Conclusion du chapitre 4
Section 1. Représentation, structuration et intérêts : un mouvement en construction
I. Une comptabilisation à l’essai
Un des premiers éléments sur lequel fonder l’analyse du mouvement a trait à sa capacité à se dénombrer. La possibilité de comptabiliser les forces du mouvement conditionne en effet sa représentation externe. De premiers essais de comptabilisation infructueux
En tant que telle, il n’existe pas de plate-forme de comptabilisation des projets d’habitat participatif et ce
quel que soit leur état d’avancement. Jusqu’au deuxième semestre 2010, les chiffres pouvaient même
largement varier selon les acteurs qui les avançaient, au gré de leurs regards, analyses et perspectives. Le chantier de la comptabilisation n’est pourtant pas une entreprise récente. En effet, dès 2008, une première
campagne de recensement des projets est lancée sous la bannière d’Habicoop, la principale association de
promotion des coopératives d’habitants. Cette campagne prend place dans le cadre du lobbying mené par
l’association auprès du gouvernement. En effet, pour que l’habitat participatif se développe sous la forme
de coopérative d’habitants, des aménagements juridiques sont nécessaires. Or, seul le législateur peut
satisfaire une telle revendication et avant cela, pour qu’il y accède, l’association doit pouvoir justifier d’une
demande conséquente : « très légitimement, le ministère souhaite mesurer la demande sociale, ne voulant
pas mettre en œuvre un dispositif dont ne s’empareraient que 2 ou 3 projets » (Habicoop, site Internet). Habicoop initie alors une campagne de recensement auprès de l’ensemble des structures du mouvement,
dont l’objet principal est de recueillir une fiche par projet en cours, précisant les grandes lignes de
l’opération envisagée et affirmant la volonté du groupe d’adopter le statut de coopérative d’habitants si un
cadre légal venait à être instauré. Cette campagne, dont on ne saurait dire si elle est véritablement achevée, a été difficile à mener pour l’association. Elle a en effet été contrainte d’opérer de multiples
relances auprès de ses adhérents pour obtenir leur fiche. Les reports de la date de clôture du recensement, intervenus à plusieurs reprises, témoignent de sa difficulté à mobiliser les groupes, même pour contribuer
à l’avancée des projets. La rubrique « Campagne nationale pour la reconnaissance du statut » n’a en tout
cas pas fait l’objet d’une mise à jour récente et ne comporte aucune mention des résultats de ce
recensement qui, d’après la page en question est « en cours »209. Différents facteurs sont à l’origine des
heurts de ce recensement : manque de temps au premier chef mais aussi, dans certains cas, des refus de contribuer : « apparaître sur la toile, c’est (pour certains) vendre son âme au diable » (Contribution sur une
209 La poursuite de ce recensement nous a été confirmée directement par l’un des salariés de l’association lors d’une discussion
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liste de discussion, 17/11/09). Tous les groupes concernés ne se sont sans doute pas sentis prêts àformaliser leur existence de groupe à travers cette fiche ou n’ont tout simplement pas vu l’intérêt et la finalité d’une telle campagne.
L’entreprise de la comptabilisation a également été initiée sur un site Internet dénommé Cohabitat.fr par
le biais d’une cartographie interactive. Toutefois, là aussi, l’analyse révèle les difficultés à mobiliser les
porteurs de projets. La personne en charge de cette cartographie indique : « elle [la carte]est déjà ouverte à la contribution et j'ai déjà échangé à ce sujet avec divers réseaux et associations mais jusqu'à présent peu
de retours », ils n’ont «peu (pas) de temps à investir dans ce type de démarche (à moins qu'il ne s'agisse de
motivation, absorbés qu'ils sont par la difficile tâche de faire avancer leurs projets) » (Gestionnaire du site, Contribution sur une liste de discussion, 20/11/09). Elle met ainsi au jour une forme d’incompatibilité
entre la conduite d’une opération au niveau local et la construction d’un mouvement national. Comme un
signe de cette incompatibilité – la personne étant elle-même dans un groupe –ce site Internet n’est plus
accessible depuis mi-2012.
Pour une appréhension des différents projets en cours, c’est le passage par les réseaux associatifs eux
-mêmes qui a été pendant longtemps l’unique voie. Ainsi, Habicoop propose une rubrique « groupe-projet et pépinières », en partie alimentée par le recensement conduit. Un classement par région permet
d’accéder à une fiche des différents projets en cours, dont on ne sait toutefois si elle est actualisée.
L’association Eco Quartier Strasbourg, dans un esprit similaire mais à l’échelle de l’Alsace, recense les
différents projets du territoire. D’autres associations locales font de même par l’intermédiaire de
rubriques dédiées sur leur site Internet : l’association rennaise Parasol propose ainsi une rubrique « projets en cours », HESP’ère 21 une rubrique « les projets », l’association grenobloise Les Habiles une rubrique « les groupes-projets en Isère ». Le réseau interrégional de l’habitat groupé (cf. infra, p. 175) offre également une rubrique « groupe-projet », alimentée toutefois de façon très inégale selon les régions. Les sites Internet des accompagnateurs, auxquels nous consacrerons le dernier chapitre de cette partie,
constituent aussi de bons vecteurs d’informations sur les projets en cours.
Le recoupement de l’ensemble de ces sources annonce ainsi une opération de recensement plus que
laborieuse. De plus, outre l’importance de l’investissement que cela représente, Internet ne reflète pas
nécessairement l’ensemble des projets en cours. Certains projets évoqués dans les articles de presse que
nous avons recensés sont totalement absents d’Internet. Mi-2011 : un premier recensement qui vise l’exhaustivité
La première véritable opération de recensement a débuté au cours de l’année 2011 à l’initiative de
l’Association de Développement de l’Economie Sociale et Solidaire (ADESS) du Pays de Brest qui en assure
le pilotage et notamment les mises à jour. L’actualisation du 30 mai 2013 fait état de 407 projets, classés par région et département. Plusieurs informations sont recueillies pour chacun des projets recensés : localisation géographique (région, département, localité), nom du projet, présence de locatif social, statut juridique, « type d’habitat groupé », état d’avancement. L’élaboration de ce recensement, rendu possible en premier lieu par la forte mobilisation d’une seule personne, évolue petit à petit autour d’une élaboration
collective. Sa diffusion sur l’une des principales listes de discussion du mouvement permet aux abonnés de réagir aux actualisations proposées et de les compléter. La carte présentée page suivante a été élaborée à partir de ce recensement. Elle révèle un déséquilibre certain entre les régions : Rhône-Alpes, la Bretagne,
l’Ile-de-France et les Pays de la Loire regroupent à elles quatre plus de 50 % des projets avec
respectivement 73, 62, 50 et 34 projets. A l’opposé de ces dernières, 10 régions comptent entre 0 et 3 projets. Le développement de l’habitat participatif est donc loin d’être homogène sur l’ensemble du
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Carte 1. Répartition des projets d’habitat participatif en France
(données de janvier 2013)
Source : Recensement mené par l'ADESS du Pays de Brest Elaboration personnelle
Si ce recensement constitue une source très riche, une analyse fine en révèle assez vite les limites. Tout
d’abord, il prend en compte l’ensemble des projets sur un territoire donné, quel que soit leur état
d’avancement. Aussi, si l’on s’arrête sur la Région Rhône-Alpes, au sein de laquelle 73 projets sont
recensés, une ventilation par état d’avancement montre que 40% des projets recensés peuvent ne pas aboutir. En effet, ceux-ci sont identifiés comme étant en phase préliminaire par la mention des expressions « Début », « en réflexion » ou « en recherche de terrain/partenaires ». Les 60% restant concernent des projets en cours de construction (PC déposé) ou construits. Parmi ces derniers, six ont été
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Section 1. Représentation, structuration et intérêts : un mouvement en construction
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construits dans les années 1980-90 et dix ont été construits depuis 2010. Des proportions semblables seretrouvent à l’échelle nationale :
Tableau 14. Etat d’avancement des projets d'habitat participatif recensés par l’ADESS
(données d’avril 2012 et de janvier 2013)
Avril 2012 Janvier 2013
Etat d’avancement Nombre % Nombre %
Au début-en réflexion 94 36 117 38
En recherche de terrain ou de partenaires 40 15 43 14 Total projets sans garantie d’advenir 134 51 160 52 Terrain identifié ou acquis ou PC déposé 25 10 34 11 En construction/date de livraison 28 11 35 11
Construits 74 28 80 26
Dont années 70-80 32 12 33 11
Total projets aboutis ou en passe de l’être 127 49 149 48
Total* 261 100 309 100
* certaines des cellules étant mal ou peu renseignées, les projets concernés n’ont pas été pris en compte
Source : Recensement ADESS Elaboration personnelle
Ainsi, les projets se partagent de façon quasi égale entre ceux pour lesquels la concrétisation n’est pas garantie et ceux pour lesquels elle l’est plus nettement. D’un recensement à l’autre, l’état d’avancement
des projets augmente dans les mêmes proportions que leur nombre.
Au regard des différents critères mobilisés, le recensement recouvre une multitude de réalités. Par exemple, la colonne « statuts juridiques », lorsqu’elle est renseignée, comporte plus de dix options210. Le contenu de la colonne « type d’HG » – HG signifiant Habitat Groupé – tend à entretenir un certain flou quant à la nature des différents projets : « HG semi-rural », « écoquatier », « HG en HLM », « éco lieu de vie », « éco hameau », « éco-quartier rural », « HG rural bioclimatique », « cohabitat », « HG autopromotion », « HG
intergénérationnel », « HG écologique », « coopérative d’habitants », « HG autogéré ». Les critères énoncés
ne permettent pas d’appréhender finement la nature des différents projets et leur montage. Par exemple,
la mention de locatif social ou d’un bailleur social se retrouve pour 72 des projets, mais pour 30 d’entre
eux aucun organisme n’est indiqué. Rien ne permet de savoir s’il s’agit là d’une volonté du groupe, souvent
délaissée en chemin du fait de la complexité des montages, ou d’un élément de montage définitif. Par ailleurs, le terme « habitat groupé » n’est pas défini et aucun critère n’est énoncé. Dès lors, sur quelle base
un projet entre-t-il dans ce recensement ? Aucun élément relatif au partage d’espaces par exemple, à
l’attention portée à l’écologie ou encore à la participation n’est indiqué de façon explicite. S’il ne s’agit pas
dans le cadre de ce recensement d’établir une typologie des projets, des critères plus nets de
différenciation sont nécessaires.
Ces éléments, symptomatiques d’une grande diversité de projets, sont à appréhender avec prudence. Au
niveau local comme national en tout cas, pouvoir « chiffrer » le nombre de projets a tout d’une priorité.
Les résultats de ce recensement sont ainsi repris par de nombreuses instances, y compris le Ministère du
Logement, sans qu’ils ne soient mis en débat.
Quelle pertinence d’un recensement ?
Comme nous l’avons vu, près de la moitié des projets recensés est susceptible de ne pas aboutir. En
s’engageant dans un projet, les ménages n’ont aucune garantie de passer du statut de futur habitant à celui
d’habitant. Les projets d’habitat participatif se caractérisent en effet par une forte volatilité, qui s’explique
210 « SCIC » (Société Coopérative d’Intérêt Collectif), «association », « SCIA », (Société Civile Immobilière d’Attribution),
« Copropriété », « SCIAPP » (Société Civile Immobilière d’Accession Progressive à la Propriété), «éco hameau », « SAS » (Société par Actions Simplifiées), « ASL » (Association Syndicale Libre), « SCCC » (Société Civile Coopérative de Construction), « coopérative », « SCI » (Société Civile Immobilière), « SARL » (Société A Responsabilité Limitée)
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par plusieurs facteurs, endogènes et exogènes au groupe et aux habitants. Tout d’abord, les ménages
engagés ne sont pas tous prêts à formaliser leur rêve en projet :
« J'ai suivi l'évolution d'Habicoop, j'étais à Lyon avant, depuis 2005 où on a des habitats groupés, des
groupes de projets qui souvent avec des personnes qui suivent ces ateliers au sens où ils pensent que c'est une activité, une activité comme il y en a qui font de la peinture, du dessin, ... voilà parce que c'est un peu tendance et puis parce que ça permet de faire penser à autre chose, « peut-être qu'un jour on habitera dans un habitat groupé », mais eux-mêmes peut-être ne sont pas en capacité de franchir le
pas et de se lancer dans le bain »
Accompagnateur, Paris, réunion « Institutions » n°13, 21/06/11
L’exemple du groupe Ourcq, projet emmené par l’association HESP’ère 21 en 2010, est symptomatique de
cette volatilité : « il y a des gens qui allaient et qui venaient, qui ne savaient pas trop s’ils voulaient habiter, d’autres qui étaient là à titre plutôt professionnel, d’autres qui étaient dans le flou… » (Association, Paris, Entretien n°7, 23/10/09). Plus encore, la conduite d’un projet d’habitat participatif est soumise à un
ensemble d’aléas, propres au groupe lui-même et à son métabolisme, mais également au montage du
projet dont l’une des premières étapes est l’identification puis l’acquisition d’un foncier. Or cette étape est
souvent difficile à franchir pour les groupes. Par ailleurs, le financement du projet n’est pas sans obstacle :
comment réunir les fonds nécessaires surtout lorsque l’on dispose de peu de moyens financiers ? De façon
plus générale, la conduite d’un projet immobilier par de « simples » habitants a tout d’un défi. Nous y
reviendrons dans le chapitre 7.
Cette forte volatilité met dès lors en débat la pertinence de mener un tel recensement. En effet, comment
s’assurer de son actualité ? Un outil collaboratif, comme une plate-forme sur Internet, pourrait sans doute
permettre d’en assurer une actualisation plus fine. L’outil Internet ne peut toutefois pas tout à lui seul : les
acteurs eux-mêmes doivent s’en saisir. Or, tous ne se signalent pas nécessairement et tous ne le souhaitent pas (cf. supra, Chapitre 3, p. 168). La pertinence du recensement pourtant passe par une couverture territoriale fine pour laquelle des relais locaux réactifs sont indispensables. Or, si la primauté est accordée aux structures locales et régionales, elles sont très inégalement réparties sur le territoire et le relais avec les quelques structures nationales existantes ne se fait pas toujours simplement.