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« Un jour de printemps que nous revenions, John et moi, d’une longue promenade en forêt, nous vîmes devant la cabane un groupe de jeunes filles qui nous attendaient. Se reposant de

son voyage dans la carriole, je reconnus Marc Florio. Il sortit doucement de sa sieste et sans transition nous expliqua le but de sa visite :

— J’ai décidé d’émigrer en France avec toutes mes femmes ! annonça-t-il fièrement. Nous dûmes, John et moi, avoir l’air particulièrement idiot car il ajouta aussitôt :

— Vous auriez dû voir vos goules béantes, je plaisantais : ce sont en réalité des orphelines. Leur village a été détruit dans l’Est de l’Europe. J’ai cherché un endroit où elles pourraient vivre en paix. L’Angleterre n’est pas encore pacifiée. Ici, il n’y a pas trop de danger.

En parlant, Marc passa les doigts dans sa grosse barbe et je me retrouvais des années en arrière quand mon père nous racontait des histoires et attendait une question afin de le relancer.

— Comment nous as-tu retrouvés ? — Par Bénédicte Orvière.

— Tu connais la sœur supérieure de Puyssanfond ? Tu ne me l’avais jamais dit.

— Tu te souviens peut-être où nous nous sommes croisés pour la première fois. Il est vrai qu’il faisait très sombre dans la pièce : il y a de cela des années, dans une auberge alors que tu te rendais avec la Colombière à Puyssanfond. Nous ne nous sommes point parlés, mais j’ai compris que tu étais celle qu’espérait Bénédicte.

— Ah ! Oui c’est vrai, c’était donc toi l’homme qui était dans le fond de cette auberge ; je me souviens maintenant ; tu revenais donc de Puyssanfond ?

— Exactement, j’étais allé visiter Bénédicte Orvière car elle voulait suivre des cours sur la langue d’origine de la Bible. Sa demande avait circulé par plusieurs canaux compliqués et comme je passais à proximité pour remonter en Angleterre, je me suis arrêté.

— Cela ne m’étonne point d’elle d’avoir voulu suivre de tels cours.

— En fin de compte, je lui ai envoyé un professeur de Mayence avant de revenir à Londres. — J’ai sourcé ! Dis-moi Marc : qu’est-ce que tu veux que nous fassions pour ces orphelines, les garder avec nous ?

— J’aimerais, si c’était possible, que vous les protégiez dans la forêt en les dispersant entre les cabanes.

Après un regard vers John, je me tournais vers Marc :

— Tu as notre agrément. La région est calme et le châtelain du coin nous laisse tranquilles à condition de ne point aller dans la partie giboyeuse de la forêt où il passe son temps à chasser.

— Ce n’est point de refus, ce serait mieux pour nous d’être indépendants. — Il y a une sorte de condition, fit Marc.

— Laquelle ?

— Je voudrais créer une petite école pour ces orphelines. Ce n’est point la tradition que d’éduquer les filles, mais ce n’est qu’ainsi qu’elles pourront s’en sortir dans la vie.

— Tu veux qu’elles étudient ? Et qui sera leur professeur ?

— La plus grande a déjà un peu étudié, j’ai amené des livres et je vais rester quelque temps si tu l’acceptes. J’ai aussi pensé que vous pourriez les former à la traduction, toi et Eva.

Marc se tourna alors vers John et lui demanda s’il avait pu avancer dans sa traduction de la Bible. Je me souvins que Marc. avait fourni une Bible dans sa langue d’origine à John quand il était enfermé à la Tour de Londres. John visiblement embarrassé finit par lui avouer la vérité :

— Je ne suis pas allé plus loin que le quatrième mot tellement il y avait de possibilités de traduction. Il m’a fallu cinq ans pour trouver celle qui me convenait.

— Qu’as-tu trouvé ?

— Dans leur langue d’origine, les premiers mots translittérés en alphabet romain sont « Berechit bara E.lohim êt » ; c’est ensuite seulement qu’il est question du ciel et de la terre. La traduction la plus commune est « Au commencement, D.ieu créa le ciel et la terre ». J’ai passé des mois sur le mot « Elohim » qui est un nom de D.ieu au pluriel et peut-être même au féminin. Je décidais finalement de ne pas le traduire et de mettre la phrase au passif. Par ailleurs, il n’y avait dans la Bible que vous m’aviez envoyée ni espace entre les mots, ni voyelle, ni ponctuation, donc je pouvais théoriquement arrêter une phrase quand je le voulais. Normalement, le petit mot « êt », le quatrième mot de la Bible, est un mot qui ne se traduit pas et qui annonce un complément d’objet direct. Mais comme il n’y a point de voyelle en hébreux, le « êt » peut aussi se lire « at ». Or « at », c’est le « tu » que l’on emploie quand on s’adresse à une femme. J’ai donc pu traduire « Au commencement a été créé le « tu » (au féminin) ». J’ai pensé à Eva qui me manquait et je me suis arrêté là.

— Bravo John, tu pourrais donc dire « Au commencement a été créée la relation entre le féminin et le masculin » ; rassure-toi, chaque génération parvient seulement à proposer une lecture nouvelle de ce verset qui peut, selon la tradition, en recevoir au moins mille.

— Merci, je respire, j’ai tellement douté et médité sur cette interprétation ! Je repris la parole :

— Tu as quelque chose derrière la tête à propos de cette école, qu’est-ce que tu veux faire exactement ?

— A Venise, quand j’étais jeune, j’avais un maître dont le nom est caché aujourd’hui. Il a dû fuir l’Italie car il inquiétait beaucoup de monde avec ses recherches sur les agencements

symboliques de l’univers. La rumeur courait qu’il avait eu une révélation et qu’il allait annoncer l’arrivée d’une messie femme.

— Eh bien ?

— Il a totalement renouvelé la pensée symbolique et en a fait quelque chose de vivant, de simple et de …

— Et de … D’habitude tu ne cherches point tes mots.

— Je vais te montrer sur un petit arbre transportable que j’ai acheté à Venise et qui provient d’Asie.

Dans la carriole en effet un gros pot paraissait supporter un arbre en miniature, une sorte de petit hêtre hirsute ».

Philippe qui lit la fin du manuscrit d’Eva dans sa vieille Clio en attendant l’ouverture de la maison de retraite pour retourner voir Béatrice, sa grand-tante, reconnaît l’arbre – en plus jeune et plus petit — qu’il a vu dans la forêt avec Claude, la fameuse « Ragosse du Cabazor »*.

*voir chapitre 61.

« — Tu vois, expliqua Marc, il a un tronc avec beaucoup de racines, puis le gros tronc se sépare en deux troncs qui se rejoignent en un moignon unique qui supporte de nombreuses branches.

— Je vois oui, pourquoi est-il comme cela ?

— Avant mon maître dont le nom est caché, d’autres chercheurs avaient essayé de traduire les différentes sortes de souffles qui habitent tout autant l’univers que le corps de l’homme sous la forme d’un arbre qu’ils dessinaient et qui ressemblait à celui-ci. Pour eux, le tronc de gauche représentaient la raison, la matière juridique et la force physique tandis qu’à droite se trouvaient l’émotion, la bienveillance et la douceur. La colonne de gauche était associée au masculin et la colonne de droite au féminin. Le tout pouvait conduire à une unité singulière. Souffle Raison Emotion Droit Bienveillance Force Douceur Unité — Je te suis.

— Mon maître a opéré une inversion. Il disait que c’était comme une carte des différents types de personne et des étapes de leur développement. Tu vois, je te les montre : cela fait un arbre avec huit nœuds en tout, dont un dans le gros tronc du bas, et un dans le moignon du haut.

Tout en parlant, Marc Florio se tournait vers le groupe de jeunes filles qui était réuni autour de l’arbre nain.

— Mon maître dont je ne peux prononcer le nom a réinterprété l’arbre autrement : le tronc de gauche est en réalité féminin. Selon lui, la raison est du côté des femmes ou de la part féminine des hommes. Le droit n’est pas conçu comme un ensemble de normes et donc de limites territoriales, mais comme des liens rigoureux et symbolisés entre les personnes. La force est alors la résultante de la raison et de la rigueur des relations. Elle n’a pas besoin d’être physique, il peut s’agir de la force de guérison. A l’inverse, le côté masculin est à droite, il implique l’émotion, la bienveillance et la douceur.

— Oui, en effet, c’est assez révolutionnaire et contre intuitif.

— Mon idée, continua Marc, est que la théorie de mon maître ne se perde pas, reste vivante à travers le temps et soit pratiquée avec des exercices de respiration très simples devant cet arbre. Il ne s’agit en aucune manière de la faire connaître à tout le monde, mais juste de la conserver et de la transmettre si possible de génération en génération jusqu’à ce qu’un jour une nouvelle génération en ait un impérieux besoin».

Philippe vient d’achever la lecture du manuscrit d’Eva et relève la tête pour réfléchir. Il regarde à travers le pare-brise embué de sa vieille Clio. Il est garé sur le parking de la maison de retraite. Ce n’est pas encore l’heure des visites. Il regarde à nouveau le manuscrit. Il repère alors dans la marge, écrit en diagonale, un ajout au crayon à papier signé « La dernière sœur de Nydoiseau » :

« La petite école fondée par Eva, Marc Florio et John a continué d’exister en secret pendant trois siècles à Nydoiseau au milieu de la forêt près de l’arbre nain qui y avait été planté. Elle a accueilli des réfugiées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elles sont toutes reparties progressivement après la Libération et ont généralement changé de continent. Plusieurs d’entre elles sont devenues traductrices, juges ou scientifiques. Elles n’ont jamais parlé de ce lieu tant qu’il était actif afin qu’il restât secret. Maintenant, je dois le fermer, faute de religieuse pour me succéder. Je peux donc aussi révéler l’existence de cette petite école des femmes qui a pu transmettre la tradition de l’arbre aux souffles inversés. Je remets ce manuscrit à Claude Clabéroni, la fille de mon amie Daniela. Cette dernière a grandi dans notre couvent et a été éduquée dans cette école secrète. Venant d’Italie, elle s’était réfugiée ici pendant la guerre. Daniela était ensuite retournée en Italie où elle avait élevé sa fille, qu’elle avait en réalité prénommée Claudia. Elle n’avait rien pu lui raconter avant son décès et m’avait redemandé, si j’étais la dernière, de faire parvenir cette histoire à sa fille ».

Philippe comprend à présent comment Claude s’est procurée le manuscrit ainsi que les recherches qu’elle a entreprises. Il descend de la voiture et se dirige vers l’entrée de la maison de retraite.

Chapitre 81.- Époque familiale : seconde visite à Béatrice.

Cette fois, Béatrice Grigny a redemandé à voir Philippe par l'intermédiaire du directeur de l'hôpital. Quand il arrive dans sa chambre, elle a l’air absente et il se dit qu’elle a dû l’inviter à venir dans un moment de délire. Puis, elle revient à la surface très lentement :

— Tu es Georges le fils de ma sœur Marie-Rose ? C’est bien çà ?

— Je suis son petit-fils, c’était mon père qui s’appelait Georges, moi je m’appelle Philippe. — Ah oui, je t’ai redemandé de venir, il faut que tu saches, tu as le droit je suppose.

— Que je sache quoi ?

— C’était la faute du mari de Marie-Rose, Georges. Le jour des neuf ans de son fils handicapé, Marie-Rose a fait un gros coup de déprime. Elle ne supportait plus la présence de ce fils qui ne pouvait grandir. Ils avaient tout essayé. Ils l’avaient même amené à Paris faire des examens. Comme il faisait des sortes de crises d'épilepsie, ils l’enfermaient souvent sous l’escalier dans un espace où étaient rangés en principe les balais. C’était une honte en ce temps-là d’avoir un fils handicapé, il fallait le cacher.

— Oui et donc ? Philippe n’est pas certain d’être à sa place et que c’est à lui que sa grande tante veut parler.

— Je vivais dans une dépendance de la maison. Ce soir-là, je trouvais qu'il y avait un silence inhabituel. J’ai vu sortir Georges avec un sac de jute. Il l’a emporté dans un champ, derrière la maison, et l’a enterré sous la chaux.

Béatrice se tait, Philippe craint qu’elle perde le fil et retourne dans son monde. Mais Béatrice s’est juste arrêtée en raison d’un coup qu’elle a ressenti à l’emplacement de son cœur, là où elle vient de mettre la main :

— Ça va Béatrice, tu veux que j’appelle quelqu’un ?

— Non ça va aller. J’ai attendu que le mari de Marie-Rose rentre et que la lumière s’éteigne et je suis allée ouvrir le sac. Leur aîné handicapé paraissait sans vie, mais il n’était pas tout à fait défunté. Je l’ai sorti du sac et en pleine nuit suis allé l’apporter au couvent du Cabazor qui se trouve à D..

Un nouveau silence, Béatrice paraît perdue dans ses pensées :

— Les jours suivants, Marie-Rose a cherché son fils partout, c’était un crève-cœur. Son mari Georges n’avait pas dû la prévenir de ce qu’il allait faire. En ce temps-là, on traitait les handicapés comme les animaux malades. Puis, Marie-Rose se mit à me soupçonner ; sans doute parce que je ne pouvais pas avoir d’enfant. Je tins bon pour protéger l’enfant et ne pas dénoncer son mari. L’atmosphère devint horrible, Marie-Rose cassait tout ce qui lui tombait sous la main. J’attendis quelques semaines puis je décidais de partir. J’ai récupéré l’enfant au couvent et je suis allé habiter en ville. J'ai trouvé du travail dans un café. J’ai élevé Georges, si l’on peut dire élevé pour un enfant qui ne pouvait se développer. J’ai trouvé une institution

— Et qu’est-ce qu’il s’est passé quand tu es tombée malade ? Tu ne pouvais plus t’en occuper, c’est ça ?

— L’institution pouvait le garder. Il recevait une pension comme adulte handicapé. Il travaillait un peu malgré ses difficultés, il aidait à fabriquer des chaises. Il venait aussi me voir, mais il fallait faire attention à ce que ma sœur ne puisse pas le rencontrer. Alors, nous nous donnions des rendez-vous dans un champ de chou-fleur derrière la maison de retraite. — Qu’est-ce qu’il s’est alors passé le jour de la mort de Marie-Rose ?

Béatrice parut tout à coup très fatiguée.

— En fait, je crois que j’ai compris les grandes lignes, fait Philippe, tendu au bord du vertige. — Je crois que ma maladie s’est aggravée et je me suis mise à m’égarer de plus en plus. La gendarmerie a dû me ramener plusieurs fois. Alors, j’ai été placée dans le secteur fermé de la maison de retraite. Le jour du dernier rendez-vous, je n’ai pas pu aller dans le champ de choux. J’ai essayé de faire des signes par la fenêtre à Georges-Philippe, mais la fenêtre ne pouvait pas s’ouvrir et mon fils ne me voyait pas.

— Marie-Rose l’a vu, elle, c’est bien ça ?

— Oui, Georges-Philippe – c’est comme cela que je l’appelle — a fait le tour de la maison de retraite pour essayer de m’apercevoir à une fenêtre et ma sœur l’a vu.

— Mais elle ne pouvait pas le reconnaître, il était devenu adulte ?

— Quand j’ai vu Marie-Rose sortir de la maison de retraite et se diriger vers lui, je crois qu’elle l’a appelé papa, je n’entendais pas très bien, mais c’est ce que j’ai deviné de ma fenêtre. Elle a cru que c’était notre père, lui-même handicapé, blessé de guerre, Philippe Nieul et auquel Georges-Philippe tout cabossé avait fini par ressembler. J’ai essayé de prévenir quelqu’un dans la maison de retraite, mais personne n’est venu. Marie-Rose s’est approchée de son fils qu’elle pensait mort depuis longtemps. Lui n’a jamais pu parler, sauf des petits cris et il marche très mal. Il a eu peur. Finalement, il a sorti l’écusson du Cabazor que je lui avais donné. Marie-Rose l’a pris, l’a regardé longuement et a reconnu l’écusson que notre mère nous avait remis. Ils étaient faits à la main et dataient sans doute de la période révolutionnaire. Le sien était plus gros et plus rond que le mien. Marie-Rose a dû réaliser qu’elle avait en face d’elle son propre fils. Cependant, celui-ci ne pouvait pas être venu pour elle, mais pour rendre visite à quelqu’un d’autre, moi, sa mère de substitution. D'où j'étais, j'ai compris qu'elle lui a dit qu’elle était sa vraie mère. Je ne sais pas ce que lui a pu comprendre, en tous les cas, il a ramassé un caillou dans le champ et le lui a lancé dans la tête.

Philippe garde le silence et Béatrice reprend :

— Après, Georges-Philippe est parti, quelqu’un a enfin répondu à mes appels. Je n’ai pas eu le cœur de dénoncer mon fils même si, sans doute, on ne peut pas dire qu’il est responsable de ses actes. Alors j’ai dit que j’avais mal au cœur, ce qui était vrai d’une certaine manière. Il n’avait pas lancé la pierre très fort et je ne pense pas que cela ait tué ma sœur. Mais elle n’a pas pu se relever. C’est moi au fond qui l’ait laissée mourir puisque je n'ai pas signalé où elle gisait. Il fallait que je te le dise.

Philippe comprend maintenant comment sa grand-mère est décédée. Béatrice lui redemande de ne rien dire à la police et de rendre visite de temps à temps à son oncle handicapé. Philippe avait cru un moment qu’il avait remplacé dans la généalogie cet enfant handicapé qui n’était pas en fin de compte décédé. Il a pourtant bien une crypte en lui qui remonte à la douleur qu’a dû ressentir Marie-Rose en croyant perdre ce premier fils.

Une idée lui traverse l’esprit : peut-être en fin de compte qu’il ne développerait pas la maladie d’Alzheimer puisque l'atteinte à son ADN n'était pas forcément dû à l'Oudrozine. Il a bien été un substitut dans sa famille, mais dans un autre sens que l’association qui exerce une action de groupe. Il n’a pas été mis à la place d’une multitude inorganisée, mais à la place de son père, mort en Algérie avant sa naissance (il avait dû être conçu pendant une permission), qui avait lui-même remplacé son frère ainé, prétendument mort handicapé, qui aurait dû succéder au père Nieul, grand blessé de guerre. Il voit tout à coup différemment le jeu des substitutions et la profondeur générationnelle de l'état de victime.

Il a à peine le temps de se rendre aux toilettes de sa grand-tante Béatrice pour vomir violemment. Il faut vraiment qu’il parle à Claude. Il ne l’a plus vue depuis des semaines. Où peut-elle être ?