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Pour caractériser une communauté, nous empruntons à la philosophie des sciences les concepts de collectif de pensée et de style de pensée (Fleck, 2005), et nous proposons une mise en relation entre ces concepts et ceux de la théorie de l’activité en montrant le rapport entre les règles, la division du travail, les outils de la communauté d’un côté, et le style de pensée de cette communauté de l’autre.

Fleck (2005) reconnaît l’influence du social sur la connaissance et affirme qu’il s’agit d’une influence positive. Il considère que le véritable créateur d’une nouvelle idée n’est pas un individu mais le collectif de pensée : « si nous définissons un collectif de pensée comme la communauté des personnes qui échangent des idées ou qui interagissent intellectuellement, alors nous tenons en lui le vecteur du développement historique d’un domaine de pensée, d’un état du savoir déterminé et d’un état de culture, c’est-à-dire d’un style de pensée particulier » (p. 74). Fleck affirme que la connaissance ne peut émerger qu’à l’intérieur d’un collectif de pensée, donc elle ne peut être produite que collectivement : « la totalité des connaissances disponibles et l’interaction intellectuelle collective agissent sur tout acte constitutif de la connaissance, acte qui, de toute façon, sans ces dernières, est par principe impossible » (p. 80). En effet, selon Fleck, aucun acte cognitif n’est possible sans facteur social. D’ailleurs, l’expression « acte cognitif » n’a de signification pour lui que lorsqu’elle est en relation avec un collectif de pensée. Fleck distingue deux types de collectif de pensée : les collectifs de pensée momentanés, disponibles quand deux ou plusieurs personnes échangent des pensées, ils sont produits au hasard et apparaissent puis disparaissent à chaque moment, et les collectifs de pensée stables qui se constituent en particulier autour de groupes sociaux organisés. Fleck note effectivement qu’un individu fait précisément partie de plusieurs collectifs de pensée. Mais plutôt que d’y voir une « difficulté », il note surtout que c’est cette pluralité d’appartenance qui permet sans doute d’expliquer la possibilité de découvertes scientifiques. Chaque circulation d’idées entre collectifs de pensée a pour conséquence un déplacement ou un changement de la valeur de la pensée. C’est ainsi que peuvent apparaître des nouveautés : « nous avons tenté de décrire l’expert créatif comme la personnification de l’intersection de différents collectifs de pensée et de différentes lignes de développement de pensée et comme le centre personnel de nouvelles pensées » (p. 152).

Le collectif de pensée est, selon Fleck, le porteur communautaire d’un style de pensée, lequel correspond à l’ensemble des normes, des principes, des concepts et des valeurs propres à l’ensemble des savoirs et des croyances à une époque donnée. Le caractère essentiel du style de pensée est, selon Fleck, qu’il détermine ce qui ne peut pas être pensé autrement. Le style de pensée représente la totalité de ce qui est intellectuellement disponible, la disposition pour telle manière de voir ou d’appréhender et non pas telle autre ; et plus encore il « renvoie à la fois à un état d’esprit particulier et au travail qui permet de donner corps à cet état d’esprit » (p. 172). Ainsi, une communauté au sens d’Engeström (1999) peut être considérée comme un collectif de pensée (momentané ou stable) qui partage un certain style de pensée. Elle se constitue par l’émergence, à un moment donné, d’un but commun. Or dans le modèle du système d’activité d’Engeström, la communauté obéit à et suit des règles qui régissent son fonctionnement, elle organise aussi la division du travail entre ses membres et mobilise des outils en vue d’atteindre le but visé et au-delà les résultats attendus. Donc la question qui se pose d’emblée est de savoir la relation qui peut exister entre les règles de la communauté, la division du travail, les outils d’un côté et son style de pensée de l’autre. C’est un point qui nous paraît, en effet, essentiel à travailler.

La définition du concept de style de pensée que nous venons d’avancer nous permet de penser ce concept comme un système de métarègles : ce sont les règles qui permettent de

dialectique entre le style de pensée d’une communauté d’une part, les règles, la division du

travail et les outils utilisés par les individus de cette communauté d’autre part : le style de pensée, en tant que métarègles, détermine les règles de la communauté, l’organisation du travail (la division du travail), et les outils par l’intermédiaire desquels les membres de la communauté agissent. En retour, les règles, la façon dont le travail est organisé et divisé, et les outils mobilisés par la communauté, notamment les ressources, contribuent à forger le style de pensée de la communauté. Cette mise en relation nous permet ainsi de penser une nouvelle forme du modèle du système d’activité qui tient compte du style de pensée de la communauté (voir Figure 7) : comme métarègles, le style de pensée chapeaute le répertoire de règles disponibles, les outils ainsi que la manière dont le travail est divisé ; il influe sur et il est façonné à son tour par ces éléments. Ainsi, suivant ce modèle, le système d’activité de l’enseignant est influencé par (et influe également sur) le style de pensée de la communauté dans laquelle il est impliqué. Nous supposons alors que ceci a, en retour, des retombées sur les règles d’action de l’enseignant, sur les outils, en particulier sur les ressources que celui-ci exploite, et plus profondément encore sur ses connaissances professionnelles, notamment sur ses PCK et ses orientations pour les DI (§ 2.3).

Il convient de noter que quand nous parlons du style de pensée de la communauté et son influence sur le système d’activité d’un enseignant membre de cette communauté, nous utilisons le modèle du système d’activité que nous avons développé et qui rend compte du style de pensée et montre où celui-ci se situe par rapport aux autres entités du modèle (voir Figure 7). Toutefois, quand nous parlons globalement du système d’activité d’un enseignant sans faire allusion directement au style de pensée de la communauté, nous exploitons plutôt le modèle simplifié (voir Figure 6).

Ainsi, nous avons proposé dans cette partie une caractérisation de la communauté dont l’enseignant fait partie en exploitant les concepts de collectif de pensée et de style de pensée. Plus particulièrement, nous avons proposé une mise en relation entre les règles, la division du travail, les outils de la communauté d’une part, et le style de pensée porté par cette communauté, d’autre part. Cette mise en relation a débouché sur une nouvelle forme du modèle de système d’activité prenant en compte le style de pensée de la communauté. Nous avons également vu que, chez Fleck, c’est le fait que chaque individu appartient à plusieurs collectifs de pensée qui est à l’origine des nouvelles idées et connaissances. Or un enseignant prend souvent part à plusieurs communautés, donc comment peut-on rendre compte de cette pluralité d’appartenance ? Comment peut-on la décrire ? C’est ce que nous proposons d’étudier dans ce qui suit.

2.4.4 Vers un système d’interactions de l’enseignant

Dans cette partie, nous présentons ce que nous entendons par « système d’interactions » de l’enseignant. Dans un premier temps, nous proposons une définition de ce terme qui exploite la notion de système d’activité (§ 2.4.3). Dans un deuxième temps, nous proposons une modélisation du système d’interactions.