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A la fin des funérailles de sa grand-mère, Jeanne, sa cousine qui souffrait d’un cancer, a invité Philippe à venir la voir dans sa nouvelle maison. Il est temps qu’il aille lui rendre une visite. Il a invité Claude à venir avec lui voir sa cousine. Il est encore tout étonné qu’elle ait accepté. Dans la voiture les conduisant chez Jeanne, ils discutent du meurtre du juge Godfrey, tel qu’il l’a appris dans les carnets d’Eva.

— Je crois que tu ne captes encore rien, fit Claude. — Qu’est-ce qu’il y a d’autre à comprendre ?`

— Le sens du Cabazor en particulier, le sens aujourd’hui tel qu’il pourrait être réactualisé et non pas son sens politique attaché au roi de France et aux relations internationales du XVII° siècle.

Encore une fois il la trouve brusque, mais une douleur en forme de palet dans son ventre lui indique qu’elle le touche :

— Quel est donc le sens du Cabazor ?

— Tu n’as pas encore capté ce qu’il représente, répond Claude.

— Non une sorte de Graal, de mythe ? Une quête en tout cas, c’est plutôt sympa.

— Non ce n’est pas sympa, c’est très violent, c’est la révolution dans laquelle nous sommes, la Grande Inversion.

— De quoi tu parles ? Des féministes d’aujourd’hui qui revendiquent l’égalité dans la différence et leur part de pouvoir ? interroge Philippe.

— Non, non, je ne parle pas de ce féminisme-là, les femmes luttent pour l’égalité dans une société patriarcale qui les a brimées depuis des siècles.

— Il y a une autre approche, celle de la Grande Inversion. Au cours de la préhistoire, le raisonnement analytique a d’abord été féminin avant de devenir masculin et ce fut l’inverse pour la pensée globale que l’on appelle l’intuition.

— Ok ! je connais ça, admettons.

— Eh bien, tout cela, affirme Claude, est anthropologique : on peut supposer qu’au départ il y eut une organisation avec un chef de la horde. On était encore presque des animaux sans conscience, puis ses fils qui étaient jusque-là détruits ou exclus par le père dominant se sont ligués pour assassiner leur géniteur. Les fils se sentant coupables du meurtre du père qui a commencé à les hanter ont décidé d’en faire un être supérieur immortel, un D.ieu. C’est l’origine du culte des ancêtres. Avec le judaïsme, le schéma change car Moïse ne devient pas D.ieu alors qu’il a peut-être été assassiné par ceux qu’il a conduits à travers le désert. Pour ne pas faire de sa tombe un lieu de culte, il meurt avant la terre promise dans un lieu inconnu. — OK ! C’est "Moïse et le monothéisme" de Freud que tu racontes là, je l’ai lu.

— Freud explique qu’il y a sans doute eu une période intermédiaire de culte de la déesse mère entre le culte du père et le judaïsme qui est le début du règne des fils. C'est au fond la thèse de Saara Linlau dans son roman "Mother Submission" : le patriarcat ne peut être remplacé que par le matriarcat. Les fils ont dû reprendre le pouvoir sur les mères qui avaient pris la place du père. Il fallait en quelque sorte tuer la mère, après avoir tué le père. Ce fut le temps de la première inversion : les fils ont pris la place des mères en confisquant la raison aux filles, en les empêchant d’étudier et en en faisant de purs objets de désir. Ils ont caché leur corps pour les rendre plus désirables et en faire des objets. Auparavant, comme chez beaucoup d’animaux, c’était les mâles qui se paraient de mille atours et les femelles qui portaient des tenues sobres. Privant les femmes de leur forme de raison et d’analyse fines des relations, il fallut aussi considérer que dorénavant ce serait les femmes qui se pareraient et se prépareraient pour plaire aux hommes.

— Et les filles alors elles ne pouvaient pas tuer les mères archaïques ?

— C’est ce qu’elles font aujourd’hui, la nouvelle révolution anthropologique est en marche. Durant la préhistoire les fils ont réglé leur conflit avec leur père, mais les filles sont restées fusionnelles avec leur mère. Elles ne sont pas parvenues à passer au stade de la répartition du pouvoir entre elles.

— Tu as des preuves de ce que tu avances ? redemande Philippe.

— Aucune, c’est de la pure logique je prolonge le raisonnement de Freud. Il y a bien d’autres théories, notamment celle qui explique le développement du patriarcat par l’invention de l’agriculture. Pour éviter de fragmenter la terre mise en valeur, il fallait que le fils aîné hérite. Pour cela, il fallait exclure les autres siblings. Quoiqu’il en soit les femmes récupèrent aujourd’hui la raison relationnelle qui est la leur et les hommes retrouvent peut-être leur intuition. Bien sûr c’est beaucoup plus subtil. Il faut le dire très grossièrement pour que cela puisse être compréhensible.

— Un cœur inversé qui symbolise un mécanisme anthropologique non religieux, le retournement du féminin et du masculin : autrement dit la Grande Inversion pour réparer la première inversion qui a eu lieu entre les hommes et les femmes pendant la préhistoire.

— Grave ! Les femmes vont donc dominer les hommes à l’avenir, comme dans l’ordre Fondevide ?

— Non ce n’est pas cela que je veux dire, même si c’est une possibilité. Les hommes vont mieux comprendre la nature profondément relationnelle et émotionnelle de la raison. Le caractère patriarcal des lois va laisser la place à une réflexion sur l’équilibre des relations. Le pouvoir s’inscrit dans cette perspective en instaurant une vraie participation rigoureuse de tous à la décision comme le prévoit la dernière réforme constitutionnelle de l'été dernier. La raison analytique va retrouver sa nature relationnelle et se libérer de ce qui la rendait ultra rationnelle et partant irrationnelle.

— Je ne te suis plus, lâche Philippe.

— Les hommes ont très peur de ce nouveau basculement, de perdre leur pouvoir et surtout au fond de devoir se transformer. Ils ont le vertige. Si le monde est de nouveau envisagé selon une intelligence relationnelle et émotionnelle tout va changer. Demain, les hommes redeviendront des paons, se soucieront profondément de leur tenue extérieure et de leurs multiples couleurs, ils envisageront aussi le monde avec intuition et poésie. Ils se moqueront des technologies de guerre qui les retenaient dans une enfance sécurisée et toute puissante. Leur besoin sexuel sera peut-être moins compulsif.

— Gosh ! Tu vas loin. Pour faire cette révolution, il faudrait, avance Philippe provocateur, une Jésus-femme, une sorte de déesse-prophétesse qui viendrait pour sauver la planète. Elle imposerait la Grande Inversion à tous les pays du monde. Elle ne serait pas une déesse-mère, mais une déesse-fille qui finirait dans un couloir de la mort.

— Pas besoin d’une nouvelle religion, je vais te dire, le juge s’en charge, précise Claude. — Tu crois vraiment que la justice qui est généralement au service des puissants puisse réaliser un changement anthropologique de cette ampleur ? Et que viendrait faire la duchesse d’York dans ce schéma ? Redemande Philippe qui veut ramener le débat à des choses palpables.

— Anne-Marie de Modène avait tout compris. Marie-Rose Froy de Bouillon n’était pas une folle manipulée par la Colombière, c’était une intellectuelle qui a vécu dans sa chair l’idée de la Grande Inversion qui se traduisait par des grandes joies lorsque le cœur du fils prenait la place de son propre cœur. En effet, elle devenait vraiment fille pouvant exercer sa raison relationnelle. Une telle femme ne cherchait pas le pouvoir pour l’apparat, mais avait envie d'exercer des responsabilités dans un réseau de relations. C’est pour cela qu’il fallait que la mère supérieure de Fondevide ait eu une vie de femme, des enfants, un ou des maris avant de pouvoir prendre en main les rênes de l’abbaye.

— Tu es bien démente toi aussi.

Avant d’arriver chez Jeanne la cousine de Philippe, Claude lui demande de faire une halte dans un tout petit village, Moussé, où elle le fait entrer dans une très vieille église en bois de style roman.

— Tu vois cet escalier qui monte vers la tribune qui permettait d’accueillir plus de personnes ?

— Oui, je le vois il n’a pas l’air en bon état.

— L’église date du XI° siècle, elle a été construite du temps du père de Robert de Moussé qui était le curé de cette paroisse. A l’époque les curés étaient mariés. La mère de Robert enfermait son fils sous cet escalier derrière cette petite porte, où l’on rangeait du matériel de nettoyage. Ce petit espace sous l’escalier se nomme, dans la région, un cabazor.

Claude lui montre la porte entrebaillée. Philippe entre dans un espace qui permet à peine de se tenir debout, quand il se retourne Claude est là tout près de lui, le visage ouvert qui le regarde, avec sa plus petite taille, vers le haut. Il devrait l’embrasser, mais il ressent une telle crampe d’estomac qu’il est incapable de faire un geste. Elle se remet à parler :

— La mère de Robert l’enfermait ici le temps des messes pour que ses pleurs ne gênent pas les croyants. C’était elle qui gérait la paroisse, son mari un grand mystique priait toute la journée. Puis, cet enfant, Robert de Moussé, a fait des études à Paris comme un vagabond qu’il était devenu, après avoir eu femme et enfants. Il y a appris qu’un curé ne devait pas être marié. Il a créé l’ordre des Fondevides en plaçant les femmes à sa tête. Il ne l’a pas fait, comme on l’a prétendu, parce que c’était le meilleur moyen de lutter contre la tentation que de se confronter aux femmes tous les jours en se rendant humble sous leur pouvoir dans une sorte de masochisme chrétien délirant, mais parce que, pour lui, la raison qui mène les organisations a toujours été féminine dans sa nature rigoureusement relationnelle et émotionnelle. La Région a d’ailleurs conservé une vieux fond de matriarcat assumé. Robert de Moussé pensait que les femmes géraient mieux et plus rationnellement que les hommes et ne devenaient pas folles avec le pouvoir. L’histoire lui a donné raison car son ordre n’a été détruit que 800 ans plus tard par la Révolution, une révolution faite par des hommes au nom de la loi qui ne laissèrent aux femmes que la domination non négligeable des salons, Olympe de Gouge en première ligne.

En parlant, elle est ressortie du Cabazor. Philippe a perdu une occasion :

— Tu vas trop vite pour moi, tu veux dire que la Révolution a quand même un peu prolongé l’œuvre de Robert de Moussé ou plutôt que son œuvre a traversé la révolution et se réactualise autrement aujourd’hui ?

— Quelque chose comme ça. Les hommes et les femmes se redéfinissent autrement. — C’est quand même un homme, Robert de Moussé, qui a pensé à cela.

— Oui, c’était une fulgurance de sa part, mais il a peiné à trouver la bonne organisation. Son cadavre a failli être volé plusieurs fois pour servir de relique au fin fond de la France. Ce sont les femmes qui l’entouraient qui ont ramené son corps à Fondevide, en ont fait un fondateur mais pas un homme parfait. C’est d’ailleurs pourquoi il n’a jamais été canonisé malgré les

a solidifié l’organisation imaginée par Robert de Moussé. Elle est enterrée dans la basilique de Fondevide, un livre à la main. On la présente généralement comme une femme de pouvoir ayant détruit ses maris et ses enfants. Elle a surtout organisé une bonne partie de l’Europe pour plusieurs siècles et, comme par hasard, elle a fini ses jours dans cette abbaye. Elle était savante, même si l’on n’a pas recueilli de traité écrit de sa main.

Philippe garda le silence, assommé par toutes ces idées faiblement établies.