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Philippe se sent comme absent à la réunion sur l’action de groupe du Groupe Saint M’Hervé. Il flotte dans un brouillard épais. Après avoir été averti par le directeur de la maison de retraite de la disparition de son aïeule, il lui a passé un coup de fil. Le directeur lui a expliqué rapidement les circonstances de la disparition de sa grand-mère. La veille au soir, la femme de service qui vérifie tous les jours à 22 h que les lumières sont éteintes a été surprise de ne pas la voir dans son fauteuil en velours vert près de la fenêtre où elle passait tout son temps. Elle n’était pas non plus dans les toilettes, ni dans le couloir. Elle demeura introuvable dans tous les étages. Personne ne l’avait vue dans le lobby. Elle s’était volatilisée.

Certaines personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer ont tendance à vouloir s’échapper et sont surveillées du coin de l’œil voire enfermées. Ce n’était pas le cas de sa grand-mère puisqu’en 20 ans elle n’avait guère quitté sa chambre que pour une promenade journalière dans le parc. Promenade qu’elle avait d’ailleurs cessé de faire depuis qu’elle souffrait des hanches. Tout cela explique que sa chambre n’était pas fermée à clef. Philippe s’est rendu à la maison de retraite et a participé aux recherches, en vain.

Après quelques jours de recherche infructueuse, il a repris le travail en se sentant égaré. Nadia a dû le trainer à la réunion au siège de la société Saint M’Hervé près de l’Arc de triomphe. Que lui importe d’anticiper des risques financiers d’une société quand une personne peut

briefer et de lui résumer le résultat de ses recherches. Il a repris pied quand la discussion s’est mise à tourner autour de l’évaluation du préjudice et donc, a-t-il fronté, sur la provision. C’est d’ailleurs la première question que lui pose le président au cours de la réunion :

— Philippe, pouvez-vous me dire à combien vous estimeriez la provision à passer en compte pour anticiper une perte contentieuse ?

Nadia pousse sous ses yeux la note qu’elle a préparée sur le sujet :

— La provision ne peut porter que sur une perte contentieuse probable, explique Philippe, elle ne doit pas être seulement éventuelle.

— De toute façon, complète Nadia, si jamais nous sommes condamnés nous devrons réintégrer cette somme en crédit dans nos résultats pour compenser la provision qui anticipe la perte.

Elle parle au nom de son client, ce qui est davantage une habitude d’avocat que d’auditeur comptable comme Philippe, censé être indépendant.

— A combien donc vous estimez la provision ? redemande Jacques de Saint M’Hervé. — Actuellement la provision annuelle pour perte contentieuse est de 15 millions d’euros, indique Philippe, nous pensons qu’il est probable, disons envisageable, que votre entreprise ait à payer en fin de compte plusieurs dizaines de millions. Même si beaucoup de victimes seront considérées comme irrecevables, il y en aura quand même des centaines à être admissibles car elles auront contracté la maladie depuis moins d’un an.

— Nous avons estimé ce nombre en fonction des statistiques sur le nombre de nouveaux malades chaque année de cette espèce particulière de maladie d’Alzheimer, repris Nadia, nous avons utilisé la nomenclature dite Dintilhac qui prévoit des indemnités pour cause de longues maladies.

— Finalement, conclut Philippe, nous pensons raisonnable de passer en provision 53 millions d’euros cette année.

Michael Walzer fait non de la tête plusieurs fois :

— Nous ne parvenons pas du tout at the same result, nous pensons qu’il y aura beaucoup plus de victimes à s’agréger en jouant avec le lien de causalité, disant que l’Oudrozine n’a vraiment produit son effet que récemment en déclenchant la maladie et non pas au moment où les victimes ont absorbé le produit. Il y aura aussi des frais d’expertise importants. On ne peut exclure une lourde amende des autorités sanitaires, française voire anglaise ou américaine, s’il est établi que nous aurions dû connaître le danger. De toute façon, nous préconisons de settler le contentieux avant le délai de 4 mois et de ne pas aller devant les tribunaux, le risque est trop grand. Il nous faudra négocier serré, nous avons plutôt en tête 475 millions, en application d’un logiciel de négociation. Si le premier négociateur demande 850 millions, le second va démarrer vers 100 million et les parties devront se mettre d’accord autour de 450 à 500 millions.

Vic You, la/le chargé(e) de com intervient aussitôt :

— L’avantage du chiffre avancé par Philippe est qu’il passera relativement inaperçu, c’est une augmentation conséquente de la provision habituelle mais pas une transformation totale ; si le chiffre est plus élevé et atteint plusieurs centaines de millions, il faudra donner des explications aux minoritaires et à la presse.

— Oui Vic, ce point est important mais doit être pris en compte dans les conséquences de nos décisions, pas dans ses causes, précise le directeur juridique et secrétaire général Sacha Hauteville, un homme discret et généralement pertinent.

— Oui mais quel est le bon raisonnement ? redemande le président, partir des indemnités ou de la négociation, avons-nous déjà décidé de négocier ?

— De toute façon même si nous allons au contentieux, précise Michael Walzer, il faudra continuer la négociation.

— OK Michael, je comprends votre point, je reconnais votre pragmatisme, mais j’ai besoin de comprendre : avec qui sommes-nous en conflit, une association, un concurrent ou des victimes ?

— Un concurrent, fait Michael Walzer. — Des victimes, réagit Nadia.

— OK Nadia, fait le président, je comprends votre souci, car notre produit cause des maladies. Il faut stopper sa commercialisation et réparer nos torts. Mais il ne faut pas non plus nous faire plumer par un concurrent qui tire les ficelles à travers un third party funding.

Sacha Hauteville, un homme au physique banal et inoffensif, genre Gérard Jugnot, qui a en son temps soutenu une thèse sur la mathématisation de la théorie pure du droit, prend la parole sans forcer la voix mais de manière tranchée :

— La question de fond n’est pas une question émotionnelle, nous reconnaissons tous que les torts doivent être réparés si nous en avons causés. Ce n’est pas non plus une pure question de business. La question théorique est de savoir si l’association représente les victimes, dans ce cas nous avons affaire à des victimes à travers l’association ; ou bien si nous avons affaire à une association pleinement partie qui ne représente pas directement les victimes mais les remplace. La question est donc : l’action de groupe est-elle un mécanisme de représentation ou de substitution ? Dans la première situation, la provision comptable doit être estimée à partir d’un calcul de probabilité portant sur les indemnités des victimes potentielles ; dans la seconde, il convient plutôt, effectivement Michael, vous avez raison, de raisonner en terme de négociation avec l’association.

Sacha Hauteville ne dit pas quelle position il préfère, mais le fait qu’il se tourne ainsi vers Michael en le nommant et en donnant tout son poids à sa proposition, laisse entendre à tous les participants qui ont l’habitude de ce type de réunion qu’il ne penche pas en sa faveur mais qu’il ne veut pas non plus se heurter de front à lui.

— C’est une approche cartésienne très française, fait Michael Walzer avec sa tête beaucoup plus haute que son corps, néanmoins comme a dit notre première ministre au moment de la négociation du Brexit propos du commissaire européen français, Michel Barnier : « il est beaucoup trop rationnel ! ». Dans notre affaire, dans les deux cas, que l’on raisonne avec les victimes ou avec l’association, c’est toujours plus ou moins de la représentation, et il faut décider pragmatiquement en fonction de la situation et du résultat à atteindre : minimiser les risques pour le futur.

— Vous êtes humiens quand nous sommes cartésiens, pour vous c'est le pragmatisme avant tout, la théorie peut être floue, c’est même un défaut d’être logique et cohérent, fait Hauteville un peu pincé ce qui ne va pas du tout avec sa tête plutôt joviale.

— Non ! nous ne sommes pas du tout "humians", Michael Walzer paraît outré, mais "hobbesians", ce qui compte est le pouvoir : qui a le pouvoir ici ? Qui détient les manettes et comment l’empêcher d’en abuser ?

Philippe, un peu mal rasé, un peu mal habillé, décide de prendre la parole :

— A mon niveau, je ne peux provisionner que si la perte est probable et raisonnable : dans cette affaire, je ne peux calculer cette perte potentielle qu’à partir de l’indemnité à verser aux victimes …

Mais Sacha Hauteville ne le laisse pas continuer :

— Il n’y a pas de position purement pratique. En disant cela, vous prenez position dans le débat sur la représentation. Vous impliquez que nous avons affaire à des victimes à travers une association et non à une association qui a pris la place des victimes dans un procès.

— Vous avez sans doute raison Monsieur Hauteville, fait doucement Philippe avec considération et sans agressivité, cependant je ne pense pas qu’il faille tenter de résoudre le problème théorique. Il vaut mieux trouver la solution pratique la plus raisonnable.

— Et nous pensons que la solution la plus raisonnable consiste seulement à augmenter la provision habituelle à 53 millions comme le suggèrent Philippe et Nadia, enchaîne à sa place Vic You.

— La position la plus raisonnable, s’insurge Michael Walzer plutôt hautain, si vous allez par-là, est de provisionner davantage, de communiquer fortement dessus et de settler l’affaire. — OK, fait le président, se tournant vers Philippe, cela signifie que vous n’êtes pas favorable à une transaction dans le délai de la mise en demeure qui est de 4 mois ?

— On peut toujours tenter mais il faut démarrer beaucoup plus bas que 100 millions, calcule Philippe.

— Alors la négociation gonna échouer ! rétorque Michael.

— OK, OK, on arrête là pour le moment, conclut le président et en se tournant vers tout le monde : je crois que la solution penche plutôt vers la proposition de Philippe et Nadia, mais il y a une trop forte incertitude. Pouvez-vous refaire tous vos calculs, les rendre plus précis et

affiner vos arguments ? Je ne pense pas qu’il se passera grand-chose dans les jours qui viennent et, de toute façon, il ne faut pas répondre trop vite. Je vous laisse dix jours pour réfléchir et travailler. Après la prochaine réunion, je déciderai. Et à propos quelqu’un sait si on est couvert par nos assurances ?

Sacha Hauteville reprend la parole :

— Mon équipe a préparé un mémo là-dessus, il n’y a rien à attendre de ce côté-là. L’action de groupe environnementale est spécifiquement exclue des contrats que nous avons conclus avec nos assureurs : ce n’est pas un incendie, ce n’est pas un contentieux classique, rien à faire !

— Bon je m’en doutais un peu, les assureurs ont toujours un temps d’avance sur les risques que nous encourrons.

Le président demande encore à Philippe de rester quand tout le monde est parti :

— Je suivrai ta position, tu le sais, il reprend le tutoiement quand ils ne sont que tous les deux.

— A vrai dire, Monsieur le président …

— Appelle moi Jacques en privé, je te l’ai déjà dit.

— Oui, Bon, … Jacques, fait timidement Philippe, j’ai un doute, j’ai besoin de réfléchir, ta première décision stratégique dans ce dossier sera importante pour la suite. Michael a peut- être raison : il vaut peut-être mieux payer beaucoup tout de suite et empêcher le plus possible les actions en justice futures que d’essayer de gagner du temps en se lançant dans un procès incertain.

— Je ne sais pas non plus, enchaîne le président, à notre dernier atelier philo sur l'approche philosophique du leadership notre conférencier a dit que Derrida pensait qu’un moment d’indécidabilité précède toujours une décision. Nous sommes dans ce moment. Actually, je pense que la théorie est importante pour comprendre une situation : qui est notre adversaire, l'association ou les victimes ?

— Oui ce n’est pas clair en effet.

Philippe se laisse ramener à son bureau en taxi par Nadia. Ils ne parlent pas beaucoup car Philippe a retrouvé l’état cotonneux dans lequel il se trouvait avant la réunion. Il ne pense déjà plus au meeting. Il se redemande où est passée sa grand-mère ? A-t-elle voulu lui faire passer un message avec son Cabazor ? Il faut qu’il comprenne mieux cet insigne car c’est tout ce qu’il a pour le moment. Il revérifie ses emails et à tout hasard regarde dans les indésirables. Au milieu de la nuit dernière, vers 1 heure du matin, Claude, la chercheuse en théologie lui a donné un nouveau rendez-vous à la cafèt’.

Marie-Rose se tourna sur le côté du lit, lança un trognon de poire dans un seau et me regarda droit dans les yeux. Son père avait été juge au parlement de Dijon. Il fut assassiné par un criminel qu’il avait pourtant gracié mais qui lui reprochait de lui avoir fait perdre son honneur. Elle n’avait alors que trois ans. Elle fut recueillie par des parents éloignés qui en voulaient à ses biens. Ils l’ignorèrent totalement en ne lui laissant qu’une écuelle par jour de soupe sans goût.

Elle pratiqua elle-même des mortifications tellement violentes qu’elle se retrouva paralysée à l’âge de neuf ans, incapable de marcher pendant quatre années. Elle fut guérie le jour où, à la suite d’un rêve de vol au-dessus des montagnes lui ayant procuré une jouissance extrême, elle décida qu’elle consacrerait sa vie à J,ésus.

Pourtant, ayant recouvré la santé, elle s’empressa d’oublier son vœu, se rendit à une fête avec des amies où elle se déguisa en homme. Elle s'est toujours reproché cette faute : avoir porté des ornements et un masque masculins au carnaval. Il faut dire qu’elle prit un fort grand plaisir ce soir-là à séduire deux hommes déguisés, à l'inverse, en femmes. Elle s’approcha d’eux à tour de rôle sans l'avouer ni à l’un ni à l’autre : un jeune homme déguisé en jeune femme qui se laissa faire avec une réticence calculée et un grand quadragénaire qui fut séduit par son masque d’homme mais moins par son corps de femme.

Elle grandit avec d’autres bâtards et bâtardes. Pendant toutes ses années, elle ne vit jamais sa mère, la duchesse de Montmorency, une cousine du roi. Heureusement à l’âge de douze ans, elle eut avec ses camarades un précepteur remarquable, un gascon, qu’ils appelaient père Charles. Il n’expliquait jamais que ce qu’il avait profondément compris et rendait toute leçon passionnante. Dès qu’il ressentait un doute, il se mettait à échafauder des hypothèses.

Par forme d’exemple, on dit que l’intérieur de notre tête ressemble à une noix et qu’il faut donc, selon les charlatans qui nous tiennent de médecin, soigner les maux de tête avec de l’alcool de noix. Il ne voyait point le rapport. Vous vous entaillez le doigt avec un couteau et la forme de la plaie est une demi-lune. Vous allez soigner votre plaie en regardant la lune ? Tout se devait, affirmait-il, d’être rationnel. Tout avait une explication même si on ne pouvait point encore la connaître. Nous lui mandions ce qu’il faisait de D.ieu et de J,ésus. Son débit ralentissait, il choisissait ses mots avec précaution. « Je mets le mot de D.ieu sur tout ce que je ne comprends point ». Il disait aussi, ce qui avait beaucoup marqué Marie-Rose : « Je mets le mot de J,ésus sur tous les émotionnements que je ne saisis point ».

— Je suis mal à l’aise avec cette phrase, avouais-je à Marie-Rose.

Elle ajouta comme pour faire écho à ma remarque que le père Charles ne pouvait point parler de J,ésus sans se serrer contre elle. Cela l’embarrassait. Marie-Rose s’assombrit. Elle en avait à conter sur le moulin où elle avait grandi. Je n’aimai point tellement entendre cela. C’est sans doute pour cela que j’ai commencé à prendre mes distances avec Marie-Rose, jusqu’à ce que les choses se mettent à prendre un tour plus éprouvant encore.