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Claude arrive en retard au Zigzag et sourit en l’apercevant. Elle enlève son imper et s’assoie. Elle porte un chemisier un peu décolleté. Au bout d’une minute, elle se plaint du froid, sort un pull fin de son grand sac et l’enfile. Il fait pourtant plutôt chaud. Lui aussi a fait attention à son codresse, il a revêtu son léger costume bleuté. Il s’est longuement regardé dans la glace et s'est trouvé encore jeune.

Elle commande un coca zéro, un grand Flat White et une assiette de mousse au chocolat. Une fois la commande arrivée, elle verse un peu de coca dans le Flat White et un peu de ce breuvage sur le sommet de la montagne de mousse. Philippe, sur la carte des vins, a choisi un verre de vin naturel des coteaux de Loir. A quelques mètres d’eux, une dame ayant l'air catastrophé a fini son verre. Elle farfouille dans sa bourse pour payer. Plus loin, un homme avec un étui à violon paraît attendre quelqu’un. Il fixe Claude sans qu’elle ne paraisse s’en apercevoir.

Arrivé de Birmingham peu de temps auparavant, Philippe est venu directement de la Gare du Nord. Claude lui redemande ce qu’il fait dans la vie et contre toute attente son activité la passionne. Il entre dans cette conversation sans aucune conscience de sa localisation. Elle lui redemande des détails sur les opérations qu’il pratique.

Il lui dessine le circuit de l’argent d’un des milliardaires dont il a la charge sans pouvoir révéler son nom, pour des raisons de confidentialité. Elle boit ses paroles quand il évoque les charges et les taxes que ce riche entrepreneur paie, les sommes qu’il met à l’abri et les fondations qu’il crée. Il trouve que son intérêt pour le sujet est forcé, qu’elle surjoue.

— Ton milliardaire, en réalité, fait de la charité sans peut-être le savoir, ce qu’il fait n’est pas très éloigné de ce que faisaient les grands aristocrates du XVII° siècle.

— Saint Philippedepierre, le confesseur de la reine, allait convaincre les plus riches de l’aider dans son œuvre de charité auprès des paysans les plus pauvres. Au final, c’est comme s’ils envoyaient leur argent dans un paradis fiscal.

— Je ne vois pas bien en quoi puisqu’ils y laissaient une partie de leur fortune.

— Oui mais il n’y avait pas de système bancaire, à l’époque, — sauf les monts de piété qui servaient à passer des périodes difficiles — et le roi occupait son temps à chercher de nouveaux moyens de soutirer de l’argent à ses sujets. Comme ça les riches mettaient leur argent hors circuit comme dans un paradis fiscal.

— Oui, mais ils ne le récupéraient pas, alors que mon milliardaire peut mobiliser cette somme quand il veut.

— A voir ! ton milliardaire ne retire jamais sa fortune non plus, sauf très grave problème, donc l’argent est utilisé par la banque se trouvant dans ce paradis fiscal et repart en investissement, en fondations, comme ce que faisait Philippedepierre.

— Ça fait quand même une grosse différence avec les grands aristos du XVII° qui ne pouvaient pas du tout récupérer l´argent qu’ils avaient abandonné aux réseaux de ce Philippedepierre.

— Il y a d’autres moyens de récupérer de l’argent. Monsieur Pierre, comme on l’appelait, jouait un rôle important dans la nomination des prêtres et chaque famille se devait à cette époque d’avoir plusieurs prêtres ou religieuses ; la paix dans les campagnes pouvait également être un bon retour sur investissement.

— Ce n’est peut-être pas si simple, lui fait Philippe, qui serait ce Philippedepierre aujourd’hui ? On a dit à un moment que c’était l’abbé Pierre – tient il porte le même nom ! — mais il est mort, qui l’a remplacé ? Ou bien qui est la sœur Marie-Rose d’aujourd’hui, qui prend sa suite dans le culte du Cabazor ? Madonna peut-être ?

Claude pourtant maigre vient d'enfourner une grande quantité de mousse au chocolat mélangée à son Flat White-Coca et ne peut pas immédiatement répondre. Un ancien bus vert avec des ailes blanches se gare devant eux place Maubert. Des membres du Samu Social qui, de loin, ont l'air de cosmonautes descendent et se répandent aux alentours par groupe de deux ou trois pour apporter du secours au SDF.

Claude remet un peu de coca zéro dans son Flat White et cette fois choisit d’y ajouter deux cuillerées de mousse au chocolat épaississant ainsi sa boisson.

— Ça va être froid ! fait remarquer Philippe.

— Oui c’est comme ça que j’aime le Flat White, de toute façon dans ce mélange, il y a déjà des excitants, précise Claude comme pour devancer les critiques.

En une fraction de seconde Philippe a cru voir dans le visage de Claude, la gueule de la tortue souriante aux yeux profonds dont il a rêvé à Birmingham. Elle déglutit, puis répond à propos de la chanteuse américaine d'origine italienne :

— Madonna est certainement une continuatrice honnête de sœur Marie-Rose, elle brandit le Cabazor ensanglantée sur plusieurs photos. Ceci dit, elle ne se défend pas de vouloir la gloire et l’influence tout en appelant à la paix et au partage universel. Elle n’est pas à la tête d’une entreprise de milliers de personnes et particulièrement de femmes, comme l’était Philippedepierre.

Philippe commence à trouver qu’elle est un peu exaltée. Elle continue pourtant à parler de ce saint du XVII° siècle dont il n’a rien à faire :

— Son vrai nom de famille était e Depierre en un seul mot, soit dit en passant, pas « de Pierre » en deux mots comme on le croit souvent.

— Tiens ! Son nom est devenu un prénom, d’habitude c’est plutôt l’inverse, les prénoms deviennent des noms, Jean-Paul Jean par exemple.

— Chez moi, Claude ne précise pas où se trouve ce "chez moi", c’est le parrain qui donne le prénom.

— Il ne faut pas qu'il ait mauvais goût, alors ! Bon, mais ce Philippedepierre était un peu un imposteur, non ? Philippe ramène le sujet à son point de départ.

— Il n’était pas intéressé personnellement et montrait tous les signes d’une vie austère — malgré sa vie mondaine —, mais c’est vrai qu’il adorait le pouvoir, maîtrisait absolument tout dans son entreprise et était une éminence grise auprès de la Reine. Il contribuait à la nomination de tous les prélats de France qu’il aidait à confirmer par le Pape grâce à sa « succursale » romaine.

Au moment de se quitter, Claude l’embrasse près de la bouche en lui serrant le bras. Pourquoi ne pas se revoir la semaine prochaine ? redemande Philippe à une Claude qui répond naturellement : « oui bien sûr ». A chaque fois qu'il passe du temps ensemble, Philippe ressent une recrudescence d’énergie.

Il doit cependant reconnaître qu’il n’a pas beaucoup avancé. La réunion sur l’action de groupe de la société Saint M’Hervé qui a été décalée a lieu le lendemain et il n’a toujours pas de réponse à la question que le président lui a posée sur la provision. Sa grand-mère tourne dans son esprit en même temps que sa chercheuse en théologie. Il ne peut se recoucher et compte sur les quelques heures de lucidité qui lui reste pour « assurer » dans la journée. Il reviendra chez lui en début d’après-midi pour faire une sieste.