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Avant d’arriver à leur lieu de rendez-vous au Zigzag, place Maubert, il l'aperçoit marchant juste devant lui. Il n’est pas certain, à vrai dire, que ce soit elle. Il croit la reconnaître à sa façon de se passer la main dans les cheveux. Il trouve son corps plus gracile qu’il n’a cru. Elle a accepté de le revoir à la suite de son dernier email. Il avait indiqué dans la case « objet » : « URGENT, URGENT ». Elle a fini par répondre après plusieurs jours au cours desquels il a commencé à se redemander sur quel pied danser avec elle.

Avant de se rendre à ce rendez-vous, il a envoyé un message au président Saint M’Hervé en lui disant qu’il ne sait toujours pas quelle décision adopter concernant la provision de l’action de groupe, qu’il a besoin de temps. S’étant débarrassé de cette préoccupation pour le moment, il peut se reconcentrer sur son problème privé. C’est la première fois qu’il rencontre Claude en dehors de l’Institut et il y a quelque chose d’awkward dans ce rendez-vous.

— Alors ? fait-elle, toujours très directe, une fois son grand Flat White et l’expresso de Philippe apportés.

— On a retrouvé ma grand-mère à trois cent mètres de la maison de retraite, dans un champ de choux-fleurs. Elle était décédée depuis une semaine. Les feuilles de choux l’avaient recouverte si bien qu’aucun gendarme passant à proximité ne l’avait repérée, explique Philippe en ayant l’impression que l’univers entier devient irréel. C’est Jeanne, la fille de tante Hélène, la cousine dont je me sens le plus proche, celle aussi qui se bat contre un cancer du sein, qui m’a averti qu’on venait de la retrouver.

— Je suis désolée. Elle est morte de quoi ? Redemande Claude en médecin.

— On ne sait pas exactement, elle a dû heurter un caillou en tombant car elle avait une blessure à la tempe, mais on ne sait pas pourquoi elle est tombée, elle a dû avoir un malaise. Claude tire sur la paille de son grand Flat White en évaluant la situation clinique.

— Bon, il y a une enquête ?

— Oui, enfin, elle est terminée, je suis allée hier à l’enterrement. Il neigeait. Il y avait beaucoup de monde, j’ai dit bonjour à un tas de gens que je ne connaissais pas, des cousins éloignés surtout. Le groupe s’est dispersé rapidement sous les flocons lorsqu’ils se sont mis à tomber en pluie.

— Je suis désolée. Hum, j'ai l'impression qu'il y a autre chose. Qu’est-ce qui te tracasse ? — Ben, ce qui me tracasse ? Philippe se sent à l’aise avec Claude, presque trop car il ne filtre guère ses pensées et se remet à la tutoyer : tu vois, elle a été découverte avec un insigne du Cabazor serré dans sa main, le même que celui qu’elle m’a offert.

— Elle a dû vouloir prier dans les champs.

— Oui peut-être, mais celui qu’elle m’a donné était celui que lui avait confié sa propre mère ; elle n’a jamais parlé d’un second insigne. Je trouve ça bizarre.

— La multiplication des Cabazors … — Oui, sans rire.

Philippe se penche sur son expresso auquel il n’a pas touché sans paraître le voir. — Tu veux en savoir davantage sur le cœur inversé ? redemande Claude doucement. — Oui, c’est important pour moi, même si mon meilleur client a un problème plus urgent. Claude ne lui pose pas de question sur cette dernière remarque comme si elle ne l’avait pas entendue et se décide à parler :

— Il y a plusieurs époques qui se sédimentent à propos du Cabazor. Ce qui pourrait te concerner a eu lieu pendant la Révolution française. Un petit groupe de prétendus contre- révolutionnaires composé d’hommes et de femmes – chose rare à l’époque — le portait pendant la deuxième chouannerie vers 1798. Généralement parlant, l’insigne des chouans comme des Vendéens était le Sacré-Cœur ordinaire. Or, ce petit groupe mené par une femme

nommée Jarboeuf, avait décidé de l’inverser comme l’avait fait avant eux des révolutionnaires anglais favorables à une approche égalitariste de la société, les Levellers (sobriquet voulant dire les niveleurs), et de planter la croix sur la pointe du cœur. Ils appelaient ce cœur inversé un Cabazor de Marat. Cette Jarboeuf — c’était son pseudonyme de chouanne — essayait de lutter contre la propagande républicaine. Elle estimait qu’on essayait de faire passer les chouans pour des contre-révolutionnaires. On les présentait comme des incultes aux ordres de l’aristocratie, du roi et de l’Église. Or, pour Jarboeuf, la chouannerie n’était pas contre-révolutionnaire, au contraire, elle cherchait à emmener la révolution plus loin, en faveur de tout le monde, riche ou pauvre, homme ou femme, et pas seulement en faveur des bourgeois. Les paysans en avaient assez que tous les biens des aristocrates et de l’église qui provenaient largement des impôts qu’ils payaient depuis des siècles soient rachetés par les bourgeois des villes car les enchères montaient trop haut pour qu’ils puissent les suivre. En employant le symbole du cœur inversé, Jarboeuf entendait indiquer que la hiérarchie sociale et même la hiérarchie des sexes devaient disparaître et qu’il ne fallait plus partir du haut mais de la base pour concevoir la société. Jarboeuf se moquait bien de la grande aristocratie de l’ouest, quand bien même les chouans avaient recruté quelques-uns de ses membres car il s’agissait de militaires de carrière et que les paysans ne connaissaient rien à la guerre. Les chouans restaient en faveur du roi, mais, comme en Angleterre, en faveur d’un roi sans pouvoir, entièrement contrôlé par un parlement représentant toutes les couches de la population. Jarboeuf se moquait tout autant de la hiérarchie de l’église et même de la foi naïve et mythologique en un dieu-homme. Elle pensait néanmoins que le christianisme possédait un langage poétique en faveur des femmes et des pauvres. Il fallait reconnaître une sorte de dette à la nature en mettant en commun ses biens, sans pouvoir central.

— C’est plus ou moins inspiré de Spinoza si mes souvenirs de philo ne sont pas trop mauvais, non ? dit Philippe un peu au hasard.

— Spinoza je ne sais pas, mais Marat sans doute. Jarboeuf avait dû quitter son village quand elle était tombée enceinte hors mariage et elle a, semble-t-il, suivi quelques études à Paris en y allant vagabonder. Elle y aurait croisé Marat. Ils se sont sans doute rencontrés dans une taverne où elle assurait le service pour gagner sa vie. Marat a pu lui parler d’un cœur inversé qui remontait à un protestant anglais nommé Baldwin ayant influencé les Levellers, les députés égalitaristes du parlement pendant la Révolution anglaise. Ce cœur inversé symbolise le fait de fonder la structure sociale sur les humiliés, les pauvres et les femmes, producteurs et consommateurs de base, personnes dépendantes se voulant autonomes. L’idée avait été reprise par des catholiques aussi différents que Jean Eudes et Marie-Rose Froy de Bouillon pour permettre un accès direct, pauvre et égalitaire à J,ésus et à son père tout en payant sa dette symbolique à D.ieu en partageant les biens. Dans cette approche, tout se passe comme si J,ésus se substitue aux fidèles pour payer leur dette et effacer leur pêché.

— Cette histoire de dette symbolique à D.ieu me dépasse ! lâche Philippe.

— Si tu veux l’actualiser tu n’as qu’à penser au sentiment de dette que tu as vis-à-vis de tes parents ; la dette symbolique vis-à-vis de D.ieu c’est plus général, c’est d’avoir été admis sur Terre malgré les fautes commises par tes ancêtres, Adam et Eve, les premiers à avoir voulu savoir pourquoi ils étaient sur cette planète.

cela m’évoque un remplaçant au football, le « substitute » ou « sub » qui entre quand un joueur est blessé.

— Tu sais, je vais te dire, le péché originel c’est juste le fait que tout le monde, toi et moi, tout le monde, fait des erreurs dont il met des années à se remettre ou qui le laisse terrassé sur le terrain.

— Arrête on dirait un sermon.

Claude, esquivant la critique, dit doucement ;

— Je vais te dire aussi, moi non plus je n’ai plus de parents.

Ce nouveau point commun les rapproche comme s’il était écrit qu’ils devaient se rencontrer. Ils sont comme coupés du reste du café, place Maubert. Claude continue :

— A mon avis, je vais te dire, à la fin du XVIIIe siècle on vivait en France, au niveau de l’élite, le développement d’un rationalisme assez mécanique, ce qu’on a appelé les Lumières. Tout devait donner lieu à une démonstration scientifique, les choses, les hommes et même les dieux. On ouvrait les premières écoles d’ingénieurs pour fabriquer des ponts de plus en plus hauts. Les petites gens des campagnes se sentaient de plus en plus bêtes, arriérées et isolées, encore plus les femmes que les hommes.

Claude se jette dans un monologue un peu délirant qui dépasse Philippe. Il reconnaît le discours du mouvement de la Grande Inversion.

— Quel est le rapport avec ma famille ? Je ne vois aucun lien avec cette Jarboeuf. Ce qui compte pour moi est de savoir pourquoi ma grand-mère gardait un deuxième Cabazor.

— Je l’ignore, je suppose qu’un ou plutôt « une » de tes ancêtres faisait partie de ce groupe. — Je vais chercher mais je n’en ai jamais entendu parler. D’ailleurs c’est curieux, l’histoire dans ma famille paraît s’être arrêtée à la Première Guerre Mondiale. Je n’ai jamais entendu parler de quoique ce soit avant.

— Je t’avais prévenu, les connaissances historiques ne nous aident pas forcément à comprendre notre histoire familiale.

— Comment faire alors ?

— Il n’y a pas de solution, il faudrait pouvoir réactualiser tout cela mais c’est mort, ça n’a peut-être plus de sens.

— On n’a plus de racine alors ! Plus jamais les ventres des églises ne pourront enfanter ! Il se surprend à dresser cette conclusion emphatique sans y avoir songé avant. Claude le fait sortir de sa réserve.

— Oui, je crois que c’est vrai, c’est pour cela que je cherche encore. J’espère encore. Philippe est encore plus perplexe qu’en arrivant.

— Y a-t-il un livre sur le sujet ?

— Non pas vraiment. L’histoire officielle ignore complètement le mouvement cabazoriste de la Révolution qui a été anéanti jusque dans la mémoire collective, même le père Verkynden n'en parle pas dans son livre de référence.

— « Pas vraiment » ça veut dire quoi ? — Il faudrait que tu vois.

— Que je vois quoi ?

— Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.

— Et Marie-Rose Froy de Bouillon, lui dit-il comme quelque chose qui lui revient en mémoire, est-ce qu’il y a quelque chose à chercher de ce côté ?

Il regrette aussitôt d’avoir dit cela, comme s’il avait manqué de respect à Claude. Elle ne répond pas et lui dit simplement qu’elle doit se remettre au travail. Ils se séparent en se faisant la bise place Maubert. Elle lui serre le bras longuement.

Il retourne à son bureau en haut de la rue Valette. Il essaie de se reconcentrer. Il travaille sur différentes options de provision dans le cadre de l’action de groupe engagée contre la société Saint M’Hervé. La prochaine réunion approche. Une idée désagréable lui est venue à l’esprit, de manière fulgurante, à la sortie du café : il se redemande s’il n’est pas en plein conflit d’intérêt dans cette affaire de class action ou plutôt de collective redress action comme on préfère dire en Europe.