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— Vous avez vécu une grande épreuve — le vouvoiement venant d’une mère supérieure s’adressant à une toute jeune sœur comme moi était inhabituel.

— Je suis un peu perditionnée, je dois vous avouer, j’ai prié depuis que j’ai découvert le corps de Marie-Rose et je ne parviens point à chasser de mon esprit les images d’elle.

— Justement, précisa Bénédicte Orvières, je voudrais essayer de vous en dire un peu plus afin que vous compreniez les enjeux et que vous n’ayez point l’impression d’être le jouet des évènements. Il se peut d’ailleurs que vous soyez amenée à être une actrice de ce qu’il va maintenant peut-être se passer.

— Qu’est-ce qu’il va peut-être se passer ? lui mandais-je un peu abruptement.

— Personne ne le sait précisément encore, probablement quelque chose à Londres. Ce que je vais vous conter va vous paraître compliquant, essayez de l’entendre, cela pourrait un jour donner du sens à ce que vous allez, ventié, avoir à traverser.

— Vous savez, je ne suis point très lucide, j’ai l’impression de vivre un mauvais cauchemar. — Oui je le sais et c’est pourquoi je vous cause. Je vais vous demander de faire un effort pour accueillir ce que j’ai à vous dire.

— Je vais tâcher de faire mon meilleur.

— Vous vous en êtes aperçue : des hommes participent actuellement à un jeu de domination dans le cadre d’une pensée religieuse et politique étroite.

— Sauf dans notre ordre, en effet. Je répondis comme si tout était normal.

— Nous, les femmes, vivons généralement dans la précision des relations ; nous ne nous passons rien et pouvons être fort cruelles ; nous n’avons point besoin de règles nombreuses et précises car ce qui nous dirige est l’équilibre dans les relations de telle sorte que si une personne est dépendante elle ait une chance de remplenir autonome. On réduit souvent notre influence au cercle familial ou à des petites communautés telles que ce convent ; même ainsi nous influons beaucoup sur les familles aristocratiques et bourgeoises sans pour autant chercher la visibilité du pouvoir. Un jour, je ne sais par quel moyen technique, les savants retrouveront toutes les traces de ces influences aujourd’hui souterraines. Certains hommes, rares, fonctionnent aussi comme ça et, à l’inverse, quelques femmes se mêlent des rapports de domination.

— Tu seras, la mère supérieure Orvières venait de passer au tutoiement, probablement prise dans un jeu compliqué de rapports de pouvoir et d’idées. Le père la Colombière qui fut formé à cette fin comprend essentiellement les rapports de force, mais de façon si subtile qu’il les habille d’un dogme sans faille fondée sur le contrôle des objectifs pour améliorer l’âme d’une personne. C’est le dogme de l’évaluation développé par l’Armée des Pères. Il paraît solide mais il laisse fort peu place à l'agencement des relations humaines. Tu devras faire des alliances et serrer au plus près sans jamais te laisser envahir par des dogmes, c’est-à-dire par une pensée que tu crois supérieure aux autres.

— Je dois dire, approuvais-je pour aller dans son sens et montrer ma capacité de recul, que je n’ai jamais tellement aimé les confessions annuelles telles que l’Armée des Pères nous les impose.

— Il faut que tu comprennes le principe du Cabazor tel que tu l’as vécu sans le saisir avec la pauvre et pourtant grande soeur Marie-Rose avec laquelle j’étais en dialogue depuis vingt ans. Le Cabazor est le nom d’un lieu situé entre les personnes, le lieu de la plus grande rigueur. Tu ne dois rien céder sans vouloir écraser l’autre et s’il ne peut point te résister, tu dois le guider vers l’autonomie.

Je hochai la tête en croyant comprendre, je pensais à mes bonnes relations avec Danielle. — Quand cette juste distance est trouvée entre deux personnes ou entre soi et les forces du monde – cela ne dure guère que quelques secondes à chaque fois — une émotion profonde survient, fulgurante et insaisissable, que tu vas chercher ensuite à retrouver par, ce qu'on appelle, la raison du cœur. Les hommes ont plutôt une pensée rationnelle qui se veut détachée des passions car ils ont été formés pour la chasse et la guerre. Mais leur éducation les coupe en général trop de leur émotions pour les rendre capable de vivre complètement dans la rigueur des relations.

L’image de John que je croyais pourtant doux et lumineux me traversa l’esprit.

— Marie-Rose vit – Bénédicte Orvières se reprit — vivait de manière permanente dans ce lieu qu'est le Cabazor et elle avait aussi une très vieille faille personnelle, une profonde blessure intérieure.

— Elle aimait le cœur inversé de J,ésus c’est bien ça ? mandais-je pour essayer d’y comprendre quelque chose.

— Ça, ça n’est que l’apparence des choses, si tu en restes là, tu ne comprends rien. Marie- Rose a beaucoup lutté contre elle-même. Elle s’est beaucoup perditionnée et a beaucoup blessé autour d’elle, c’est pourquoi nous l’avons laissé seule. Elle cherchait chez l’autre une résistance suffisante pour créer cet espace sans fusionner. Tu n’as point besoin de J,ésus pour parler de cela, ce n’est point une question de nom propre. Dès lors que tu mets un nom propre, tu crées un être fantasmé. La question est celle du vide entre deux personnes que tu peux faire exister.

— Je ne suis point certaine de comprendre.

— Quand tu touches à ce Cabazor, cet espace merveilleux, pendant les quelques secondes que cela dure, un sentiment de plénitude survient, qui veut simplement dire que la mort est vaincue comme fin vaine d’une vie, non seulement la mort mais aussi, ce qui est presque pire, l’absence de limites temporelles et spatiales de l’univers.

— Je croyais que Dieu avait créé l’univers en quelques jours ?

— Oui, mais il y a probablement plusieurs univers, des multivers, elle dit cela d’un ton profond comme si elle avait accès à des connaissances que tout le monde ignorait.

— Vous voulez parler d’une transe mystique de fusion avec D.ieu ?

— Il ne faut point employer ce terme de D.ieu qui égare car, devenu nom propre, on en fait un être mythologique portant une barbe et décidant des orages.

— Qu’est-ce qu’il faut dire alors ?

— Médite seulement à l’intervalle entre les personnes ou entre toi et l’homme qui est en toi, certains – très rares — y ont accès par le pur amour. Par forme d’exemple, Mme de Guyon a connu cet état avec l’abbé de Foix qui l’a suivie partout.

— Je connais le parcours de Mme de Guyon qui donne beaucoup à songer, mais la fin de sa vie, recluse dans une sorte de prison, fut plutôt triste. Il faut donc que je médite sur un espace vide ?

— Vide oui, mais potentiellement vivant entre deux personnes ou au-dedans de toi dans la plus grande précision. Tu n’es bien sûr pour rien dans le décès de Marie-Rose et tu ne dois point en parler pour ne pas porter atteinte à l’expansion inévitable et discrète de la dévotion du Cabazor. Elle a probablement connu un épisode de mélancolie absolue, le trou noir qui conduit en quelques secondes à mettre fin à sa vie. Le lien permanent qu’elle avait su créer en elle s’est rompu et elle n’a pu retrouvé son chemin. J’ai déjà observé ce phénomène chez d’autres religieuses.

Cette conversation énigmatique eut au moins le mérite de me détourner de l’état de sidération dans lequel j’étais depuis que j’avais trouvé le corps de Marie-Rose. J’aurais bien aimé une explication plus concrète de la mort de Marie-Rose et aussi qu’il lui soit fait justice si jamais son désespoir était venu des injustices qu’elle avait subies.

Bénédicte Orvières me laissa dormir sur une banquette. Aux aurores, elle me réveilla et me conduisit aux écuries où se trouvait déjà le père la Colombière. Sans un mot, elle me fit monter dans la voiture. Avant que je ne le réalise, nous étions de nouveau sur les routes.