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formalité d’accueil s’il a déjà monté. « J’ai quelques restes », lui répond-il. Alors, elle lui présente Inspecteur, le plus vieil âne du haras, « Un sage, lui dit-elle, tu n’as presque rien à faire, il comprend, il est calme et à toute épreuve ».

C’est ainsi que, sur leurs équidés respectifs, ils vont se promener dans la forêt. Philippe a du mal à suivre le rythme de Flèche, le nom du cheval de Claude, et il ressent rapidement de la fatigue dans son dos. Claude paraît s’être très bien remise de sa douleur à l’épaule. Enfin, elle marque un temps d’arrêt près d’un ruisseau à l’eau transparente et au pied d’un arbre de petite taille qu’elle appelle « la Ragosse du Cabazor ».

— Une ragosse est un arbre dont on a coupé le tronc au cours de sa croissance afin qu’il produise chaque année de nombreuses pousses servant de fagot.

Philippe a déjà vu des ragosses dans la région. Mais celui-là est un drôle de spécimen. Il n’aurait pu en déterminer l’essence. Il est très petit et le bas du tronc rebondi comme un goitre. De là partent deux troncs pas tout à fait collés qui se rejoignent pour former un moignon au-dessus duquel pousse un tas de branches mal peignées. C’est une sorte de hêtre hirsute. L’arbre a aussi une série de gros nœuds qui le regardent comme des yeux et de petite boîtes accrochées dans ses branches contenant des statues du Ch,rist au Cabazor :

— Pendant la Révolution, lui explique-t-elle, deux Républicains poursuivaient un prêtre réfractaire et tombèrent sur une jeune fille dans la forêt priant au pied de cet arbre. Dans l’espace situé entre les deux troncs se tenait une fine statue du Ch,rist avec la poitrine ouverte sur un Cabazor. C’était l’époque où les chouans portaient un écusson du Cabazor sur leur poitrine. La jeune fille leur dit qu’elle savait ou se trouvait le prêtre, mais refusa de le dénoncer. Les deux hommes brisèrent la statue et tuèrent la jeune femme. Du coup, les gens de la région accrochèrent des tas de statues du Ch,rist au Cabazor sur les deux troncs de cet arbre. C’est kitsch à souhait, mais c’est émouvant. Tu vois, c’est ici que j’ai juré pour la première fois.

— Que tu as juré quoi ?

— Crarie ! j’aurais peut-être du t’expliquer avant. Lorsque je faisais mes études de médecine, je venais ici tous les week-ends pour me ressourcer. Je descendais de Flèche et m’arrêtais pour faire des exercices de méditation que m’avait enseignés un étudiant chinois, David Li Hé.

Philippe est un peu fourbu par la balade sur Inspecteur. Il s’assoit sur un vieil arbre tombé lors de la dernière tempête et dont le corps entrave le ruisseau en dépassant des deux côtés.

— Tu as capté ?

— Oui je crois, mais j’ai dû mal à saisir le tableau général : ce que l’on fait là, le rapport avec le Cabazor, ma grand-mère, mon voisin qui s’est fait égorger et tatouer le mot Kabazor avec un K sur le torse. Sans parler de mon métier que je suis en train de foutre en l’air. Ceci dit, il va bien falloir que je le remette en question car je travaille bien plus que les trente heures exigées par la nouvelle ordonnance du travail.

Il n’est pas non plus certain d’avoir retrouvé la Claude qu’il croit connaître et qui lui manque, alors qu’elle est devant lui.

— Je t’avais prévenu, le Cabazor, genre, c’est un casse-tête, probablement qu’il s’agit du plus grand refoulé de la nation française.

— Vas-y, je t’écoute.

— Eh bien, à la suite d’un enchaînement de gymnastique chinoise, j’eus le sentiment d’être recentrée. Tout à coup, je sus ce que je devais faire de ma vie, et ce n’était pas médecine. — Un moment d’inspiration ?

— Oui si tu veux, une fulgurance, quelque chose de fort, de plus fort que moi, mais pas magique, un ordre intérieur, un peu comme ceux que recevait Marie-Rose Froy de Bouillon, mais pas en provenance de D.ieu, plutôt sans doute de mon inconscient. Ceci dit, peut-être que l’inconscient est une forme de D.ieu. J’ai une ancêtre très lointaine dans la branche française de ma famille qui était une thuriféraire du pur amour et qui connaissait bien Mme de Guyon. C’est peut-être pour ça que j’ai fronté à tout cela.

Philippe qui ne connaissait ni Mme de Guyon ni le pur amour préféra ne pas poser de questions pour ne pas s'égarer un peu plus.

— Ce que je trouve incroyable dans l’histoire de Marie-Rose Froy de Bouillon, continue Claude, c’est comment tout un peuple, parfaitement conscient d’avoir affaire à une folle, la suit dans son délire, l’aide, assure sa gloire, prenant au sérieux les forces divines et les forces inconscientes. Cela paraît dingue mais, tarsa, c’était une manière de soigner les fous, de les admettre dans la société et d’entendre leur message de prophète.

— J’aimerais que tu reviennes à ta fulgurance, car là tu me perds encore, il s’était remis à la tutoyer.

Elle ne veut toujours rien lui dire. Il se redemande, soudainement, si le moment n’est pas venu de placer sa main sur son bras.