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A son arrivée à Birmingham trois jours plus tôt, une carte magnétique et un code ont été remis à Philippe. Ils servent à ouvrir la porte de l'appartement où il a été installé dans

l'immeuble du labo. Un infirmier en blouse blanche lui a administré une drogue et proposé de regarder des photos bizarres sans rien lui expliquer. L’opération a été répétée chaque soir depuis lors et, chaque matin, il a acconté ses rêves sans qu’il ne se passe rien.

Le seul incident est survenu la veille en fin d'après-midi quand il a voulu rentrer dans son appartement et que la carte magnétique n'a pas voulu fonctionner. Il a appelé le numéro d'urgence indiqué sur la carte et deux techniciens sont arrivés rapidement. Avant de lui ouvrir, avec son propre passe-partout magnétique, le leader des deux techniciens lui a demandé son passeport et de bien vouloir lui indiquer par avance une preuve qu'ils trouveraient dans l'appartement qui établirait son identité. Il n'avait malheureusement pas d'autres papiers à l'intérieur. Il a fini par dire qu'il devait y avoir des livres en français. Magnanime, l'homme de la sécurité, a paru se satisfaire de cette réponse même s'il n'a, finalement, pas regardé le livre que Philippe est allé lui chercher. L'homme n'était pas en charge du remplacement des cartes magnétiques et lui a conseillé de s'adresser à l'administration du labo quand elle serait ouverte le lendemain. Philippe lui a redemandé :

— Je ne peux donc pas ressortir ce soir, si je veux ?

— Votre credit card a sans doute démagnétisé the key. No, vous ne pourrez pas rerentrer, mais si vous have to, alors vous devrez nous rappeler, mais don't call us several times, OK ? Philippe se sentit coupable d'avoir démagnétisé la carte-clef et accepta comme une peine son sort de prisonnier d'un soir. La nuit lui apporta le rêve des arbres qui tombent.

Après l’avoir écouté, le psy le conduit jusqu’à un ascenseur et, de là, jusqu’au troisième sous- sol. Au bout d’un long couloir, ils entrent dans une salle de projection. Une femme d’un certain âge parlant français avec un accent américain, qu’on lui présente comme étant la directrice de recherche, lui indique un siège au milieu de la salle au 3° rang :

— Actually, c’est de là que vous verrez le mieux.

La directrice de recherche et le psy s’installent de part et d’autre de Philippe. Celui qui paraît être l’adjoint de la directrice se place à sa droite.

Le noir se fait et l’écran s’allume. Apparaît aussitôt la double hélice caractéristique d’un ADN.

— Est-ce que je vais assister à un doc sur la génétique ? fait Philippe un peu décalé.

— En un sens oui, fit la directrice. Pour pouvoir vérifier l’étude bulgare et en particulier la transmission de la maladie d’Alzheimer aux générations suivantes via la molécule d’Oudrozine, nous avons voulu travailler sur tout ce qui semble sans aucun sens sur un ADN, des scories, des griffures, des poussières de poussières, ce que l'on appelle souvent des pseudogènes, etc. Nous avons fait les poubelles de l’ADN en quelque sorte.

— Et qu’avez-vous trouvé ?

La focale se met à grossir et la caméra plonge dans les méandres infinitésimaux de l’ADN en trois dimensions. Des milliers de boucles s'entortillent dans toutes les directions. De temps à autre, la caméra s’arrête sur des choses bizarres aux formes produites au hasard comme si une tasse de café avait été renversée.

— Voilà un exemple de ces objets non identifiés. L’adjoint pointe avec une flèche infra- rouge une partie d'une image du film qui vient d’être stoppé. Bien sûr ils sont dus principalement au hasard, mais n’y a-t-il rien d’autre à trouver dans ces traces sans apparente logique ou symétrie ?

Philippe reconnaît la photo qu’on lui a montrée la veille au soir en lui disant qu’il valait mieux qu’ils ne comprennent pas l'expérience pour éviter de la fausser.

— Est-ce un ADN spécial que vous me montrez ? il se doute un peu de la réponse.

— C’est le vôtre, précise la directrice, provenant de la parcelle de peau qui vous a été enlevée à votre arrivée et, celui-ci – une photo est projetée sur la partie de l’écran laissée jusque-là dans l’ombre – est celui de votre grand-mère. Avec votre autorisation nous avons prélevé son ADN sur un cheveu resté dans sa chambre à la maison de retraite.

— Alors dites-moi, maintenant, je peux savoir quelle est votre hypothèse de recherche, si tant est que je puisse la comprendre ?

— Well, nous pensons que ce sont des traces phylogénétiques. Un romancier hongrois du milieu du XXe siècle a fait l’hypothèse de l’existence de ces traces dans l’ADN, mais personne ne l’a pris au sérieux car nous pensions tous qu’il n’existait que de très anciens gènes, parfois millénaires et des croisements parfois heureux, parfois malheureux entre ces cellules. Mais alors, comment expliquer ces griffures tracées sur ces anciens gènes, comme vous pouvez le constater, sans logique, sans symétrie, sans rationalité évidente ?

— J’avais raison de craindre que je ne comprendrai rien, c’est quoi ces traces phylogénétiques, des ajouts récents ? redemande Philippe.

— En un sens oui, fait la directrice indulgente, qu’est-ce qui pourrait expliquer ces gribouillages en dehors de détériorations locales ?

— Désolé, mais cela ne fait aucun sens pour moi, qu’est-ce que vous voulez dire ? En vivant, j’abime mon ADN ?

— Vous et vos immédiats ancêtres. Chaque gribouillage de gène finit par recouvrir de plus anciens qui deviennent illisibles et qui, peut-être, à la longue se mêlent aux premières cellules et les transforment.

— Dites-moi alors : avec quel crayon je fais ces graffitis sur mon ADN. Est-ce que je devrai être poursuivi par la police pour abimer les murs de ma ville intérieure ? Philippe sent que son ironie cache un malaise profond due à la présence de sa grand-mère sous forme d’ADN. — Pour être précis, nous pensons que certains évènements parviennent par leur particulière force à laisser une trace sur l’ADN.

— Comme un traumatisme par exemple ou une maladie ? redemande, tout à coup sérieux, Philippe qui commence à percevoir l’intérêt de cette hypothèse.

— Exactement, soit les traumatismes soit même des bonheurs prolongés comme une passion amoureuse. Nous n’en savons pas plus pour le moment, c’est comme une pierre de Rosette. — OK, alors qu’attendez-vous de moi, vous croyez que je peux vous aider à déchiffrer ces pattes de mouches ?

— Oui peut-être, nous pensons qu’en mettant en contact une personne avec ses griffures, celle-ci peut reconnaître la trace laissée par une ancienne blessure comme une cicatrice. Nous avons photographié ces formes sous différents angles, les avons comparées avec celles de votre grand-mère et nous vous avons montré depuis trois jours les griffures communes. Il faut dire que l’étude bulgare paraît bien avoir établi que la fissuration de l’ADN dans certaines maladies d’Alzheimer était due à la présence de molécules d’Oudrozine. Mais, la corrélation qu’ils ont prétendu avoir établie entre l’Oudrozine et la maladie d’Alzheimer n’est que statistique. Leur étude montre que, dans 85 % des cas, les deux phénomènes sont présents en même temps. Cela ne veut pas dire que pour votre grand-mère précisément, l’Oudrozine a été la cause de sa maladie. Nous vous avons montré des photos impliquant des résidus d’Oudrozine et les griffures voisines sur l’ADN. Nous espérions que vous reconnaîtriez quelque chose à l’état de veille ou peut-être, mieux à l’état de sommeil. Nous pensons qu’il peut y avoir une rencontre entre votre inconscient et ces traces car il est envisageable qu’elles soient le résultat d’un processus inconscient.

— Ce qui me conduit à vous poser une question : j’ai plusieurs cicatrices sur le corps, elles ont des formes bizarres, non voulues. Si on me montre la forme d’une de ces cicatrices, je ne vais pas me souvenir de l’accident qui l’a causé.

— En êtes-vous bien certain ?

— Il faudrait que je sache où se trouve cette cicatrice sur mon corps. A part une patte d’oie que j’ai sur le pouce gauche je ne vois pas les autres en permanence et je ne pourrai pas les reconnaître.

— Et comment vous êtes-vous fait cette patte-d’oie ? interroge la directrice de recherche. — Je me souviens très bien: je montais le berceau de ma fille avant sa naissance et je me suis donné un coup de cutter. Nous avons dû aller aux urgences.

— Vous voyez bien, vous avez bien mis en relation cette cicatrice avec des faits. L’adjoint français reprend la parole :

— Je crois que vous soulevez là un point important, nous avons une image psychique de notre corps. On peut mettre en relation des traces sur l’ADN avec des parties du corps pour remonter au traumatisme ou plus généralement à l’évènement marquant. Si nous parvenons à montrer qu’un traumatisme autre que celui produit par l’Oudrozine est à l’origine de la maladie, alors nous pourrons commencer à montrer que, contrairement à ce qu’avance l’étude

corroborer l’étude bulgare et peut-être mettre au point un test de dépistage pour les descendants de ceux qui ont cette maladie.

— As a matter of fact — coupe la directrice, peut-être agacée par l'intervention de son adjoint qui révéle par trop leur intention — nous avons recruté un psychanalyste, ici présent, pour vous écouter raconter vos rêves. Basically, il regarde vos traces d’ADN et peut, par le jeu du transfert, interpréter certaines griffures.

— Cela pose quand mêle un problème de confidentialité, non ? — Non, je vous rassure, nous n’avons accès qu’au rapport du psy. — Crarie ! C’est un peu ce que je viens de dire !

— Il faut savoir ce qu'on veut, tranche la directrice.

— Comment pouvons-nous faire une recherche sinon ? ajoute le psy qui prend la parole à son tour.

Chapitre 36.- A l’époque : la mort tue.

Nous roulâmes plein nord. Je supposai que nous étions en route pour l’Angleterre. Nous sortîmes de la zone occupée par les Espagnols. A partir de là, la Colombière paru plus nerveux que d´habitude. Des bandes de croquants pouvaient nous attaquer à tout moment. Je ne voyais pas comment lui poser des questions sur Marie-Rose. Il était distant, passant son temps à lire des lettres et des livres dans le fond de la voiture. Surtout, malgré les cahots de la route, il écrivait beaucoup. Je ne parvenais point à lire ce qu’il inscrivait avec sa plume tersautante. Il continua d’exiger son cours d’anglais tous les jours. J’avais épuisé mes idées pour lui présenter l’anglais comme un composé de mots français ou latins mal prononcés. Je pris le risque, par vengeance, frustration et un peu d’espièglerie – j’étais encore fort jeune — d’opérer quelques inversions. Avec du recul, je m’aperçois que je n’avais rien compris au discours de sœur Bénédicte sur le Cabazor. Ce n’est que des années plus tard dans mes relations avec les ermites de la forêt de Cranon que je finis par comprendre et vivre ce qu’elle m’avait expliqué.

Restée un peu gamine, j’expliquai à La Colombière qu’en anglais, « esprit » se traduit par « spirit » de telle sorte que ses futurs auditeurs pourront penser qu’il parle des esprits invisibles quand il croira parler de sa conscience qui devrait plutôt se traduire par « mind ». Et puis, comme un joueur qui ne peut plus s’arrêter, je misai une somme encore plus élevée. Je lui dis que D.ieu, dans cette langue païenne qu’est l’anglais, se traduit par un mot proche de déesse : c’est-à-dire Death prononcé Desse. J’inversais ainsi dieu et la mort, death. Enfin, j’eus l’idée saugrenue de lui enseigner que tuer se disait Heal tandis que soigner se disait Kill. Il alla lui-même plus loin en étant fier d’avoir construit la phrase suivante : « the death kills many people» autrement dit, selon lui, en retraduisant littéralement : Dieu guérit de nombreuses personnes. En réalité, il avait exprimé une idée bizarre : « la mort tue de nombreuses personnes ».

Je ressentis le besoin le soir, dans les auberges où nous dormions, d’inscrire mon histoire dans un cahier. Je me tendais ainsi un miroir qui me maintenait entière. C’est comme cela que je commençai à prendre des notes sur notre voyage. C’était encore une façon de m’appeler moi- même « Eva, Eva », pour ne pas disparaître. Nous mîmes une semaine pour rejoindre une grande ville. En fin de compte, ce n’était point Londres, mais tout bonnement Paris.