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Une personne nouvelle a pris place autour de la table du meeting. Il y a bien Michael Walzer, l’avocat de Robbs and Hume avec sa tête beaucoup plus haute que le corps posé sur un col de chemise immaculé serré par un foulard rouge fluo, ainsi que ses deux collaborateurs. Vic You a étalé des coupures de presse sur la table. Il/elle est toujours en noir et ne peut, pas plus qu’à la réunion précédente, être qualifié(e) d’homme ou de femme. Sacha Hauteville, le directeur juridique de Saint M’Hervé, est un homme de taille moyenne, de visage banal qui aurait fait un parfait espion. Il a apporté avec lui un gros dossier. Nadia et Philippe, chargés des questions d'accontance et de taxité, font face à l’équipe de Robbs and Hume. Le président est à un bout de la table et la personne nouvelle a pris place à l’autre extrémité. Ils sont locatés dans la même salle de réunion sans fenêtre que la fois précédente, au huitième étage de la Holding dirigée par Jacques de Saint M’Hervé qui prend la parole :

— Je vous présente Oscar Nesterlé, fondé de pouvoir de la banque Hussard, commence le président, et s’adressant à lui : pouvez-vous nous faire un point financier de la class action ? L’homme est bien mis, grand et svelte, son costume gris taillé sur mesure donne toute confiance, ses chaussures sont cirées à point. Seule une mâchoire proéminente donnant sur une dentition de fauve révèle qu’il ne s’agit pas d’un simple courtier, mais d’un cador de la banque Hussard :

— Le président a eu l’excellente idée de nous mettre dans la boucle, dit-il en préambule et de façon faussement modeste, je sais que vous hésitez entre provisionner top rate ou bottom rate. Pour parler simple : vous hésitez entre une provision toutes choses égales par ailleurs de 850 millions TVTPA ou de 53 millions TVTPA. Je vais être très franc avec vous : dans les deux cas, il vous faudra shorter le reste à porter en compte si vous parvenez à un settlement ou si vous êtes condamnés, sauf à dealer avec le fisc.

— Merci d’être franc, fait le président qui donne l'impression d'avoir tout capté.

— Vous avez déjà un important taux de reste à recouvrer chez nous et si vous deviez mettre en compte courant plus de 200 millions, nous ne pourrions sans doute plus vous suivre. Cela deviendrait trop risqué, et je peux vous assurer qu’aucune autre banque sur la place ne vous prêterait une somme supplémentaire sans une garantie exceptionnelle.

Tout le monde, à l'instar du président, prétend avoir compris son langage technique. Le débat continue comme s’il avait lieu entre des personnes de langues différentes qui ne veulent pas s’en apercevoir.

Philippe se lève discrètement et se rend aux toilettes. En se lavant les mains il essaie mentalement d’atteindre les 20 secondes conseillées par les hygiénistes, mais plusieurs personnes entrent et sortent sans respecter ces exigences. Il se dit qu’un nudge serait nécessaire afin que tout le monde ait intérêt à passer plus de 20 secondes à se laver les mains plusieurs fois par jour : par exemple celui qui n’aurait pas eu la grippe pendant 30 ans gagnerait un voyage aux Seychelles pour deux personnes. Quand il revient, il a l’impression qu’il n’a rien raté :

— Que faudrait-il faire alors si nous décidions de provisionner à 450 millions pour entrer en négociation ? Redemande le président.

— Je vais être brutal malheureusement, tranche le banquier. Dans le contexte actuel, il vous faut continuer à verser de forts dividendes pour soutenir l’action de la holding. Or, une augmentation de capital n’est pas possible car ça ne se fait plus. Ce serait un coup à perdre la confiance du marché. Par ailleurs, aucun prêt à ce niveau ne serait envisageable, vu le taux d’endettement potentiel qui serait le vôtre. En conséquence, la seule chose raisonnable qui resterait à faire serait de vous placer sous le protection de la loi sur la sauvegarde des entreprises.

Cette fois tout le monde a compris. C’est une façon technique et polie d'annoncer que la société serait placée en situation de cessation des paiements.

Michael Walzer s’agite sur son siège et sa tête roule de droite à gauche comme s’il était juché sur un voilier en plein roulis :

— C’est une partie de poker, il ne faut pas montrer ses faiblesses. L’on peut annoncer une provision élevée pour entrer en négociation sans dévoiler nos mauvaises cartes.

— Ce n’est pas un jeu, l’arrête aussitôt Sacha Hauteville, hyper sérieux malgré son visage d'acteur comique.

Le président se tourne vers Philippe et l’interroge du regard :

— Dans ces conditions, hésite Philippe, je pourrais proposer de provisionner plutôt à 53 millions ce qui correspond à un risque avéré et en plus à nos possibilités d’emprunt. La négociation pourrait alors commencer autour de 30 millions.

— Ils vont se moquer de nous et déclencher une campagne médiatique, fait l’Anglais la tête en avant.

— Pour le moment, précise Vic You qui se sent visé(e) dans sa fonction de chargé (e) de com, les journaux ont commenté l’étude bulgare mais rien n’a filtré sur l’action de groupe. Il y a juste un journal financier qui s’interroge sur les suites judiciaires possibles sans apporter de précisions.

— Il ne faut pas céder à la panique et s'en tenir aux principes, rappelle de façon mesurée Sacha Hauteville : contre qui nous battons-nous, une association, un groupe concurrent ou une série de personnes physiques souffrant de maladie ? Avons-nous affaire à un mécanisme de représentation ou de substitution ?

Nadia souffle à Philippe :

— Ça y est, il recommence avec sa théorie ! Je ne vois pas à quoi ça sert.

Philippe se sent ailleurs, il ne parvient pas à se concentrer tout à fait. Il fronte en permanence à la fois à sa grand-mère décédée et à Claude, oscillant de l’une à l’autre dans un cercle vicieux intérieur. Il se redemande s’il ne devrait pas quand même se faire remplacer dans cette affaire.

— Je ne capte pas, fait le président en s’adressant à Oscar Nesterlé, nous vous avons fait gagner des fortunes.

— Et nous vous avons toujours soutenu, ajoute aussitôt le banquier qui n’a pas l’intention de s’en laisser compter.

— Oui c’est vrai, pourquoi alors aujourd’hui vous ne pouvez plus nous couvrir ?

— Le risque est trop élevé, sourit à pleine dents carnivores le fondé de pouvoir de la banque Hussard.

— Carrément, mais cela ne me satisfait pas vraiment, rétorque le président. — Le risque est trop élevé … pour nous, précise Nesterlé.

— Ah Oui !, je comprends mieux, grimace le président qui n’apprécie guère ce jeune loup qui n’apporte aucune solution et cherche avant tout à protéger sa propre maison de tout effet secondaire.

— Ce que je veux dire, Nesterlé sent qu’il est allé trop loin, est que si nous vous prêtons plus de 200 millions dans le contexte actuel, nous risquons de ne pas revoir cette somme et …, il parut hésiter à continuer, d’être nous-même en difficulté, nous n’avons pas fait que des bonnes affaires ces temps-ci et nous sommes un peu justes.

— Ce que vous voulez dire, tente d’éclaircir le président, est que si nous ne nous plaçons pas en cessation de paiement et que nous essayons d’obtenir l’argent qui nous est nécessaire pour transiger dans cette foutue action de groupe, c’est vous qui risquez la faillite ? C’est bien ça. — Non ! nous ne risquons pas la faillite, ce n’est pas une option entre vous et nous, car si nous sommes en difficulté c’est tout le système bancaire qui est en danger par un effet domino. Il y a un risque systémique. Nous risquerions ce que l’on appelle une résolution bancaire.

— Une forme sympathique et expéditive de liquidation qui a lieu en un week-end quand la bourse est fermée et qui permet de payer les principaux créanciers de la banque en pompant tous les dépôts des clients : actions, obligations, trésorerie. Le lundi matin à l’ouverture des bourses, la banque n’existe plus et ses clients ont perdu leur fortune. Ils n’ont plus que les larmes pour pleurer, comme on dit, et un pistolet pour se faire sauter le caisson ; Oscar Nesterlé paraît tout à coup quelque peu hystérique.

— Il est bien commode le risque systémique, accuse doucement Hauteville, en attendant nous risquons de céder à la panique ; il faut s’en tenir à un raisonnement fiable et en tirer les conséquences financières ensuite, pas l’inverse. L’association est-elle le simple représentant de personnes physiques avec lesquelles nous aurions in fine affaire ou le substitut unique de ces victimes dont elle prend la place et endosse en quelque sorte les souffrances ? Un substitut unique qui pourrait bien être un homme de paille cachant un concurrent, d’ailleurs.

Philippe a la tête de plus en plus basse et Nadia ne dit rien, ils ne voient pas la solution. Michael Walzer revient à la charge :

— Je pense qu’avec des théories vous risquez d’être finalement très déçus ; il vaut beaucoup mieux payer tout de suite, même une somme élevée, et je suis pretty sure qu’on peut obtenir un tel prêt sur le second marché transactionnel.

Le président perd un peu son sang-froid :

— Oui mais à quel taux ? Crarie, on tourne en rond. Le banquier reprend d’un voix suave :

— A vrai dire, nous serions prêt à vous suivre si vous acceptiez de vendre votre entreprise afin qu’elle rapporte davantage.

La phrase fait l'effet d'une bombe. C'est comme s'il avait crié "soleil" et que tout le monde était resté tétanisé dans sa position. La sauvegarde de l'entreprise selon une procédure de redressement judiciaire passe encore, elle fait partie de la vie économique. L'on peut sortir plus fort qu'avant d'un redressement. Mais l'idée de vendre l'entreprise génère un lourd silence envahi de fantômes.

— Vendre à qui ? Rompt brutalement le président.

— Eh bien, à votre concurrent américain, la société Edidad, par exemple, suggère Oscar en souriant, ce qui fait apparaître toutes ses dents et notamment des canines pointues.

— Bon ! Nous y voilà, fait le président se reprenant ayant enfin saisi de quoi il retourne, il se tourne vers tout le monde : merci pour toutes ces informations, je pensais que nous pourrions décider aujourd’hui, mais il nous faut encore quelques jours de réflexion. Il faut qu’en début de semaine prochaine on ait un plan d’action. Il n’y aura pas de délai supplémentaire.

— Tu n’as pas l’air très en forme, mon vieux, je suis désolé pour ta grand-mère, prends quelques jours de repos si tu veux. N'oublie pas que j’ai besoin de toi, c’est pas seulement pour la provision. Tu as bien compris que c’était une façon de concrétiser les enjeux. J’ai besoin de ton œil et de ta sagesse pour décider.

Philippe qui se sent pris par d'autres préoccupations tourbillonnantes ne répond rien. L’idée même qu’il soit actuellement capable de sagesse le dépasse, mais il ne tient pas à décevoir le président. Il lui répond faiblement :

— Cette réunion a été très utile, je pense que je ne suis pas loin de pouvoir te donner un conseil. Mais tu as raison, il faut encore laisser mûrir.

— A propos tu ne m’as pas parlé de cette théologienne que tu as rencontré récemment. — C’est le labo de Birmingham qui t’a parlé d’elle ?

— Oui, en effet, mon directeur de la sécurité impose un reporting permanent sur ce qui se passe là-bas.

— Cela ne devait-il pas être confidentiel ?

— Je n’ai pas d’autres détails, rassure-toi, il y a un doute à propos de cette femme dont tu rêves sous la forme d’une tortue.

— Pourquoi ? La tortue tue ? provoque Philippe en s’apercevant que la formule sonne drôlement. Il le redit tout haut pour l'entendre lui-même : hein ? La "tortue tue-t-elle" ? et il se met à rire bruyamment sans pouvoir se contrôler.

— C’est nul comme blague, le refroidit le président, tu devrais faire gaffe.

Philippe se sent en réalité très loin de pouvoir donner un véritable avis. Sacha Hauteville qui l’a attendu dehors avec Nadia, les raccompagne à la sortie. Dans l’ascenseur, le directeur juridique doit utiliser son badge pour déclencher la fermeture des portes. A chaque étage, les nouveaux entrants passent leur badge devant le tableau des étages pour des raisons de sécurité. La descente se fait ainsi lentement et en silence. Dans le taxi, il tente d’appeler Claude sans succès. Finalement, il lui propose par texto de l’accompagner à Rome en fin de semaine ou à Vienne dans trois semaines.