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— Le juge Godfrey n’est pas un juge comme les autres, c’est un personnage important, quand bien même l’histoire ne lui fera peut-être pas justice, comme c’est souvent le cas pour ceux qui fabriquent réellement la texture des évènements.

Marc Florio venait de répondre à ma question portant sur le juge que nous allions voir présider. Notre voiture suivait celle de la duchesse d’York au milieu des rues encombrées pour cause de constructions. Nous étions partis de Saint James Park pour aller à la Cour de Justice sur le Strand où devait avoir lieu une audience déterminante dans l’affaire Hobbes. La duchesse tenait absolument à être présente. Elle trouvait ce procès passionnant et lui prédisait des conséquences sur des centaines d’années. J’avais pris place dans une voiture avec son professeur d’étude biblique, Marc Florio, avec lequel je m’entendais fort bien. Il speakait français avec un fort accent italien. Il me causait comme à un homme que je paraissais dans mon habit d’abbé, sans en être dupe.

— Qu’est-ce qu’il a de si particulier ce juge ? lui demandai-je.

— C’est un homme complexe capable de sentir son époque et dans une grande affaire, comme l’est probablement le procès Hobbes, d’opérer un basculement.

— Qu’est-ce qui vous fait songer à cela ? Dans l’affaire Hobbes il ne peut point prendre de décision franche ou alors c’est de nouveau la guerre civile.

— Je crois qu’il a déjà tranché de grandes affaires même si on ne s’en rend point bien compte. C’est un juriste classique issu d’une vieille famille normande. Il a fait son droit à Temple Inn en dessous du Strand, le long de la Tamise, avec d’excellents barristers. Puis, il a fait de bonnes affaires en faisant venir du charbon des Midlands et en le vendant à bon prix. Il a su tisser de bonnes relations avec tout le monde quelle que soit sa religion. Lui-même est un peu flou sur la sienne. Il est, je pense, plutôt anglican. Certains le disent proche des catholiques car il a reçu chez lui Mary of the Valley, la guérisseuse irlandaise. Il prétend qu’elle n’a fait que soigner ses migraines. D’autres assurent qu’il est proche des protestants et notamment du député Payton qui se réunit avec son groupe du Ruban Vert dans un des pubs appartenant à Godfrey. Je crois qu’il essaie de ménager tout le monde tout en gardant de justes distances.

— Comment est-il devenu juge ?

— Bene tu sais, ici, on devient juge quand on a de l’expérience et pas mal d’entregent. Il a été élu par les juges de Londres parmi les juristes de son âge. C’était avant la grande peste. — Il n’a pas magouillé ?

— Point que je sache, magari. A vrai dire on peut toujours obtenir quelques voix de manière habile ici sans donner de sommes d’argent, en en prêtant par exemple ou en rendant des services. C’est plutôt ce que j’appellerai un retour de puits de marches.

Je ne compris pas l’expression, mais je sentis le gist.

— Et puis il s’est bien comporté pendant la grande peste, il est resté en ville. Il a tenté de calmer les esprits en évitant à plusieurs catholiques de se faire lyncher car on leur attribuait l’origine de la peste. Le roi qui, lui, avait quitté la ville l’a fait chevalier pour sa bravoure. Cela ne l’a point empêché de l’enfermer quelques temps plus tard.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Peu après la grande peste, un autre malheur s’est abattu sur la ville : le grand incendie. On a dit qu’un dénommé Robert Hubert, un catholique français de Rouen, avait mis le feu à une boulangerie. Robert Hubert fut pendu, mais on appris plus tard qu’il n’était pas encore à Londres quand l’incendie s’est déclenché. Ce fut sans doute un incendie accidentel qui s’est propagé à partir de la boulangerie d’un certain Farriner qui se trouvait sur Pie Street. Le juge Godfrey une fois de plus a tenté de calmer les esprits et, quoique non saisi de l’affaire, a avancé que Robert Hubert n’était sans doute point coupable. Un témoin ayant vu Robert Hubert sur un bateau en provenance de France le jour où l’incendie a débuté a confirmé son assertion***. A la suite de cela, le roi a mandé au juge Godfrey de présider le Tribunal du Feu, un tribunal créé spécialement pour décider qui, des locataires ou des propriétaires, avaient suffisamment d’argent pour payer la reconstruction d'un immeuble. Cela a permis de lancer très rapidement les travaux en évitant des discussions sans fin.

— Il y a eu une affaire de gros sou avec le pharmacien du roi. Le juge Godfrey lui avait prêté de l’argent pour lui permettre d’engager des travaux sur une grande partie de la rue Fleet Street où il possédait auparavant quelques vieilles maisons en bois. Néanmoins, le pharmacien ne l’a pas remboursé et le juge Godfrey l’a fait enfermer pour l’obliger à payer sa dette. Le roi a réagi en faisant enfermer Godfrey à son tour en lui faisant le reproche d’avoir profité de sa situation de juge pour faire des affaires en prêtant de l’argent. Il est resté trois mois à la Tour de Londres, puis le roi l’a relâché à la condition de mettre fin à toutes les poursuites contre son pharmacien.

— Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerai une grande affaire, c’est plutôt poissonneux, non ? Quelle grande affaire a pu le rendre célèbre ?

— La grande affaire est venue plus tard, l’année dernière, dans Brown contre Vermuden. — Jamais entendu parlé, personne n’en cause en France, de quoi s’agit-il ?

Notre voiture arriva près de la Cour de Justice sur le Strand. Nous allâmes nous installer dans le fond de la salle d’audience toute en bois sculpté. Le clerc plaçait chacun selon son rang et repoussait les badauds. L’affaire Hobbes attirait toute l’intelligentsia londonienne.

***Le Monument commémorant le grand incendie de Londres comportait à l'origine une mention incriminant les catholiques. Cette mention a été effacée.