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2.2. Approche documentaire, ressources vivantes et cycle de vie d’un document vie d’un document

2.2.4. Vers le concept de cycle de vie d’un document

Dans la continuité des concepts que nous avons proposés dans la partie précédente, nous proposons ici un nouveau concept qui s’inscrit dans notre contribution théorique à l’approche documentaire, à savoir le cycle de vie d’un document. Nous explicitons ce que nous entendons par ce concept et ce qu’il sous-tend. Nous identifions les différentes étapes de ce cycle à travers lesquelles nous modélisons le processus de développement d’un document.

Le développement d’un document répond à un objectif (par exemple, il s’agit de concevoir pour réaliser un TP introduisant la notion de quantité de matière), mais ce développement se poursuit au cours et à la suite de la réalisation de ce TP, à travers les interactions avec les élèves ou les échanges avec les collègues. De fait, le développement d’un document est un processus complexe, il ne présente pas un début et une fin clairement identifiables, et il peut aussi revêtir des aspects collectifs. Les aspects collectifs du travail enseignant, bien qu’ils soient plus ou moins visibles, sont toujours présents : un enseignant ne travaille jamais seul, il développe ses documents en interaction avec ses élèves, avec des collègues, il recueille des ressources via Internet, il participe à différentes institutions ou associations. De ces insertions sociales, ses documents portent la marque. Ainsi, le développement d’un document met en général aux prises un ensemble de ressources et plusieurs acteurs.

La nécessité de démêler la complexité qui sous-tend la dynamique du processus de développement du document nous a conduit à penser une modélisation de ce processus qui rende visible à la fois les relations ressources-mères/ressource-fille/document, la dimension collective susceptible d’intervenir dans la genèse ainsi que les évolutions temporelles associées. Nous proposons de représenter la dynamique du développement d’un document sous la forme d’un cycle de vie renfermant plusieurs étapes numérotées de A à G (voir Figure 2). Notons que la notion de cycle de vie a été exploitée dans d’autres domaines, notamment dans le domaine des Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH) où l’on parle du cycle de vie d’un EIAH (analyse a priori, réalisation d’un prototype, analyse des usages) (e.g. Tchounikine et al., 2004).

Comme nous l’avons déjà précisé, un document naît en réponse à une classe de situations donnée, par exemple concevoir et mettre en place des DI pour introduire la notion de réaction chimique. Pour préparer la matière de son enseignement, le professeur commence à rechercher des ressources parmi un ensemble varié à partir duquel il exploite des ressources-mères (cf. étape A du cycle de vie, voir Figure 2). Il peut aller fureter dans son système de ressources pour trier des ressources-mères (cf. A’), ou il est possible que l’enseignant aille chercher des ressources-mères que son travail rend nécessaire et qui n’existent pas initialement dans son système de ressources (cf. A’’) ; dans ce cas il va faire appel à de nouvelles ressources-mères qui seront intégrées dans son système de ressources. Il peut également solliciter ses collègues pour rechercher des ressources-mères et c’est à ce moment là qu’une dimension collective est susceptible d’intervenir (cf. A’’’).

Figure 2. Cycle de vie d’un document Mise en œuvre de la ressource-fille en classe (D) Partage de ressource-fille avec d’autres collègues (avant sa mise en œuvre)

(C’’)

Recherche de ressources pour une

classe de situations

(A)

Conception d’une ressource-fille par combinaison et

transformation de ressources-mères (conception pour l’usage)

(C) ) Dimension collective (co-élaboration de ressource-fille) (C’) Adaptation in situ de la ressource-fille en fonction de la situation didactique en classe (conception dans l’usage) (E) Révision de la ressource-fille après usage (F) Intégration de la ressource-fille dans son système de ressources

(G)

Partage de la partie visible du document (ressource-fille et usage)

(F’)

Sélection et mise au travail des ressources

(B) Dimension collective (A’’’) Réflexion l’année suivante (F’’) Système de ressources (SR) (A’) (A’’)

Ensuite, l’enseignant sélectionne les ressources-mères qu’il a cherchées et les met au travail (cf. B) afin d’élaborer sa ressource-fille. Il convient de rappeler que nous ne pouvons identifier des ressources-mères mobilisées par l’enseignant qu’a posteriori vu que

l’enseignant va, au cours du temps, chercher des ressources que son travail rend utile (§ 2.2.3). Ces ressources-mères vont être transformées et recombinées par le professeur en

une ressource-fille conçue pour l’usage en classe (cf. C). Ce processus de conception se fait dans un double mouvement d’instrumentation et d’instrumentalisation (§ 2.2.2). Cependant, la conception d’une ressource-fille peut être collective (cf. C’) ; un enseignant peut, en effet, élaborer une ressource-fille avec d’autres collègues, il s’agit en l’occurrence d’une co-production. Une autre dimension collective est susceptible d’intervenir lors du partage de la ressource-fille avec les collègues avant sa mise en pratique (cf. C’’). Par ailleurs, le développement du document se poursuit dans l’usage en classe de la ressource-fille. Celle-ci sera diffusée en classe où elle sera mise en œuvre (cf. D). Des adaptations in situ de la ressource-fille sont alors susceptibles d’avoir lieu en fonction du retour des élèves (cf. E). Ces adaptations sont une manifestation de la conception dans l’usage (Rabardel, 2005) : la ressource-fille est modifiée, recombinée au fil de son utilisation, les processus de conception se poursuivent dans l’usage. A la suite de la mise en œuvre, l’enseignant peut réviser sa ressource-fille à la lumière de son usage (cf. F) et la nourrir des effets observés pour l’intégrer

in fine dans son système de ressources (cf. G). La réflexion sur la ressource-fille peut se

dérouler également dans un autre moment, notamment l’année suivante quand l’enseignant va concevoir et mettre en œuvre à nouveau son enseignement du contenu chimique sur lequel porte la ressource-fille (cf. F’’). Si l’on comprend bien la notion de document telle qu’elle a été définie comme l’association de ressources réorganisées, d’usages et de connaissances professionnelles pilotant les usages de ces ressources (§ 2.2.2), on comprend alors qu’un document ne peut pas être complètement partagé entre les enseignants. Ce qui peut donner lieu à un échange ou à un partage c’est simplement la partie visible du document, c’est-à-dire l’ensemble de ressources et son usage qui sous-tend des connaissances professionnelles (cf. F’). Un enseignant peut donc mettre à disposition de ses collègues et leur transmettre sa ressource-fille tout en leur décrivant les usages associés et le vécu de la classe. Ce faisant, il leur donne accès à une partie du document construit.

Par ailleurs, nous voulons souligner un point fondamental du cycle de vie d’un document : tout au long des étapes de ce cycle, le travail de l’enseignant sur les ressources induit une réorganisation de son système de ressources. En effet, ce n’est pas seulement la ressource-fille qui sera intégrée in fine dans le système de ressources, mais c’est ce travail en permanence revivifié par le système de ressources et réorganisant en retour ce système. Dans la représentation du cycle de vie, cela se traduit par des flèches qui partent de chaque étape du cycle vers le système de ressources ; cependant, par souci de simplification du schéma, nous avons choisi de ne pas mettre ces flèches. Nous insistons de fait sur l’idée de tous les allers retours, à toutes les étapes du processus, avec le système de ressources.

Dans la représentation du cycle de vie d’un document, nous avons employé le terme « ressource-fille » et non pas « document » pour décrire les différentes étapes du processus de développement du document. Ce choix n’est pas du tout anodin : d’abord une ressource-fille est une composante matérielle du document, donc quand on parle de ressource-fille, on

évoque certainement une partie du document. De plus, le développement d’un document se poursuit tout au long du cycle de vie, donc il est difficile de dire précisément à quelle étape du cycle un document se forme parce qu’il se construit au fur et à mesure du temps, le temps des régularités observables dans l’activité du professeur ou autrement dit le temps des usages (§ 2.2.2). Ajoutons à cela qu’il y a une partie invisible du document, à savoir les connaissances professionnelles dont certaines vont pouvoir être inférées de la conception et de l’usage de la ressource-fille. Ainsi, le cycle de vie d’un document nous donne à voir que le document n’est pas un résultat final, mais une entité vivante qui va à son tour re-sourcer l’activité de l’enseignant : la ressource-fille à partir de laquelle un document se développe s’enrichit et évolue dans le temps, elle s’adapte aux contraintes nouvelles qui peuvent surgir ; il en est de même pour les connaissances professionnelles face à de nouvelles situations, ce qui rejaillit certes sur le document. Le document lui-même donne naissance, à son tour, à de nouvelles ressources qui vont être engagées avec d’autres ressources et servir comme ressources-mères pour la préparation d’une autre ressource-fille qui va donner matière à un autre document pour une autre classe de situations pour l’année suivante ou l’année en cours. On peut tout de même supposer qu’après un temps de développement, la ressource-fille est susceptible de devenir une ressource-mère qui produit aussi d’autres ressources qui pourront à leur tour donner matière à de nouveaux documents.

Ainsi, ce développement temporel nous a amené à penser le cycle de vie d’un document sous une forme spirale (voir Figure 3) : il ne s’agit pas d’un résultat final mais d’une production de l’activité du sujet, d’un processus qui se poursuit (dans la Figure 3, nous avons choisi de représenter essentiellement les étapes constantes du cycle, à savoir les étapes A, B, C, D, E, F et G). La forme spirale permet une représentation dans laquelle on passe par des points caractéristiques, qui passent sur une même demi-droite, pour chaque étape du cycle. Au cours du processus de développement d’un document, l’enseignant revient à chaque fois sur la même demi-droite, mais en ayant développé d’autres ressources et d’autres connaissances professionnelles d’une année à une autre ou au cours de l’année en cours. Le travail de conception et de mise en œuvre de ressource-fille par l’enseignant n’est pas un acte unique, il va se reproduire, c’est ce qu’on voit d’ailleurs à travers la spirale de la Figure 3. A divers moments de cette conception et de ces mises en œuvre, des évolutions vont avoir lieu : dans un mouvement d’instrumentalisation, les ressources en cause sont sans cesse revisitées par le professeur ; dans un mouvement d’instrumentation, les connaissances du professeur sont questionnées par les ressources, leur mise en œuvre et les effets qu’elles suscitent. Ces processus peuvent également concerner des collectifs de professeurs comme nous l’avons présenté dans la Figure 2.

Figure 3. Cycle de vie d’un document sous une forme spirale

Par conséquent, au-delà des nouvelles ressources produites, tout développement d’un document est porteur de développement professionnel : il modifie non seulement le système de ressources mais aussi les connaissances et l’activité professionnelle, dans une dialectique du productif et du constructif (Rabardel, 2005). Cette dialectique, issue du champ de l’ergonomie cognitive, rend compte de ce fait : une activité est finalisée, elle a un objectif de production (réalisation d’une tâche donnée). Dans cette activité, le sujet se développe aussi lui-même et modifie donc les conditions de productions ultérieures. De même, Gueudet & Trouche (2010) considèrent que le développement d’un document comporte clairement une part productive (l’enseignant produit de ressources) et une part constructive (cette production s’appuie sur et produit des connaissances). L’évolution associée des connaissances professionnelles relève d’une dimension constructive. Nous désignons alors par l’expression « développement professionnel » de l’enseignant l’évolution conjointe de ses connaissances, de ses ressources et de son activité.

Ainsi, nous avons exposé dans cette partie une modélisation de la dynamique du processus du développement d’un document pensée en termes de cycle de vie. Nous avons, en outre, représenté le cycle de vie d’un document sous la forme d’une spirale. Nous avons identifié différentes étapes de ce cycle, et nous avons, en plus, précisé qu’on ne peut pas vraiment connaître à quel moment de ce cycle un document naît. Le développement d’un document se poursuit donc tout au long du cycle et ne présente pas un début et une fin nettement repérables. Nous avons également mis en évidence le fait que ce développement suit le sens de la spirale (la spirale s’ouvre). A chaque mise en œuvre de la ressource-fille en classe, on repart pour un tour, la boucle de la spirale s’élargit et le document s’enrichit. Ce

processus de développement sous-tend le développement professionnel de l’enseignant et par conséquent, l’évolution de ses ressources, de ses connaissances professionnelles et de son activité.

2.2.5. Conclusion

S’approprier une théorie c’est y mettre du sien (Clot, 2006). Partant de ce principe, nous avons tenté de contribuer au développement de l’approche documentaire en introduisant des concepts qui nous semblent à même d’éclairer le travail documentaire de l’enseignant et de soutenir l’analyse de son développement professionnel : les concepts de ressources-mères et de ressource-fille ont été introduites pour distinguer les ressources qui sont mobilisées et celles qui sont produites au cours du travail documentaire de l’enseignant ; le cycle de vie d’un document, présenté sous la forme spirale, nous permet d’analyser le processus de conception et de mise en œuvre de ressource-fille ainsi que les entrées du collectif dans ce processus. Il nous permet également de comprendre que toute genèse documentaire est toujours à penser comme un processus en cours : ce processus est sans cesse revitalisé par la rencontre de nouvelles ressources ou de nouveaux événements (dans la classe par exemple) qui va modifier des éléments constitutifs du document résultat. Ce document lui-même intègre des ressources qui peuvent être à l’origine de la genèse d’un autre document. Nous avons vu que l’approche documentaire considère un document comme une entité mixte composée de ressources, d’usages associés et de connaissances. Ceci nous permet ainsi de préciser en quoi cette approche est une approche du développement professionnel des enseignants. Plus précisément encore, ceci amène à un véritable changement de point de vue qui considère le travail documentaire non plus comme une nécessité, dirigée vers l’objectif du travail en classe, mais à l’inverse qu’il est au cœur de l’activité professionnelle, il mobilise et produit des connaissances professionnelles. L’enseignant construit simultanément des ressources et se construit. Le repérage des connaissances professionnelles qui structurent l’activité du professeur est donc susceptible d’élucider la pratique enseignante, et constitue ainsi une clef de compréhension essentielle du travail documentaire de l’enseignant. Il constitue le cœur de la section suivante.

2. 3. Les connaissances professionnelles des enseignants : des

PCK aux orientations pour les DI

Nous débutons cette partie par l’explicitation de ce que nous entendons par « connaissance » (§ 2.3.1). Puis, nous introduisons le modèle de Shulman (1986) des connaissances des enseignants (§ 2.3.2) qui a marqué un tournant dans la recherche en éducation, et qui est à l’origine de l’émergence des PCK (Pedagogical Content Knowledge), connaissances spécifiques pour enseigner. Nous abordons ensuite les PCK des enseignants en précisant d’une part, ce que sont ces connaissances, et d’autre part les composantes qui les

modèle, les orientations pour l’enseignement des sciences, en introduisant le concept

« orientations pour les DI » (§ 2.3.5). Nous discutons enfin de la caractérisation des

connaissances professionnelles que nous examinons dans notre étude (§ 2.3.6) : pour caractériser les orientations pour les DI, nous proposons une mise en relation avec le modèle

ESFI (§ 2.1.2), et pour caractériser les PCK à partir du savoir auquel elles sont liées, nous

exploitons un cadre théorique issu de la didactique de la chimie, à savoir la modélisation.