des ressources naturelles en s’appuyant sur les savoirs traditionnels, issus notamment des pays tropicaux et sub-tropicaux telles que l’utilisation de mulch, l’absence de travail du sol, les associations culturales… Olivier de Schutter (2011) résume cette définition de l’agro-écologie par « la recherche des moyens d’améliorer les performances environnementales et techniques des systèmes agricoles en imitant les processus naturels, créant ainsi des interactions et synergies biologiques bénéfiques entre les composantes de l’agroécosystème ».

- « L’agroécologie vue comme programme interdisciplinaire support d’un développement agricole … et alimentaire durable ». Les enjeux de durabilité ne concernent alors plus seulement la révision des modèles de production agricoles mais aussi celle des modèles alimentaires (Millenium Ecosystem Assessment, 2005). Les agroécosystèmes sont appréhendés non seulement d’un point de vue biotechnique mais aussi politique et économique.

Stassart, identifiant lui aussi trois temps historiques, ne les caractérise pas tout à fait de la même manière : « L’agro-écologie est un concept qui donne une orientation, mais dont la définition demeure polysémique. Il n’existe donc pas une seule manière de définir et de travailler sur l’agro-écologie. Cependant, l’évolution du champ d’action auquel se réfère la

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définition de ce concept fédérateur permet de distinguer historiquement trois temps : l’agro-écologie des systèmes productifs au sens strict, l’agro-l’agro-écologie des systèmes alimentaires et enfin l’agro-écologie comme étude des rapports entre production alimentaire et société au sens large » (Stassart & Al., 2012, p. 27). Dans cette dernière mouvance, Gliessman (2016) interroge ainsi les rapports entre production alimentaire et société. Il souligne par là les changements anthropologiques nécessaires pour effectuer une véritable rupture entre le système agro-alimentaire occidental actuel et un système alimentaire durable à imaginer. Il s’agirait alors non de penser les seules améliorations possibles au regard d’un système d’exploitation mais avant tout ce vers quoi il serait souhaitable de tendre pour imaginer la manière d’y aller à l’échelle des exploitations mais aussi des sociétés. Un véritable changement de perspective qui relèverait alors selon son auteur du « domaine de la réforme complète », tant du point de vue des rapports homme / nature, que des valeurs et croyances de nos sociétés.

Cet élargissement progressif des échelles d’étude recouvre de fait une multiplicité de courants de pensée relatif à l’écologie. Léger distingue quant à lui 3 grandes familles agro-écologiques en fonction de leur objet, échelles et régime d’innovation (fig. 6) : celle relevant de la performance technique, celle relevant des services écosystémiques et celle portant davantage sur le lien au territoire et à la société.

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Hubert (2012), de son côté, s’inspirant des travaux de Buttel et à sa suite de ceux de Bland & Bell identifie six courants de l’agro-écologie en fonction de leurs principes et objets de recherche (fg.7) : Agro-écologie systémique Agro-écologie agronomique Ecological political economy (Altiéri) Agro-population ecology Integrated assesment of multifonctionnal agricultural landscapes Holon agroecology « Principes » S’inspire de l’écosystème « odumien » appliqué aux agrosystèmes en se fondant sur des notions de stabilité et de résilience Ecologie du champ cultivé fondatrice d’une « agriculture durable ». Emprunter des principes et des connaissances issues de l’écologie dans la démarche agronomique.

Portée par une vision radicale et critique des coûts socioéconomiques et écologiques des modes de production dominants et recherche de l’équité

sociale ainsi que la soutenabilité des modes de production

mais aussi des sociétés et des milieux qui leur sont

liés. S’appuie davantage sur la dynamique et la génétique des populations que

sur une vision stabilisée des écosystèmes. Reconnaissance des dynamiques spatio-temporelles des constituants du monde vivant. Approche intégrée, multi-scalaire, articulant les dimensions sectorielles et territoriales (notion de système agroalimentaire), avec un fort ancrage

local s’intéressant aux dynamiques collectives et à la

dimension multifonctionnelle des paysages ruraux. Visions systémiques larges associant dynamiques sociales

et évolution du monde sous l’effet

de ses propres dynamiques et des conséquences des techniques et pratiques. Notion de gestion adaptative permanente sans aboutissement prédéfini reposant sur de solides relations (« holding together »). L’enjeu est la transformation permanente du contexte et du contenu, compte-tenu des changements écologiques, technologiques, politiques, économiques… Limites / difficultés Serait peu opératoire Approches souvent partielles. Des paradigmes écologiques et agronomiques difficiles à hybrider

Remise en cause des paradigmes respectifs de l’écologie et de l’agronomie : grande exigence. Nécessite de sortir d’une vision « odumienne » Cadre de pensées systémique réalisant la synthèse des trois dernières variantes en s’appuyant sur les cadres conceptuels de la gestion adaptative. Objets de recherche Techniques sans labour. Protection intégrée contre les ravageurs. Cultures associées. Solutions « end of pipe » (ex des nanotubes pour fixer les métaux lourds dans les sols).

Essais d’hybridation des pensées agronomiques et écologiques : ex. des

catégorisations fonctionnelles de la biodiversité au regard de la production agricole . Essentiellement en Europe et en France. Recherche du caractère générique - et non pas général – des connaissances produites dans des

conditions historiquement et géographiquement

situées (transposabilité).

Figure 7 - Différents courants de l’agro-écologie d’après Buttel, Bland & Bell (Hubert, 2012)

De la gestion de l’agroécosystème à la durabilité adaptative (Holon agroecology) chère à Patrick Blandin (2005), le panel est donc vaste et les contours variables sur le plan scientifique. Pour Hubert, c’est la vision systémique large associant dynamiques sociales et évolution du monde vivant sous l’effet des techniques et des pratiques, l’integrated

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assessment of multifonctional agricultural landscapes, qui est la plus développée en Europe et en France quand, pour David & Al., (2011) : « À ce jour, l’acception dominante proposée par le monde académique [français] correspond à “l’analyse des agroécosystèmes, dans une optique de conception de systèmes agricoles durables” ; elle vise à comprendre et valoriser les régulations biologiques s’appliquant au champ cultivé mais aussi à des agroécosystèmes plus larges. Dans le document d’orientation de l’INRA 2010-2014, l’agroécologie constitue un des deux champs scientifiques interdisciplinaires majeurs. Selon les auteurs, “cela suppose de prendre en compte la diversité biologique à tous les niveaux d’organisation et de fonctionnalité pour comprendre la dynamique du vivant et son rôle dans les services écologiques rendus par les agroécosystèmes notamment en termes de productivité et de résilience”. Cette vision laisse peu de place aux sciences économiques et sociales, hormis dans le département INRA Sciences pour l’action et le développement ».

Mais pour Hubert, au-delà des différents courants, la question est celle des réelles capacités d’émergence de nouveaux choix technologiques qui se pose tant des solutions techniques sont déjà intégrées (mécanisation, engrais, génétique…), tant ils imprègnent les choix cognitifs (savoirs, représentations de la nature, des nuisances…) et de valeurs des principaux acteurs de la profession, des services d’appui techniques, des administrations et des modes de raisonnement technoscientifiques courants : « Pour certains, ce ne sont là que de nouveaux cadres scientifiques de l’agronomie orientée “ écologie”, pour d’autres il s’agit d’une vision sociale du Développement supportée par une “value oriented research” et fondée sur une critique radicale des modèles actuels. On peut en effet interroger l’existence de nouveaux paradigmes derrière ces notions : s’agit-il simplement de l’application à l’agriculture de la “modernisation écologique”, ou tout simplement d’un retour des approches “systèmes”, ou bien d’une alternative à l’agriculture conventionnelle portée par un mouvement social critique ? On voit même s’instaurer des débats disciplinaires : la gestion des agro-écosystèmes relève-t-elle d’une agronomie renouvelée et ouverte aux concepts de l’écologie, ou bien, à l’inverse d’une ingénierie écologique, partant des paradigmes de l’écologie élargis à l’action technique, en alternative à l’agronomie ? » (Hubert, 2012, p. 133).

Lorsque la transition agro-écologique est devenue la recommandation pour l’enseignement agricole, nombre d’enseignants n’ont pas compris en quoi cela allait impacter leurs enseignements habituels sur la durabilité en agriculture. C’est la raison pour laquelle il m’a

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semblé nécessaire de clarifier ces deux objets en insistant sur leurs ressemblances, l’objet de cette sous-partie, puis, à venir, sur ce qui les distingue fondamentalement.

Concernant la proximité entre les deux concepts, leur étude met en évidence que l’agro-écologie est dans une forme de continuité avec l’agriculture durable d’une part parce qu’elle s’y réfère, c’est sa perspective, quelque soit le niveau d’organisation convoqué (l’agroécosystème ou le système alimentaire), d’autre part parce qu’elle subit la même insaisissabilité : « L’absence de définition largement partagée par la communauté scientifique conduit alors à apposer l’agroécologie aux disciplines existantes, notamment les sciences agronomiques et l’écologie, et/ou aux pratiques agricoles actuelles sans en préciser les contours et les finalités » (David & Al., 2011). Ainsi, en dehors du champ de la recherche, la « ferme agro-écologie 3.0 »40 des Hauts-de-France peut-elle présenter son système de pulvérisation en injonction directe, ses robots de désherbage, ses drone avion, hélicoptère et pulvérisateur… comme relevant de l’agro-écologie. Dans le champ professionnel, les mêmes questions que celles relatives à l’agriculture durable, celles de la substituabilité de la nature par l’homme, celles de la prise en considération des contemporains, ailleurs, traversent ainsi logiquement l’agro-écologie.

De même, la question des échelles, celle des niveaux d’organisation, de la parcelle à l’ensemble du système alimentaire et celle de la multiréférentialité restent posées même s’il est vrai que « certaines définitions ne se rapportent plus à une échelle spatiale privilégiée mais s’intéressent à ‟l’écologie des systèmes alimentaires” dont les composantes techniques, économiques, sociales et politiques se déclinent à différents niveaux d’organisation. […]. L’agroécologie repose ici sur une triple dimension, (i) technique (par la mise au point et l’utilisation de pratiques centrées sur la valorisation des cycles naturels et la préservation des ressources), (ii) éthique (respect et intégrité du vivant, justice sociale) et (iii) politique (basée sur une analyse critique des modèles agricoles et alimentaires dits industriels) » (David & Al., 2011).

Pour l’enseignement, le champ scientifique de l’agro-écologie parait confus, les échelles à intégrer sont multiples, les définitions sont multiréférentielles (techniques, éthiques, politiques), des logiques dans des paradigmes distincts s’y réfèrent. L’agro-écologie, ainsi présentée parait floue, difficilement saisissable par un enseignant et donc, vraisemblablement,

40 Pour plus d’informations sur la « Ferme agro-écologie 3.0 » : https://hautsdefrance.chambres-agriculture.fr/recherche-innovations/ferme-30/

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difficilement enseignable. Rien d’étonnant, dès lors, à constater la difficulté de certains enseignants-formateurs à voir ce que le concept d’agro-écologie amène de plus, de mieux, que l’agriculture durable. Pourtant, des différences – ou des approfondissements – marquent des évolutions. C’est peut-être par et avec ces distinctions entre agro-écologie et agriculture durable que le concept peut donner plus de prise aux enseignants.

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