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Le Maharadja, c’est le nom que tout le monde lui donnait dans l’immeuble, a été égorgé, chez lui, la nuit du 24 au 25 décembre, à son domicile. Les lettres « K.a.b.a.z.o.r» ont été inscrites sur sa poitrine, à l’emplacement du cœur. La police a interrogé Philippe comme tous ses voisins. Lui plus longuement que les autres puisqu'il avait eu un différend avec ce Monsieur Shomashakar, à propos de la verrière.

L’immeuble est composé de quatre ailes de cinq étages formant un grand rectangle qui entourent en son centre ce qui était un entrepôt au premier étage et sur plusieurs niveaux de sous-sols. Le Maharadjah a voulu remplacer le toit de tuiles de l’entrepôt par une verrière pour se faire un immense loft. En fin de compte, il s’agit plutôt de multiples clochetons de verre entourant une coupole tout aussi transparente. Il avait promis lors du vote de l’assemblée générale de la copropriété de rendre opaque la nuit ce qui est devenu un vrai palais. Il brille au contraire de tous ses feux jusqu’au petit jour. Sa mort tragique le rachète quelque peu.

Le Maharadjah était né en Inde quoiqu’il prétendît être venu au monde dans le XX° arrondissement de Paris. Au départ et pendant près de dix ans ses locaux dans les sous-sols et au premier étage ne lui ont servi que d’entrepôt pour son entreprise de peinture et de bricolage. Il se montrait avenant, souriant, sympathique, même s’il payait toujours au dernier moment ses charges.

Un jour, il a redemandé à la copropriété, le droit de faire une verrière sur la terrasse à la place du toit de tuiles. Il prétendait qu’il y avait des problèmes d’infiltration. Il avait recruté une

architecte qui était venue voir Philippe comme tous les autres inhabitants avant la réunion de syndic en lui expliquant le projet. L’architecte avait reconnu qu’il n’y avait : "Crarie, aucun problème d’infiltration mais que c'était un bon projet". Lors de la réunion, Philippe a obtenu que cette verrière devienne opaque la nuit et non un bulbe géant de lumière.

Deux ans plus tard les travaux ont commencé, la première tranche a duré deux ans, deux ans de marteau piqueur. Puis, divers travaux plus ou moins bruyants se sont poursuivis pendant des années, jour, nuit, samedi et dimanche compris. Jamais le Maharadjah n’a voulu dire quelle était la destination de ces nouveaux locaux et jamais la verrière n'est devenue opaque la nuit. Les inhabitants virent apparaître des clochetons et des coupoles transparentes, particulièrement lumineuses durant la nuit.

Philippe eut l’impression que l’on construisait une cathédrale souterraine sur les anciennes carrières de gypse de Paris. Or, l’immeuble avait déjà bougé et comportait plusieurs longues fissures. Il frontait que ces travaux risquaient de l’endommager.

Au final, le nouvel espace fait près de 10000 m2 et s’étage sur trois niveaux organisés autour de plusieurs patios de plus de douze mètres de profondeur construit sous la coupole et les clochetons. Ces derniers sont légers et blancs. C’est le voisin du deuxième étage d’origine pakistanaise qui lui a expliqué, avec admiration, ce que le Maharadjah avait réalisé : "c’est le Taj Mahal au cœur de Paris".

Quand Philippe a réclamé une certaine opacité la nuit, le Maharadjah lui a dit vaguement qu’il comptait le faire, qu’il ferait poser des filtres. Il n’en a jamais rien fait. Il faut dire que ce point n’avait pas été repris dans le compte rendu écrit de l’assemblée générale. Philippe n’avait aucun recours.

A la dernière réunion, il y a quelques semaines, une nouvelle copropriétaire portant en permanence une capuche laissa entendre qu’il fallait mieux laisser courir. Elle était statisticienne dans une autorité de régulation, la Commission Bancaire, et aimait à ses heures perdues faire des roulades au-dessus des clochetons du palais du Maharadjah. Elle était ce que l’on appelle une yamakoussi amateure. La statisticienne au comportement assez furtif, portant le nom de Léo Scalviel, finit par convaincre tout le monde qu’il fallait mieux « fermer les yeux ». Elle déclara à Philippe, sans noter l’ironie de ces propos avec sa précédente formule, que la nuit ces mille lumières ne la gênaient pas et qu'elle trouvait le spectacle plutôt beau. Il y a quelques jours, le Maharadjah a construit une nouvelle entrée à son palais entraînant l'obstruction du soupirail qui éclairait pauvrement la cave où dort Philippe. Ce dernier s’énerva auprès de Léo Scalviel qui lui répondit qu’il aurait fallu qu’il soit présent à l’assemblée extraordinaire (AGE) ayant décidé de ce point. Le hic est qu'il n’était pas au courant de cette assemblée. Elle lui dit pourtant avoir vu, durant cette réunion, l’accusé de réception qu’il avait renvoyé signé de la convocation. Or, il n'avait rien signé. Il soupçonnait le Maharadjah d’avoir signé à sa place en récupérant le papillon de convocation dans les boîtes aux lettres qui ne fermaient plus guère. Il redemanda à Nadia s’il pouvait s’engager dans un procès. Elle lui dit qu’il gagnerait peut-être, s’il parvenait à établir les faits, mais que ce serait violent et qu’il se fâcherait avec tout le monde.

Puis, monsieur Shomashakar dit le Maharadjah fut égorgé dans son palais. Philippe de son balcon le voyait tous les soirs avant de descendre sous l’escalier de la cave pour dormir, il

pratiquant le yoga. Il l’avait encore vu hier soir avant lui-même de partir dans le XVI° arrondissement passer le réveillon de Noël en compagnie du président Saint M'Hervé.

Avec ce dernier, ils s'étaient promis de ne pas parler boulot. Ils avaient bu et raconté leur vie de couple. Philippe n’était rentré que dans la journée du 25. Il passa récupérer la clef de la cave où il dormait. Du troisième étage, regardant négligemment à travers la coupole, il ne vit qu’une forme longue, avachie et rougeâtre, la tête bizarrement en arrière, les yeux grands ouverts semblant l'appeler au secours.