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L’évolution audacieuse du contenu du jus cogens au sein de la jurisprudence de la CIDH

CHAPITRE III Le jus cogens

B. L’évolution audacieuse du contenu du jus cogens au sein de la jurisprudence de la CIDH

Depuis 2006, la jurisprudence de la CIDH est assez riche en matière de Jus cogens, mais cette évolution grandissante n’est pas pour autant exempte de critiques.

En effet, au vu des motivations de la CIDH, tous les Droits de l’Homme sont susceptibles de faire partie du jus cogens. Or, les Droits de l’Homme sont composés d’un nombre non négligeable de droits qui ne peuvent tous prétendre à avoir le caractère d’impératifs. A ce propos, Florabel Quispe

135 affirme : « Van bovel signale que les droits fondamentaux de l’homme peuvent entrer dans le

concept de principes généraux et constituer des normes impérieuses du droit international général (jus cogens). Cependant il faut préciser qu’il existe un catalogue très large des Droits de l’Homme et que tous ne sont pas considérés comme étant normes d’ius cogens pour la communauté internationale. Si nous suivons Marks, nous ne pouvons pas affirmer que toutes les normes du droit international sur les conflits armés et les Droits de l’Homme aient le caractère d’ius cogens. Malgré cela, il reconnait que « existe un consensus sur le fait que certains droits -le droit à la vie, le droit à ne pas être soumis à des actes de torture ou esclavage- sont tellement fondamentaux qu’il n’a pas de doute sur son indérogeabilité ». »230

Cette démarche qui tend à généraliser les normes du jus cogens pose aussi un grave problème en ce concerne la souveraineté des Etats. Elise Hansbure précise à ce sujet : « la position du juge

brésilien soulève la question de la pertinence de la condamnation jusqu’auboutiste de la souveraineté de l’Etat, qui reste malgré tout « auteur » du système interaméricain des droits de l’homme et « destinataire » de ses jugements. L’activisme du juge Cançado Trindade se trouve aux antipodes de l’opinion du juge Dugard qui plaide en faveur d’une réconciliation des points de friction engendrés par le droit impératif. En effet, la question reste la même : l’ordre international décentralisé supporte-t-il un tel concept qui « implique des conséquences que le système ne tolère pas et ne pourrait tolérer sans perdre l’un de ses éléments constitutifs », à savoir la souveraineté des Etats ? Les attaques en règle contre cette dernière contribuent-elles au renforcement de l’ordre public international ? Rappelons que si plusieurs atrocités ont été commises au nom de la souveraineté étatique, il n’en demeure pas moins qu’elle survivra aux individus qui la pourfendent »231

230 QUISPE REMON Florabel, “Las normas de ius cogens: ausencia de catálogo”. in Anuario español de derecho internacional Vol. 28/2012/ 143-183.p. 143

231 HASBURY Elise, « 3. Des conséquences de la finalité : révélation du contenu matériel des normes impératives de droit In : le juge interaméricain et le « jus cogens » » [en ligne]. Genève : Graduate Institute Publications, 2011. Disponible sur internet : <http://books.openedition.org/iheid/390>. ISBN : 9782940415892. DOI :

136 Mais malgré ces critiques, la CIDH continue dans son développement quasi universaliste. En effet, la Cour va reconnaitre la nature impérative de certains droits procéduraux des lors que la procédure judiciaire constitue l’outil indispensable pour exercer pleinement des droits subjectifs ayant la nature d’impératifs : « l’accès à la justice constitue une norme impérative du droit international et

comme telle contraint les Etats à adopter les mesures nécessaires pour ne pas laisser dans l’impunité ses violations. Cette obligation peut s’accomplir soit en exerçant sa juridiction pour appliquer le droit interne et le droit international pour juger les responsables, soit en coopérant avec d’autres Etats pour qu’ils arrivent à le faire »232

Dans cet arrêt, la Cour met en avant l’importance voire l’obligatoriété de coopération internationale en matière judiciaire, ce qui évoque à mot couvert le principe de la compétence universelle. Elise Hansbure affirme à ce propos : « la Cour fait un raisonnement en trois étapes qui mérite réflexion :

elle consacre d’abord le caractère impératif d’un droit substantiel de la Convention Américaine des Droits de l’Homme duquel découle la nature impérative du droit procédural essentiel pour garantir son respect dont le mécanisme de la compétence universelle est l’interdiction des lois d’amnistie apparaissent fondamentales pour sa mise en œuvre. Notons, d’une part, que la Cour ne va pas jusqu’à ériger la compétence universelle en norme impérative. On peut cependant penser qu’il n’y a qu’un pas à franchir avant qu’elle ne le fasse tant elle insiste en termes absolus sur la nécessité de lutter contre l’impunité ».

En attendant de franchir le pas en matière de juridiction universelle, la CIDH a adopté la même position face aux Droits de l’Homme au travail. En effet : « Les droits du travail sont intégrés au

sein des plus importants traités internationaux de Droits de l’Homme. Ceci a donné naissance à une catégorie juridique dans le droit international : les Droits de l’Homme au travail. Ce sont des droits qui reconnaissent la personne comme titulaire universel, ils respectent la dignité humaine et satisfassent les nécessités basiques dans le monde du travail. Cependant, l’amplitude de sa liste génère des critiques liées à la difficulté pour les Etats de les mettre en application et ainsi d’accomplir totalement leurs obligations internationales. C’est pour cela que certains juristes proposent de définir un « noyau dur » des droits du travail (core labour rights) qui reprendrait la

232 CIDH, “Affaire Goiburu y otros Vs. Paraguay”. Arrêt sur le fond, réparations et dépens du 22 septembre 2006 paragraphe 131.

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nature essentielle des Droits de l’Homme. Avec les quatre « droits fondamentaux du travail », l’OIT propose également un « noyau dur » institutionnel. Derrière cette formulation de « noyau dur », se pose la question des autres droits du travail qui n’en font pas partie[…] Dans l’état actuel de la jurisprudence internationale et de la pratique des Etats, sont considérées comme faisant partie du jus cogens du travail : la prohibition de l’esclavage et de la servitude ainsi que l’interdiction de la discrimination dans le monde du travail. »

La question de l’appartenance de la prohibition de l’esclavage et de la servitude au jus cogens, ne se pose pas car elle a été clairement validée par une jurisprudence riche et claire de la CIJ. En effet depuis l’affaire Barcelona Traction, la Cour reconnait expressément cette interdiction comme une norme jus cogens233 De plus, cette interdiction a été reprise au sein de plusieurs actes internationaux tels que la convention sur l’esclavage, le statut de Rome ou encore la Convention supplémentaire sur l’esclavage.

A l’inverse, la question de l’appartenance au jus cogens de l’interdiction de la discrimination fait débat. Aux termes de la décision relative à l’affaire Barcelona Traction, la Cour Internationale de Justice ne reconnait pas l’interdiction de la discrimination au sens large mais uniquement de la discrimination raciale. Or, dans la région latino-américaine, le lien entre les Droits de l’Homme au travail et les normes jus cogens est établi grâce à la reconnaissance jurisprudentielle fait par la CIDH du caractère impératif du principe de non-discrimination.

La Cour Interaméricaine des droits de l’Homme n’a pas interprété cette limitation posée par la Cour Internationale de Justice comme une exclusion des autres types de discrimination. Ainsi, dans l’avis consultatif OC-18/03 elle précise : « ne seront pas admis les actes discriminatoires qui portent

préjudice aux personnes, que cela soit pour des motifs de genre, race, couleur, langue, religion ou conviction, appartenance politique ou tout autre type d’appartenance, origine nationale, ethnique ou sociale, nationalité, âge, situation économique, patrimoine, état civil, naissance ou tout autre condition »

233CIJ, « Affaire de la Barcelona Traction, light and power company, limited (Belgium v. Spain)» Arrêt du 5 février 1970 . Motivations 33 et 34.

138 Aux termes de cet avis consultatif, rendu pour répondre au Mexique à la question de la condition juridique et des droits des migrants illégaux, la Cour va affirmer : « ce tribunal considère que le

principe de l’égalité devant la loi, l’égale protection devant la loi et la non-discrimination, appartiennent au jus cogens, car ces principes sont le soubassement de l’ordre juridique national et international et il s’agit d’un principe fondamental qui s’étend à tout l’ordre juridique. De nos jours est inadmissible tout acte juridique qui soit contraire avec ce principe fondamental ; nous n’admettons pas les actes discriminatoires à l’égard de qui que ce soit […] ce principe (égalité et non-discrimination) forme partie du droit international général. Dans l’état actuel du droit international, le principe fondamental d’égalité fait partie du jus cogens. […] les droits du travail naissent au même moment que l’on acquiert la qualité de travailleur, entendue dans le sens le plus large. Toute personne qui a réalisé, qui réalise ou qui va réaliser une activité rémunérée, acquiert immédiatement la qualité de travailleur et en conséquence elle acquiert les droits propres à cette qualité […] une personne qui rentre dans un état et établit des relations de travail bénéficie des droits de l’homme en lien avec son travail sans tenir compte de sa situation migratoire, car le respect de ses droits doit être assuré sans aucun type de discrimination »

Ces motivations constituent le soubassement juridique d’une partie de la doctrine qui va affirmer que le caractère impératif reconnu par la CIDH au principe d’égalité et de non-discrimination permet d’affirmer que : « le jus cogens du travail est composé par les droits suivants : 1) la liberté syndicale, 2) l’abolition du travail forcé ou obligatoire, 3) l’élimination de la discrimination au sein du travail, 4) l’abolition effective du travail des enfants et 5) Le droit à un travail digne »234

II L’élargissement du jus cogens au profit d’une protection effective de la personne humaine

L’approche du jus cogens effectuée par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme n’est pas en soi une innovation, car depuis le début même de la conceptualisation du jus cogens, les Droits de l’Homme ont été cités à maintes reprises comme un des domaines susceptibles d’appartenir au

234 ISLAN COLIN Alfredo, “Normas imperativas del derecho laboral de los derechos humanos”. In: Perfiles de las ciencias sociales, ano 3, Num. 5, Julio-Diciembre 2015, Mexico UJAT.p.19

139 champ des normes impératives. « Le professeur René-Jean Dupuy, en sa qualité de représentant

du Saint-Siège à la Conférence diplomatique des Nations Unies sur le droit des traités, proposait lors de cette même conférence le « principe de la primauté des droits de l’homme » comme dénominateur commun au jus cogens. La Commission du droit international avait identifié, à titre d’exemple, les Droits de l’Homme comme une catégorie susceptible de tomber sous son couvert. Quelques années plus tard, le professeur Roberto Ago reconnaissait que « les règles fondamentales de caractère humanitaire (interdiction du génocide, de l’esclavage, de la discrimination raciale, protection des droits essentiels de la personne humaine en temps de paix et en temps de guerre) » appartiennent au noyau dur du jus cogens. Il semble exister presque instinctivement une relation d’équivalence entre Droits de l’Homme et droit impératif. Le droit international des Droits de l’Homme se situe à la croisé des chemins ; il est l’incarnation même de ce droit objectif, en ce qu’il confère des droits à la personne humaine et impose des obligations corrélatives aux Etats, dont la mise en œuvre est indépendante de toute condition de réciprocité »235

La Cour n’a donc pas inventé le lien indissoluble entre le jus cogens et les Droits de l’Homme. En revanche, elle s’est aperçue que malgré les plusieurs constatations de ce lien, il n’existait pas de jurisprudence sur ce sujet.

Elle a dès lors développé, ainsi que nous l’avons constaté dans le chapitre précédent, une audacieuse jurisprudence sur le contenu du jus cogens. Mais elle ne s’est pas arrêtée à une reconnaissance théorique limitée aux normes propres du système interaméricain des Droits de l’Homme. Pour atteindre son objectif, c’est-à-dire, la protection effective des Droits de l’Homme, elle a su justifier une filiation juridique entre les normes de son système et les normes consacrées dans d’autres documents universels. Dans l’affaire Cepeda c. la Colombie, la Cour justifie cela ainsi : « Dans les affaires concernant de graves violations des Droits de l’Homme, la Cour, dans

l’analyse sur le fond, a tenu compte du fait que ces violations peuvent aussi être caractérisées ou qualifiées de crimes contre l’humanité lorsqu’elles ont été commises dans des contextes d’attaques massives et systématiques ou généralisées à l’encontre d’un secteur de la population, afin de

235 HANSBURY Elise, « 1. Le jus cogens : sa nature et l’identification de ses normes IN : le juge interaméricain et le « jus cogens » » [en ligne]. Genève : Graduate Institute Publications, 2011. Disponible sur internet :

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rendre claire et explicite la portée de la responsabilité de l’État en vertu de la Convention dans l’affaire en question de même que ses conséquences juridiques. En faisant cela, la Cour n’impute en aucune manière un délit à une quelconque personne physique. À cet égard, le besoin de protéger intégralement l’être humain dans les termes de la Convention a amené la Cour à interpréter ses dispositions par la voie de la convergence avec d’autres normes du droit international, en particulier en ce qui concerne l’interdiction des crimes contre l’humanité, qui présente un caractère de jus cogens, sans que cela puisse impliquer qu’elle outrepasse ses attributions, car a-t-elle réitéré, elle respecte ainsi les attributions des juridictions pénales en matière d’enquête, de mise en accusation et de sanction des personnes physiques responsables d'actes illicites. Ce que fait la Cour, conformément au droit conventionnel et au droit coutumier, c’est utiliser la terminologie qu’emploient d’autres branches du droit international afin d’évaluer les conséquences juridiques des violations alléguées vis-à-vis des obligations de l’État »236

Cette approche jusqu’au-boutiste de la Cour va l’amener à effacer les frontières entre différentes branches du droit international telles que le droit international humanitaire et le droit pénal international. Elle va tout particulièrement statuer sur les crimes contre l’humanité selon le jus

cogens, ce qui va avoir une répercussion directe sur l’approche des juges nationaux des Etats

sud-américains sur leur propre concept de jus cogens et sur leur obligation d’enquête et de sanctions envers les responsables desdits crimes.

A. Un rapport d’équivalence entre les crimes contre l’humanité et le jus cogens selon la

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