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LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE EXERCÉE SUR UN TERRITOIRE

SECTION 1 – VERS UNE JURIDICTION CONCILIAIRE TERRITORIALE

C. DANS LES CONCILES GAULOIS

Les conciles gaulois, dès le IVe siècle, chercheront également à limiter la juridiction d’un évêque sur la seule communauté qui lui est confiée, selon le principe du non-empiètement sur la juridiction d’un autre évêque. Ils établiront des règles pour les élections épiscopales (1) où bien souvent le pouvoir royal est concerné. Les conciles gaulois de cette époque définiront le rôle de l’évêque dans sa communauté, appelée tantôt parœcia, tantôt territorium episcopi (2). Ils établiront également les règles de son activité juridique (3). L’Église en Gaule aussi affirmera le principe du monoépiscopat (4).

La difficulté majeure sera de faire le bon choix, en vue d’une meilleure organisation administrative entre, d’une part le respect des liens historiques et spirituels dans le développement et l’expansion des communautés, et d’autre part le souci de conformité au découpage administratif civil. Le choix ira presque toujours dans le sens de la conformité aux frontières civiles.

À l’époque mérovingienne, une autre difficulté surgira quand l’Église, implantée dans le cadre des anciennes provinces romaines, devra ajuster son fonctionnement aux limites des nouveaux royaumes francs.

1. Les élections épiscopales en Gaule et le pouvoir royal

La législation des conciles gaulois à l’époque mérovingienne est très abondante en matière d’élections épiscopales. Neuf conciles entre 533 et 675 en traitent, en insistant sur la nécessaire liberté d’élection269. Nous retiendrons quelques dispositions importantes des conciles suivants :

Le concile de Clermont (535, canon 2)270 déclare que de telles élections doivent être faites par les clercs et les citoyens de la province. La candidature de l’élu doit être approuvée

269 Voir GAUDEMET (J.), Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle, Paris, Fernand Lanore, 1979,

p. 50-62 ; CHRISTOPHE (P.), L’élection des évêques dans l’Église latine au premier millénaire, Paris, Cerf, 2009, 224 p.

270 Voir GAUDEMET (J.), BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 1, op. cit.,

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par le métropolitain et les comprovinciaux. Ce concile interdit formellement le recours au patronage des puissants.

Le concile d’Orléans V (549), quant à lui, décide qu’aucun laïc ne peut être ordonné évêque sans avoir préalablement accompli une année d’études et de préparation (canon 9)271. Ce même concile, qui fut le plus grand concile gaulois du VIème siècle272, indique que l’élection de l’évêque doit recueillir l’assentiment du roi (canon 10)273. À l’époque mérovingienne, l’accès à la cléricature prive bien souvent le roi d’une partie, quelquefois la meilleure, de ses gens. C’est pour cela que le Ier Concile d’Orléans (511, canon 4), convoqué par Clovis, reconnaissait déjà que l’accès à la cléricature n’était pas possible sans accord du roi ou du gouverneur de la province :

« Au sujet des ordinations des clercs, nous avons jugé qu’il faut observer ceci : qu’on n’ose promouvoir aucun des séculiers à la fonction cléricale, si ce n’est soit sur l’ordre du roi (cum

regis iussione), soit avec l’autorisation du comte (cum iudicis voluntate)274. »

Ainsi, pour que l’élection épiscopale puisse avoir lieu, la voluntas regis est exigée.

Depuis Clovis, cette pratique a été suivie, avec une intervention royale plus ou moins importante, selon la personnalité du souverain. Par exemple, parmi les fils de Clovis le roi Thierry Ier intervient d’une manière très autoritaire dans les désignations épiscopales, Clotaire Ier aussi impose parfois ses candidats, tandis que Childebert laisse plutôt la liberté de choix au clergé et au peuple275.

Le concile de Paris III (556-573) essaiera de mettre des limites aux désignations des candidats par le roi (canon 8), en insistant sur la liberté d’élection276. Ce canon 8 déclare ainsi que personne ne peut être ordonné évêque contre le gré des citoyens et que l’élection doit être faite par le clergé et le peuple et confirmée par le métropolitain et les comprovinciaux. Quelqu’un qui oserait se présenter en se prévalant de l’ordre du roi ne mériterait pas d’être reçu par les évêques comprovinciaux et son ordination épiscopale devrait être considérée comme irrégulière. Ce canon 8 semble avoir été établi pour contrer des interventions royales abusives.

271 Ibid.,p. 306-307.

272 Ibid., p. 306-309.

273 Ibid., p. 308-309.

274 Voir GAUDEMET (J.), BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 1, op. cit.,

p. 75-76.

275 Voir GAUDEMET (J.), Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle, op. cit. , p. 52 et 56. 276 Ibid., p. 53.

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Enfin, le concile de Paris V (614), qui fut un véritable concile général de toute la Gaule, déclare nulle toute ordination d’un candidat qui s’introduirait sous la pression des puissants, sans élection par le métropolitain et sans le consentement du clergé et des citoyens (canon 2 et 3)277.

L’édit de Clotaire II qui suit le concile huit jours plus tard (18 octobre 614) et qui est censé le confirmer, présente cependant deux différences importantes par rapport au canon 2. Il parle d’une élection épiscopale par le clergé et par le peuple. Le métropolitain et les comprovinciaux devaient simplement consacrer l’élu, s’ils l’estimaient digne. Une deuxième différence touche l’intervention royale : l’ordination doit s’opérer sur l’intervention du prince, et le candidat présenté est placé dans son palais.

Trente-trois ans plus tard, le concile de Chalon (647-653) frappera de nullité toute ordination consécutive à une élection autre que celle effectuée par les comprovinciaux, le clergé et les citoyens (canon 10)278.

Nous pouvons donc conclure que l’élection épiscopale à l’époque mérovingienne comporte trois éléments essentiels : le commun accord des citoyens (cives), le commun accord du clergé du diocèse confirmé par le métropolitain et ses comprovinciaux et, malgré une tendance émancipatrice de l’Église par rapport au pouvoir royal, l’assentiment du roi. Il faut remarquer que le pape n’intervient aucunement dans cette élection.

2. L’évêque et sa communauté (parœcia)

Déjà au lendemain de la liberté octroyée à l’Église par Constantin, le souci de l’organisation administrative de l’Église renforce l’autorité épiscopale, qui se manifeste par l’exercice de la juridiction de l’évêque sur son clergé, puis sur son peuple. D’où l’affirmation du principe de stabilité des clercs : ils sont sous l’autorité de l’évêque qui les a ordonnés et doivent rester dans leur Église d’ordination. Le concile d’Arles (314) affirme ce principe : celui qui a été ordonné dans un lieu doit y demeurer (canon 2)279. Cette règle est en rapport étroit avec l’interdiction d’ordonner un clerc sans collation d’un titre.

277 Voir GAUDEMET (J.),BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 2, op. cit.,

p. 508-509.

278 Ibid., p. 554-555.

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Le pouvoir de juridiction d’un évêque s’étend uniquement sur le clergé de sa communauté. Il ne peut pas, par exemple, recevoir à la communion un clerc qui ne relève pas de lui et qui est condamné par son propre évêque (Arles, 314, canon 17 /16)280. Le concile de Nîmes (396) affirmera le même principe, en déclarant qu’un évêque ne peut pas juger le clerc d’un autre, sans l’autorisation préalable de ce dernier (canon 4)281.

L’évêque a l’obligation de surveiller l’activité de son clergé et surtout de ne pas lui permettre de desservir les lieux de culte relevant de la juridiction d’un autre évêque, ce qui serait une intrusion. Le concile d’Épaone (517) en son canon 5282 réitèrera cette règle du respect des limites du cadre d’une circonscription sous la juridiction d’un évêque, déjà exprimée par le can. 17 du Concile d’Arles (314)283.

Dans ses déplacements, tout clerc, d’après le concile de Nîmes (396), doit se munir des lettres de recommandation (apostolia) devant émaner uniquement de son propre évêque (canon 6)284, ce qui lui interdit toute activité cléricale en dehors de sa circonscription sans que son évêque en soit informé. Ce concile de Nîmes (396), qui est aussi préoccupé par l’affluence de prétendus clercs venus d’Orient, qui se déclarent prêtres ou diacres en présentant des lettres de communion (apostolia) de provenance incertaine, défendra donc de les admettre aux célébrations à cause du grand nombre d’imposteurs (canon 1er)285. C’est le clergé de l’Église locale qui doit administrer les sacrements sur son territoire, afin d’éviter tout risque d’abus.

Dans cette législation des conciles gaulois du IVe siècle, nous voyons l’affirmation des deux grands principes de l’exercice de la juridiction épiscopale : le non-empiètement sur le territoire d’un autre et la stabilité du clergé.

280 Ibid., p. 54-55.

281 Ibid., p. 129. Cette limitation générale de la juridiction épiscopale, qui interdit à l’évêque de condamner le sujet d’autrui ou de recevoir à la communion un clerc condamné par son propre évêque se retrouvera plus tard aussi en Orient, aux conciles de Nicée (325, can. 5), d’Antioche (341, can. 6 et 22) et de Sardique (343-344, can. 13). Voir JOANNOU (P.-P.), Les canons des Conciles œcuméniques, op. cit., p. 27 ; JOANNOU (P.-P.), Les canons des

Synodes particuliers, op. cit., p. 109, 121-122, 178. La lettre du pape Sirice aux évêques Africains (418) soulignera

ce principe fondamental, can. 6 :« Ut de aliena ecclesia clericum ordinare nullus usurpet », can. 7 « Ut abiectum

clericum alia ecclesia non admittat ». Voir aussi MUNIER (Ch.), Concilia Africae, op.cit., p. 61.

282 Voir GAUDEMET (J.),BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 1, op. cit.,

p. 104-105.

283 Conc. d’Arles (314), c. 17 : « ut nullus episcopus alium episcopum inculcet » (« qu’aucun évêque n’empiète

sur les droits d’un autre évêque », voir GAUDEMET (J.),Conciles gaulois du IVe siècle, op. cit., p. 54-55. 284 Voir GAUDEMET (J.),Conciles gaulois du IVe siècle, op. cit., p. 128-129.

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3. L’activité juridique de l’évêque en Gaule

Face aux déviances liées aux superstitions d’origine païenne, qui sont encore très vivantes dans l’Église en Gaule, face aussi aux invasions barbares et aux déviances à l’intérieur de l’Église, l’autorité épiscopale doit s’affirmer pour tenter d’obtenir l’obéissance de son clergé et du peuple. La sanction qui revient le plus souvent dans les textes conciliaires de l’époque mérovingienne, c’est la privation de la communion ou exclusion de la communion. Pour les clercs, cela veut dire privation des offices et des honneurs liés à l’état clérical et l’interdiction de célébrer l’eucharistie. Pour les laïcs, cela signifie le refus de la communion eucharistique lors de la messe et la mise à l’écart de la communauté chrétienne286.

Au IVe siècle déjà, le concile de Nîmes (396) réitère deux règles relatives à la limitation de la juridiction épiscopale uniquement à son Église. La première concerne l’interdiction faite à un évêque de recevoir à une communion illicite un clerc ou un laïc qui ne relève pas de sa juridiction, s’il a été condamné par son propre évêque (can. 3). La deuxième porte sur l’interdiction faite à un évêque de juger un clerc qui ne relève pas de sa juridiction sans l’assentiment de l’évêque dont dépend ce clerc (can. 4)287.

4. Le principe du monoépiscopat en Gaule

Le principe du monoépiscopat est également affirmé par la législation des conciles gaulois : une communauté ne peut avoir qu’un seul évêque qui en a la juridiction. Déjà les conciles des IVe et Ve siècles exigent le respect des territoires de compétence. Les évêques étrangers ne peuvent aucunement agir dans l’espace d’une communauté qui n’est pas sous leur juridiction. Une exception, cependant, est faite pour la ville de Rome. Le concile d’Arles (314) réserve la possibilité de concélébrer l’Eucharistie avec le pape et le clergé romain à tout évêque qui se rend dans la ville de Rome (can. 19)288.

286 Voir GAUDEMET (J.), « Note sur l’excommunication », Cristianesimo nella storia, vol. XVI/2, Bologna, EDB, juin 1995, p. 285-306 ; voir aussi GAUDEMET (J.), BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 1, op. cit., p. 44-45.

287 Voir GAUDEMET (Jean),Conciles gaulois du IVe siècle, op. cit., p. 128-129. 288 Ibid., p. 56-57.

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Les conciles de l’époque mérovingienne réitèrent à plusieurs reprises l’ancienne règle d’interdiction d’ordonner un deuxième évêque pour un même siège, en mettant en évidence le principe du monoépiscopat. Le can. 12 du concile d’Orléans V (549) réaffirme :

« Que du vivant d’un évêque aucun autre évêque ne soit institué ou ordonné en plus de lui… 289. »

Le concile de Chalon (647-653) pose une interdiction qui va dans le même sens :

« Que jamais deux évêques ne soient, dans une même cité et en même temps, ordonnés ou en charge … (can. 4)290. »

Le concile de Losne (673-675) dira de même :

« qu’il n’y ait pas deux évêques dans la même cité, à moins que l’un ne soit de passage

(can. 6)291. »

Comme nous avons pu déjà le remarquer, le Ve concile de Paris (614) déclare,

« qu’aucun évêque, de son vivant, ne se choisisse un successeur, et que personne, lui vivant, n’ait l’audace de s’approprier sa place, sous quelque motif ou faux prétexte que ce soit

(can. 3)292. »

Encore une fois, nous revenons aux anciens principes d’organisation ecclésiastique commune, dont le premier est posé dès 325 par le concile de Nicée (can. 8)293 : on ne peut pas avoir deux évêques dans la même cité. Le deuxième principe porte sur l’interdiction faite à l’évêque de désigner ou de choisir son successeur.

Le rappel des limites géographiques pour la compétence des évêques figure dans la plupart des conciles mérovingiens : l’évêque ne peut pas ordonner les clercs qui relèvent d’un autre, ni exercer de fonctions épiscopales en dehors de sa circonscription294.

C’est ainsi que le concile de Lyon I (518-523) fait une déclaration qui englobe toute cette problématique :

« … qu’aucun frère, poussé par l’aiguillon de la vanité ou de la cupidité, ne se permette d’empiéter sur l’Église d’un autre ou ne s’empare des paroisses d’un autre … ; et que personne, sous prétexte de nécessité, n’ose, en l’absence d’un évêque, célébrer à la place de l’absent les

289 Voir GAUDEMET (J.),BASDEVANT (B.), Les canons des conciles mérovingiens (VIème – VIIème siècles), t. 1, op. cit.,

p. 308-309.

290 Ibid, p. 552-553.

291 Ibid.,p. 578-579.

292 Ibid., p. 510-511. Cette disposition sera reprise dans l’édit du roi Clotaire (can. 2) du 15 octobre 614.

293Voir JOANNOU (P.-P.), Les Conciles Œcuméniques, op. cit., p. 30-31.

294 Voir GAUDEMET (J.), « Charisme et droit. Le domaine de l’évêque », Zietschrift der Savigny-Stiftung für

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mystères des sacrifices ou des ordinations. Si quelqu’un se porte à une telle témérité et audace, qu’il sache qu’il sera, non seulement dénoncé au concile, mais encore exclu de la communion de ses frères (canon 2)295. »

Les conciles de Clermont (535, canon 10-11)296, d’Orléans III (538, canon 16-17)297, d’Orléans V (549, canon 5)298, d’Arles V (554, canon 7)299, et celui de Chalon (647-653, canon 13)300 réitéreront sans cesse l’intégrité de ces normes. La réitération constante de ces règles canoniques et la gravité des sanctions indiquent bien qu’il n’était pas facile d’empêcher un évêque d’empiéter sur le territoire de l’autre.

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