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Les deux conceptions de la santé

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 78-81)

LES INSTITUTIONS DE LA MÉDECINE LIBÉRALE

3.2.2. Les deux conceptions de la santé

La santé étant socialement encastrée, la conception de la santé dépend du sens donné à la santé dans la société. Elle évolue donc avec la définition de celui-ci.

Pour les anthropologues, la naissance, la maladie et la mort sont des évènements élémentaires en ce sens que « ...leur interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement

sociale » (Augé et Herzlich 1983, p. 39).

L’étude de la place de la médecine dans la société nécessite donc une approche sociale et historique : « Mais aujourd’hui, les historiens mettent en évidence l’historicité des relations et

des institutions à travers lesquelles s’est structurée la condition ou, comme disent les sociologues, le statut du malade d’aujourd’hui » (Herzlich et Pierret 1990, p. 15). C’est

pourquoi, il nous a paru nécessaire de placer notre analyse dans une perspective longue, car la situation actuelle prend ses racines dans celle d’hier.

Dans la plupart des sociétés traditionnelles, le rôle symbolique de défense des évènements élémentaires a été ou est tenu par le chaman ou le magicien auxquels le médecin a succédé. « …le chaman défend la vie, la santé, la fécondité, le monde de la lumière, contre la mort, les

maladies, la stérilité… » (Eliade 1983, tome 3, p. 28). De fait, en dehors de l’Occident des

temps modernes, les conceptions de la santé sont toutes de nature religieuse (Alioua 2009). Dans les sociétés européennes anciennes, Dieu était le grand principe, et la maladie ne pouvait être conçue en dehors de lui : « En effet, la conception qui met Dieu et le péché au fondement

de la maladie n’est pas seulement de l’ordre d’une conception étiologique […] Elle énonce la vérité de l’ordre du monde et nous montre que la maladie ne peut se penser en dehors d’elle.

[…] elle est énonciation du sens du mal et assignation au malade d’une place dans l’ordre du

monde » ((Herzlich et Pierret 1990, p. 139).

La maladie, dans la conception chrétienne traditionnelle est considérée comme une occasion de salut individuel aussi bien que collectif. Il existe dans les quatre évangiles une vingtaine de passages consacrés aux maladies, à leur guérison ainsi qu’à l’attitude qu’il convient d’avoir lorsqu’on y est confronté16.

Cette conception ancienne est bien exprimée par Pascal dans sa « Prière pour demander à

Dieu le bon usage des maladies » : « Je ne vous demande ni santé ni maladie, ni vie ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de ma maladie, de ma vie, et de ma mort pour votre gloire, pour mon salut … » (Pascal 1659-2005, p. 192).

Les diocèses diffusaient des catéchismes et autres fascicules destinés à guider le peuple dans ses questionnements. Le manuel publié en 1677 par Claude Joly, évêque d’Agen est particulièrement explicite : « Demande. Pourquoi Dieu nous envoie des maladies ? Réponse.

1- C’est pour mortifier notre corps et le rendre obéissant à l’esprit. 2- Pour nous détacher de l’amour des créatures et pour nous convertir à lui. 3- Pour nous préparer à bien mourir »

(cité par Lebrun 1995, p. 7-8). Qui plus est, jusqu’au milieu du 18ème siècle, les médecins admettaient généralement comme une vérité la place de Dieu comme la cause première des maladies, les dysfonctionnements biologiques n’étant considérés que comme des causes secondes. Quant au savoir populaire, il mêlait de façon syncrétique les préceptes religieux, certains discours savants et la magie. Ainsi, les sociétés de l’Ancien Régime se caractérisaient par une cohérence des discours religieux, savant et populaire à l’intérieur d’une même conception du monde (Ibid.).

Dans la Russie du 19ème siècle, on trouvait encore des conceptions traditionnelles de la maladie, comme celle exprimée avec force par Séraphin de Sarov : « Quand le corps est

affaibli par la maladie, c’est un signe de la miséricorde de Dieu : la maladie affaiblit les passions, l’homme revient à lui […] A celui, par contre, qui supporte la maladie avec patience, elle est comptée à l’égal d’un exploit ascétique, et même plus » (Goraïnoff 2004, p.

198).

De telles croyances persistaient au début du 20ème siècle dans certaines régions de France. Il en était ainsi de la Bretagne selon la thèse de médecine d’Augustin Foll publiée en 1903 sous le titre : « Médecine et superstitions populaires en Bretagne ». Pour l’auteur, « Le paysan

croit que la maladie est envoyée par Dieu, en punition d’un acte mauvais, ou produite par un sort » (cité par Eveillard et Huchet 1999, p. 22).

Le premier traitement était alors l’invocation des saints « spécialistes » : saint Léonard pour guérir les fièvres, sainte Ediltrude, les maladies nerveuses, sainte Apolline, les maux de dents (ibid.). On avait également recours aux fontaines sacrées, aux plantes médicinales, aux sorciers, guérisseurs et autres rebouteux et enfin au médecin, mais seulement en dernière extrémité. Mais celui-ci était un « …objet de toutes les méfiances (et puis, cela coûte cher !) » (Ibid., p. 28). L’imagination et l’humour n’étaient pas absents de ces invocations et pratiques

traditionnelles : « Devant saint Blaise, tout mal s’apaise », « Saint Thiébault guérit tous les

maux », « La sauge sauve », « L’herbe de la véronique, au médecin fait la nique » (Lebrun

1995, p. 23).

L’élément essentiel est que les conceptions traditionnelles de la maladie sont téléologiques, c’est-à-dire qu’elles lui donnent un sens. Cette logique de la finalité considérait que les maladies étaient salutaires si elles préparaient l’âme à la conversion (Amann 2000).

Cette conception, et plus encore les croyances populaires expliquent que jusqu’à la fin du 19ème siècle, les médecins étaient des intervenants parmi d’autres dans le domaine sanitaire avec les religieux, guérisseurs, rebouteux, herboristes, etc. Cette notion est essentielle car elle constitue un des éléments du soubassement social qui explique le comportement des différents acteurs et, en particulier, des médecins.

Pourtant, les mentalités évoluent assez rapidement dans les milieux les plus cultivés. Ainsi, le 22 avril 1832, durant l’épidémie de choléra qui frappait Paris, George Sand écrivit à son mari et à son fils restés sur la propriété familiale de Nohant : « Les gens sages changent peu de

choses à leur régime et s’en trouvent bien […] Le froid est le premier auxiliaire du choléra : porte donc des bas de laine et fais-en porter à Maurice. Mangez souvent et ne laissez pas vos estomacs s’affaiblir […] Mais ce que je te conseille, et te supplie de faire c’est d’éviter tout excès de boisson […] Tous les ivrognes de Paris ont été emportés comme des mouches »

(Escaig 2009). Ce texte est absolument moderne car tout à fait rationnel. Il décrit un phénomène et donne des conseils pratiques de bon sens.

La compétition entre les acteurs sanitaires touchait parfois les sphères les plus évoluées des sociétés européennes comme l’exprime Ivan Illitch : « Une dame, en sa présence, parla de

guérison miraculeuse par les Saintes Images. Ivan Illitch se surprit à l’écouter très gravement et crut à l’efficacité du procédé. Il en fut épouvanté.

Se peut-il que je sois devenu tellement bête ? Se dit-il…Fadaises ! Bagatelles…Au lieu de me mettre martel en tête, je ferais mieux de choisir un bon médecin, un seul, et de suivre rigoureusement ses avis…Du reste, c’est ce que je vais faire » (Tolstoï 1886-2003, p. 46). Ce

très beau texte montre que le 19ème siècle est un siècle charnière où les sociétés européennes sont passées d’une conception ancienne de la maladie à une conception moderne17.

Les deux conceptions de la santé s’opposent et s’excluent : « …dans l’espace abstrait de la

théorie, tout champ scientifique […] peut-être situé quelque part entre les deux limites représentées d’une part par le champ religieux […] et d’autre part par un champ scientifique d’où tout élément d’arbitraire social serait banni et dont les mécanismes sociaux réaliseraient l’imposition nécessaire des normes universelles de la raison » (Bourdieu 1976).

Cette opposition est absolue et comporte dans un même mouvement deux éléments complémentaires. D’une part il y a « le refus d’une conception ontologique de la maladie,

corollaire négatif de l’affirmation d’identité entre le normal et le pathologique… »

(Canguilhem 1943-1966, p. 62) afin de séparer la maladie de la religion, c’est-à-dire dans la conception chrétienne, de séparer la maladie du péché et du démon (Ibid.). D’autre part, il y a l’affirmation positiviste de la médecine selon laquelle l’expérience est le seul moyen de vérifier ses connaissances, d’affirmer une vérité et d’établir des lois universelles destinées à remplacer les croyances. La médecine moderne refuse de s’interroger sur le sens de la maladie, sur le « pourquoi » de la souffrance qui relève de la métaphysique ou de la théologie pour se consacrer au « comment » afin de décrire les lois de la nature dans le but affiché d’être utile à la société. Sa position est celle d’un déterminisme causal caractérisant toutes les lois de la nature. Ce sera le grand mérite de Claude Bernard dans son Introduction à l’étude

de la médecine expérimentale (1865) d’affirmer et de montrer que l’action n’est efficace que

si elle est rationnelle et scientifique, mais aussi que la science a pour mission de découvrir les lois universelles des phénomènes.

A partir de la deuxième moitié du 18ème siècle, nous assistons à une laïcisation progressive de la conception de la maladie dans deux directions intimement liées, une conception savante, la construction médicale de la maladie ou médicalisation et une conception profane de nature sociale et politique.

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