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Qu’est-il donc arrivé à leur grand-mère Marie-Rose qui la rendait aussi lointaine et indisponible ? Elle n’a réussi à transmettre quelque chose à Philippe qu’en lui donnant un insigne incompréhensible. Sa cousine Jeanne commence à donner sa version. Elle est souriante et dynamique malgré son cancer. Elle a rénové avec son mari, une maison au toit rouge, sur le bord d’une route. Ils ont réussi à faire de leur jardin une sorte d’oasis avec des palmiers. Depuis qu’elle a dû arrêter son travail du fait de sa maladie, elle peint dans une grande pièce d’angle qui donne sur les champs. Elle pratique une sorte de dripping coloré sur des surfaces sombres. Elle y voit des généalogies et des traumatismes.

Elle creuse ainsi dans l’histoire de la famille pour essayer de comprendre sa propre souffrance et celle de certains autres membres. Elle raconte que ce qui a été déterminant pour elle, petite,

est d’être allée déjeuner tous les midis dans la maison de leur grand-mère Marie-Rose qui était à la sortie du village :

— Je rentrais le soir avec le car de ramassage scolaire dans la maison de ma mère éloignée du bourg. Hélène, ma mère, était intelligente, mais a sombré dans une profonde dépression. Je suis certaine que l’origine de cette folie est à trouver dans la génération précédente, car Marie- Rose était souvent inaccessible et indisponible. J'ai choisi le métier d’assistante sociale pour deux raisons. J'ai dû remplacer si souvent ma mère, dépressive, dans les actes importants, que j'ai toujours pensé que suppléer les autres était ma mission sur Terre. J'ai aussi été marquée dans mon enfance par le malheur de deux familles de la commune que je connaissais bien et qui avaient toutes deux connu, non pas un drame, mais toute une série de drames dans une période limitée : notamment la mort d’un fils dans un accident de la route, le suicide d’une fille et la maladie fulgurante du père.

Jeanne expose au mur un sociogramme qui ressemble à ses tableaux : on y voit un arbre généalogique qui met en avant les points de fragilité. Philippe est perplexe :

— On sent que quelque chose ne va pas, qu’il y a eu un ou des malheurs et en même temps tout est flou.

— Que crois-tu qu’il s’est passé ? le provoque Jeanne qui cherche la réponse depuis des années.

— Je ne sais pas, mais je pense qu’il n’y a aucune raison d’écarter des hypothèses. Tout ce que l’on sait est que le père de Marie-Rose, Philippe Nieul a fait la guerre 14. Mobilisé dès le début de la guerre, il a reçu un obus qui l’a blessé à la jambe et au bras. Il a aussi respiré du gaz moutarde dans les tranchées. Soigné, il est resté à l’arrière dans un atelier d’aviation avant de pouvoir rentrer dans son foyer en 1918. Il n’a jamais pu retravailler après la guerre. Pendant cette période sa femme, la mère de Marie-Rose, a dû s’occuper d’élever ses quatre enfants et de faire tourner la maison. Il n’étaient pas propriétaires et les terres n’étaient pas très bonnes, pleines de cailloux et de mauvaises herbes. Je n’en sais guère plus sauf que, je crois, certains de leurs enfants sont morts de tuberculose et le père Nieul lui-même est mort assez jeune, en tous les cas avant d’avoir atteint la soixantaine.

— Oui, je te le confirme, la tuberculose a tué une de ses trois filles et son fils unique qui s’appelait Philippe comme toi.

— Je ne le savais pas, fait Philippe, je croyais – d’après ma mère — que je devais mon prénom seulement à mon arrière-grand-père, le père Nieul qui s’appelait Philippe. J’ignorais le prénom du frère de ma grand-mère.

— Seules sont restées dans la ferme-manoir, continue Jeanne, la mère de Marie-Rose et ses deux filles, Marie-Rose, notre grand-mère, et sa jeune sœur, Béatrice. Puis, Marie-Rose s’est mariée et a eu un premier enfant qu’ils ont appelé Georges du nom de son mari et en second prénom Philippe du nom de son frère mort. Malheureusement ce premier enfant est né handicapé car on avait utilisé les forceps et son crâne avait été écrasé. Marie-Rose et son mari Georges ont tout essayé pour le sauver mais il est finalement décédé à l’âge de 9 ans.

— J’ignorais complètement cette histoire ! Philippe est éberlué, grand-mère a donc eu un premier fils handicapé qui est mort à l’âge de 9 ans et il avait comme second prénom Philippe. Personne ne m'en a jamais rien dit.

— Je l’ai su par ma mère Hélène. L’année de la mort de son fils aîné, Georges-Philippe, grand-mère Marie-Rose a accouché de son second fils qu’elle a prénommé Georges pour remplacer celui qu’elle avait perdu. C’était ton père, mort en Algérie.

— Que de malheurs en effet ! Mais mon père n’avait pas Philippe comme deuxième prénom. — Non, c’était je crois Marie ce qui est assez commun dans notre région. Il est aussi

important de souligner que le père Nieul, le père de Marie-Rose, avait été condamné pour braconnage en 1913, continue Jeanne, juste avant de partir à la guerre. Cette condamnation avait été inscrite sur son carnet militaire. Je l’ai vu son carnet, c’était bizarre de le lire : son affectation au 61° régiment d’infanterie puis ses trois ou quatre autres affectations. Il n’a gagné aucun galon pendant la guerre et ne semble pas avoir bénéficié d’une pension pour blessé de guerre. Bizarrement personne n’en sait rien, on ne parlait jamais d’argent, tout se passe comme s’il avait été condamné plusieurs fois pour braconnage. On disait aussi que la mère de Marie-Rose, notre arrière-grand-mère, avait été très marquée par ces années de guerre puis par la mort de tuberculose de deux de ses enfants, si bien qu’elle était très dépressive.

— Tu crois qu’il pouvait y avoir quelque part dans la maison familiale un insigne du Cabazor ? redemande à brûle-pourpoint Philippe.

— Drôle de question, je ne me souviens pas d’avoir vu un tel insigne.

Jeanne est fatiguée. Son mari fait comprendre à Philippe et Claude qu’il est préférable qu’ils s’en aillent pour aujourd’hui. Ils ont d’ailleurs encore le temps avant la nuit, s’ils le souhaitent, d’aller se promener sur la côte toute proche.

C’est ce que Claude et Philippe décident de faire. Ils remontent dans leur véhicule, font quelques kilomètres en silence et se garent à l’abris d’une digue qu’ils gravissent à pied. Une chapelle établie contre le vent semble être ce qui reste d’une cathédrale autrefois posée au milieu des marais salants. Un murmure de prières gronde sans discontinuer et, parfois, se fait plus sourd. Les rouleaux muets sous les nuages font quelques apparitions avant de repartir vers le large. Le parc à moule tout en haut est un enclos de croix resserrées. On peut suivre les traces d’une procession le long d’une série de corps-morts attachés pour ne pas se perdre. Sur des chapiteaux invisibles, des oiseaux carmélites jouent à rester immobiles dans les vents permanents.

La minute d’après, Claude et Philippe doivent marcher à reculons, le dos tourné contre une averse de grêle. Puis, des gargouilles sablonneuses se mettent à creuser de multiples rigoles. Près du portail, deux jeunes molosses font la garde avec leur maître-chien dissimulé dans sa capuche. Dense et légère comme un ange de Reims, Claude a le sourire en coin. Dans ce lieu sans bord, il paraît impossible de devenir fou.

Après une « promenade » qui leur paraît avoir pris trois jours, ils reviennent à leur véhicule en évitant les flaques dans les nids de poule, les pieds alourdis par des paquets de glaise grise. Philippe met le chauffage à fond. Pour s’essuyer, Ils s’échangent une serviette de bain oubliée dans le coffre. Par mégarde dans leur agitation, ils ont fait bouger le rétroviseur. En repositionnant le miroir, Claude pose sa main libre sur celle de Philippe puis la retire aussitôt. Elle engage le véhicule sur la route étroite menacée par le débordement des fossés. La buée du dégivreur l’oblige à se pencher en avant pour conduire.

Philippe doit rentrer à Paris pour aussitôt repartir à l’étranger dans le cadre de son groupe de travail sur l’accontabilité des class actions. Après Rome il y a quelques semaines, il doit maintenant se rendre à Vienne. Ayant déjà essuyé un refus de la part de Claude, il n’ose plus lui proposer de l’accompagner. A son retour, il se dit qu’ensemble, ils pourront revenir voir sa cousine.