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Le pauvre Thomas Hobbes fut amené avec un respect rude par deux gardes. Il était enfermé depuis plusieurs mois à la Tour de Londres et ne payait pas de mine. Sans perruque, il était complètement chauve. Les mouches venaient se coller en permanence sur son crâne et surtout il tremblait de partout. Il paraît que certaines maladies font cet effet, même si la personne n’est point nerveuse. J’eus aussitôt pitié de ce vieil homme a l’air intelligent et un peu vaniteux. Je reconnus sur le banc de l’accusation l’évêque de Drexham. Je l’avais connu quand il n’était encore que vicaire, il était avec moi et Marc Florio dans la diligence qui s’était fait attaquer par les Miss.

Nous attendîmes encore dans le silence quelques minutes, puis le juge Godfrey fit son entrée depuis la porte du fond et monta sur son siège situé en hauteur. Avec sa longue perruque brillante et sa tenue parfaite, il marchait avec majesté et aisance. Il frappait par son nez long et puissant tandis que ses yeux paraissaient renfoncés derrière d'épais sourcils. Il s’installa lentement puis regarda tranquillement l’assistance donnant l’impression de passer en revue chaque visage un à un. Nous avions le sentiment d’être en visite dans son salon de réception. L’affaire Hobbes avait débuté depuis plusieurs semaines. L’évêque de Drexham avait accusé le philosophe Thomas Hobbes de blasphème, d’athéisme et aussi de porter atteinte à l’Église anglicane en lui retirant tout pouvoir au bénéfice du roi. On avait même fait venir de France, un évêque catholique qui avait été sur le point d’engager un procès dans son propre pays pour des raisons similaires contre Hobbes. Ce dernier avait d’ailleurs dû quitter la France pour l'Angleterre afin d'éviter ce procès. C’est finalement chez lui, en Angleterre, qu’il allait devoir s’expliquer. De nombreux autres témoins avaient été entendus par le juge Godfrey. Il ne

Celui-ci s’avança pour prendre la parole. J’ai oublié son nom car son discours fut le plus court de l’histoire. Il a commencé par dire :

— Le père de Hobbes était vicaire. Anglican, il s’était embrouillé avec des protestants qui lui demandaient d’abandonner les croyances superstitieuses des catholiques envers les saints, les fantômes et les esprits. Il s’est battu physiquement contre eux pour défendre ses idées. Plutôt que d’être condamné par la justice, il a fui et pour cela a abandonné sa famille, particulièrement son fils de trois ans. Vous comprenez pourquoi Monsieur Hobbes a passé toute sa vie à fuir et à chercher une autorité absolue qui soit au-dessus des lois ?

Hobbes prit la parole sèchement pour lui faire savoir qu’il n’était point son avocat pour dire des fadaises pareilles :

— On n’explique pas la pensée d’un philosophe par sa biographie, je me défendrai donc tout seul, fit la voix tremblotante du vieux sage imbu de lui-même.

— C’est votre droit, mais c’est à vos risques et périls, lui expliqua avec bienveillance le juge Godfrey.

— Je vais résumer la pensée que j’ai développée dans mes livres et spécialement dans le Léviathan. On dit de moi que je suis athée car j’ai écrit que D.ieu était une fiction. On dit de moi qu’il n’y a qu’un souverain qui n'est ni D.ieu ni son représentant, le roi. On m’a reproché d’ignorer l’importance du pape et parfois celle des évêques anglicans. On m’a aussi reproché d’ignorer les pouvoirs du parlement, de dire qu’un député ne représentait point le peuple, que le peuple n’était en rien souverain.

— Oui Monsieur Hobbes, nous savons ce que l’on vous reproche, lui confirma un peu plus sec le juge Godfrey.

— Ce qu’il faut comprendre est que je ne suis point athée et que je ne suis point non plus contre le pape ou les évêques anglicans et je n'ai rien contre le parlement, la voix du philosophe se faisait de plus en plus ferme. Ce que j’avance et démontre est que le pouvoir ne se partage pas, il est unique et rare, seul le souverain détient le pouvoir absolu.

Il parlait avec hauteur sous un nuage de mouche au-dessus de sa tête et en tremblant de tous ses membres. Mais ces tremblements ne paraissaient en rien connectés à ses paroles qui tombaient comme des arguments implacables. Le juge Godfrey paraissait un peu décontenancé par cette entrée en matière théorique, mais ne se laissa point embrouiller par ce raisonnement :

— Est-ce que cela veut dire que moi, votre juge, je ne suis pas souverain dans votre affaire ? Un murmure se fit entendre dans l’assemblée, le juge Godfrey mettait son autorité en jeu, alors que Hobbes se mettait lui en véritable danger. Les mains du vieux philosophe tremblaient comme des feuilles, mais il ne paraissait point si frail que cela.

— Revenons au point de départ du raisonnement, intima-t-il : la multitude des hommes ne peut connaître que le chaos et la guerre civile, si elle ne s’organise point. Cependant, en elle- même, la multitude n’est point une personne, n’est point une entité. Elle ne peut point être représentée, puisqu’elle n’est point une personne même fictionnelle. Un député ne peut donc

pas représenter le peuple qui n’est point une personne. Il peut seulement être choisi par un grand nombre de personnes pour décider à sa place de ce que doit être une loi.

— Continuez, je vous en prie, tout en répondant à ma question.

— J’y viens, le philosophe paraissait avoir oublié qu’il parlait à un juge. Eh bien, il faut comprendre que le représentant précède le peuple. C’est parce qu’il y a un souverain que le peuple s’organise comme société et non l’inverse. Le souverain incorpore les caractéristiques communes à tout le monde. Chaque membre du peuple est en quelque sorte compris dans le souverain qui est une personne commune à tous, autrement dit l’image de chacun, et chaque personne accepte a posteriori son autorité et son pouvoir de représentation. Le souverain n’est pas simplement un homme, il est tous les hommes par voie de représentation. Il peut supporter chacun et agir en son nom. Chacun est ainsi inclus dans le souverain et représenté a posteriori, c’est-à-dire sans donner un accord a priori.

Je restais interloquée par ces propos qui constituaient mot pour mot une phrase rédigée par Baldwin. J,ésus et Adam sont, selon Baldwin, des personnes communes représentantes de l’humanité. Les représentants précèdent, selon lui, l’organisation de l’humanité. Se pouvait-il que Hobbes, le philosophe anglican voire athée, ait lu les livres puritains de Baldwin sur le Cabazor et sur la représentation de tous les croyants par le Ch,rist ? C'est dans son dernier livre qu'il écrit que les croyants sont représentés par le Chr,ist sans qu’ils aient à donner leur accord car c’est l’existence d’un représentant qui les constitue a posteriori en un groupe organisé. Hobbes expliqua encore autrement sa position :

— Le souverain est le véritable créateur de la société, il n'est point, comme on le croit, institué par la société. Celle-ci est organisée grâce à l’existence d’un représentant, le souverain justement. C'est seulement ensuite qu'elle passe une convention avec ce souverain qui lui préexiste. Ce monstre qu’est la société organisée, le Léviathan, autrement dit l’État, nous permet de vivre ensemble en sécurité et en paix. Les traits de la multitude représentée par le souverain sont communs à chacun et peuvent concerner aussi bien les hommes que les femmes. La multitude peut donc tout aussi bien être représentée par un roi que par une reine, eux-mêmes personnifiant le souverain.

— Vous ne répondez toujours point à ma question, s'irrita le juge Godfrey sans être impressionné outre mesure par ce discours.

Hobbes imperturbable continua son raisonnement. Le nuage de mouches au-dessus de sa tête m'apparut en un éclair comme formant une sorte d'auréole :

— En ce sens, D.ieu aussi est une fiction écrite par le souverain. — Quoi vous pouvez répéter ? Vous avouez que D.ieu n’existe point ?

Hobbes reprit patiemment sans paraître se soucier des conséquences de ce qu’il avançait publiquement :

— Le pouvoir étant unique et entre les mains du souverain, celui-ci représente à la fois D.ieu et la multitude des sujets, mais autant D.ieu que les sujets du roi, ne sont organisés que parce qu’il y a quelqu’un pour les représenter. C’est en ce sens que D.ieu est logiquement une

Un murmure parcourut la salle devant ce qui apparaissait être un blasphème passible de la peine de mort :

— Surveillez bien votre langage, je préfère vous mettre en garde, le grand nez du juge Godfrey oscillait de haut en bas et de bas en haut.

— Le mot fiction ne signifie point que D.ieu n’existe pas et que je suis athée, recommença Hobbes qui prenait le ton d'un précepteur confronté à un élève ne comprenant rien à son cours. Cela signifie que le souverain précède le peuple qui n’est point sans lui un corps unifié et il précède de la même manière D.ieu que l’on dit tout puissant. C’est pourquoi le roi ou la reine personnifiant le Léviathan, namely le pouvoir souverain, doit rester le chef de l’Église anglicane et que nous devons être les sujets obéissants du roi, ce qui nous empêche point d’avoir des droits à son égard issus de la liberté que nous avions à l'état de nature. Je n'ai d'ailleurs point inventé tout cela. Je reconnais avoir été influencé par notre grand théologien d’Oxford, sir Baldwin.

Un murmure se fit dans la salle à l’invocation du nom de cet universitaire protestant fort influent. Je ne m'étais donc point trompée.

— Nous ne faisons point le procès des religions, ici, rappela le juge Godfrey, pour autant vous n’avez toujours point répondu à ma question concernant mon propre pouvoir de juger. — Un juge est aussi une personnification du pouvoir absolu qui précède le justiciable. Vous êtes une image du souverain. Représenter, c’est avoir l’apparence de ce que l’on rend présent. Vous êtes le représentant particulier du souverain Léviathan dans cette affaire, tandis que le roi est le représentant du souverain en général.

Le juge Godfrey parut se perdre en réflexion. Puis il releva la tête, son nez s'élevant vers le plafond doré, il ne contrôla sans doute point le sourire qui éclaira son visage, il avait la tête de celui qui pense pouvoir rapidement annoncer "échec et mat" :

— Monsieur Hobbes, pourriez-vous me dire qui vous êtes en tant qu’auteur de livres de philosophie ? N’êtes-vous point aussi un souverain ?

Hobbes parut tout à coup exalté par la question et ne mesura point les dangers qu’ils couraient en répondant à brûle-pourpoint :

— Je suis comme le souverain celui qui est l’image des autres, mais je ne les dirige point, je les justifie en quelque sorte, je justifie le détenteur de la souveraineté.

— Pouvez-vous être plus précis, moins abstrait peut-être ?

— Je suis celui qui précède en imagination le souverain et donc la société. — Et donc ?

— Donc je précède la fiction qui construit la réalité de la société.

— Et D.ieu aussi est une fiction, selon vous ? interposa le juge qui sentait qu’il pourrait bientôt ferrer son poisson.

— Oui je l’ai déjà affirmé et si c’est cela que vous voulez me faire dire, Hobbes était plus rapide que le juge Godfrey, mais aussi plus exalté, je précède D.ieu et le souverain en tant qu’auteur de fiction théorique.

Un fort murmure parcourut la salle et le juge Godfrey, maintenant satisfait des réponses apportées à ses questions, mis fin à l’audience.