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Après avoir lu une bonne partie du journal d’Eva, Philippe pense avoir trouvé le sens de l’avis qu’il doit donner à propos de la provision. Il comprend enfin les enjeux du débat entre Michael Walzer et Sacha Hauteville. L'association des victimes des produits non médicamenteux est le substitut des victimes dans le sens français et leur représentant dans le sens anglais, ce qui dans les deux cas n’implique pas l'accord des victimes. Le fond du dilemme était sémantique. Le mot représentation en anglais doit se traduire, dans une telle

situation, par substitution en français. Les victimes ne peuvent être représentées au sens du droit français car l’association est pleinement partie et exerce sa propre action. Il convient donc de négocier avec elle sans tenir compte précisément des victimes qui formeront ou ne formeront pas le groupe. Il faut prendre en compte le pouvoir de négociation de l'association, ainsi que ses demandes immédiates, même si en cas de procès et au terme d’un long processus, ce seront des victimes individuelles qui seront remboursées. Entre temps, l’association aura atteint son objectif : avantager secrètement le concurrent de la société Saint- M’Hervé.

Philippe s'apprête donc à conseiller de négocier à hauteur de 450 millions en commençant les enchères bien plus bas. Il a bien conscience que cet avis risque de conduire la famille Saint M’Hervé à la faillite ou à la perte de sa majorité. Il estime cependant qu’une provision trop faible conduirait probablement à tout perdre. Autrement dit, il ne faut pas raisonner pour calculer le montant de la provision à partir des victimes susceptibles d’engager réellement des actions individuelles — forcément en moins grand nombre que les victimes véritables car elles ne seront pas toute informées ou enclines à agir — mais à partir de toutes ces victimes potentielles que prétend unifier l’association.

Michael Walzer avait raison depuis le début, mais il ne pouvait pas le théoriser car il existait un problème de traduction et ne savait pas pourquoi il avait raison. Il n’est pas certain qu’il y ait un véritable soubassement religieux à cette solution, mais la dérive des concepts peut avoir été influencée par les écrits de Baldwin et de Hobbes.

Il expose son raisonnement à Nadia qui l'a rejoint dans son bureau du Collège Sainte Barbe. Elle n’est pas convaincue. Elle connaît l’affaire Brown versus Vermuden qu’elle a étudiée à l’Université. La solution a depuis longtemps disparu du droit anglais et seul un juriste américain nommé Story l’a conservée en la critiquant. Il estimait qu’on ne pouvait pas imposer un jugement à un tiers non représenté s’il ne souhaitait pas profiter du jugement. Afin qu’il donne son accord, il convenait plutôt de faire de la publicité concernant le jugement. Les victimes pouvaient alors décider d’y participer ou d’agir individuellement. La class action américaine issue de cette histoire est finalement très récente à l’échelle du temps – elle ne date que des années 1960 — et est déjà peut-être en voie de disparition. La longueur des procédures de class action aux États-Unis incite les victimes à agir individuellement. Philippe se défend en racontant le concours de circonstances qui l’a conduit à connaître cette affaire Vermuden ainsi que l’affaire Hobbes. Mais "Sait-il vraiment qui est cette théologienne qui lui a fait connaître cette affaire ? lui redemande Nadia".

En désaccord avec Nadia, il explique à la réunion qu’il convient de suivre Michael Walzer : — Nadia affirme que même Story aux États-Unis n’était pas convaincu par cette approche de la représentation et cette conception du pouvoir souverain de Hobbes. Finalement, la class action s’est développée avec le droit de sortir de l’action de groupe, l’opt-out. Cette procédure ne représente plus vraiment de danger aujourd’hui aux États-Unis pour les entreprises et elle se développe dans d'autres pays par un effet de mode pour déstabiliser de grandes sociétés. Elle ne profite jamais véritablement aux victimes.

Sacha Hauteville, le directeur juridique est moins radical. Il estime que l’action de groupe est le signe d’une évolution concernant la distinction du public et du privé. L’État se faisant plus

Michael Walzer, venu sans ses collaborateurs, a cru bon d'apporter le Code de procédure civile québécois, ce qui jette à nouveau le trouble :

— You see, dans le code du Québec la class action est qualifiée d'action en représentation. Michael Walzer montre du doigt, dans le code ouvert, l'emplacement de ce qu'il affirme. Il a éloigné sa chaise de la table et balance ses longues jambes croisées. Philippe s'aperçoit pour la première fois de ses interminables chaussures à chausse pied, impeccablement noires. Curieusement, comme sa tête, elles paraissent séparées du reste de son corps.

C'est Nadia qui explique :

— Au Québec, la procédure appartient plutôt au Common Law et ce qu'ils ont écrit en français est une traduction littérale de l'anglais en faisant référence à une action de représentation dans laquelle le demandeur principal n'agit pas au nom et pour le compte des victimes comme le voudrait la conception continentale.

Sacha Hauteville sort, lui, un vieux livre d'un juriste-linguiste de Montréal :

— J'ai vérifié, en anglais, un représentant légal est un détenteur de droit, ce que l'on appelle un ayant-droit sur le continent, et non pas quelqu'un qui se contente d'agir pour les autres. Le terme de représentation en anglais juridique est donc bien, en tous les cas partiellement, un faux ami et ne doit pas être traduit par représentation en français dans notre cas.

— Le niveau d’argumentation est très élevé aujourd'hui, conclut le président sans suivre immédiatement la position de Philippe, contrairement à ce qu’il lui avait annoncé, je crois que la question théorique concernant la nature juridique de l’action de groupe — représentation en anglais et substitution en français — est résolue. Il y a bien un problème sémantique. Il ne s’ensuit pas nécessairement que l’on doive négocier à hauteur de 450 millions, ce qui serait probablement la fin de la holding. Je ne cesserai pas d'être riche, ainsi que mes descendants, mais notre projet d'entreprise serait terminé. J’ai besoin de quelques jours de réflexion.

Seul à seul après la réunion, Philippe redemande au président pourquoi il ne l’a pas suivi. — C’est la décision la plus grave de ma vie et ton avis est entouré de zone d’ombre. Qu’est- ce que cette crypte en toi dont m’a parlé le psy de Birmingham ?

— Mais cela n’a rien à voir !

— Qui est cette théologienne qui t’a conduit à changer d’avis et a recommandé une somme si élevée ?

— Claude Clabéroni, elle est un peu bizarre, je le reconnais, mais elle n’a pas pu manipuler les circonstances.

— En es-tu bien certain ?

— Je ne sais plus rien, je reconnais qu’il me faudrait moi aussi quelques jours pour comprendre certaines choses sur ma vie afin d’être bien certain qu’elles n’interfèrent pas dans mon raisonnement.

Les carnets de sœur Eva lui ont apporté sur un plateau la réponse théorique à la question que lui posait Jacques de Saint M’Hervé. Cependant, cela ne l’éclaire pas sur ses problèmes plus personnels : pourquoi et comment sa grand-mère est-elle morte ? quel est le rapport avec l’insigne du Cabazor qu’elle lui a remis ? pourquoi son voisin est-il mort avec, gravé sur sa poitrine, le mot Kabazor ? Seule sa cousine Jeanne pourrait l’aider à comprendre.