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Alors, si on laisse de côté les "lacunes" des définitions basées sur la scolarité et les "mouvances" des définitions axées sur les acqui­

sitions instrumentales, comment peut-on saisir ce qu'est l'illettrisme?

Faut-li se satisfaire d'une définition précisant le minimum de connaissances "techniques", autrement dit les "prérequis" nécessaires à l'entrée d'un cours pour illettrés13?

Un domaine, celui des connaissances "techniques", qui nous renvoie également aux processus de construction de ces savoirs.

Afin de mieux comprendre ce qu'est la lecture, E. Ferreiro, psycholinguiste piagétienne, a étudié, auprès des enfants d'abord et d'adultes analphabètes ensuite, quelles sont les constructions propres à l'approche de l'écrit, notamment en analysant leurs comportements face à des "conflits cognitifs", c'est-à-dire à des situations inhabituelles, face auxquelles enfants et adultes n'ont pas la possibilité de faire re­

cours à des réponses qui leur auraient été "enseignées" préalablement.

12. ccCette structure, il l'a construite progressivement dans son milieu familial et social, dans ses expériences scolaires, dans la vie relationnelle et professionnelle; elle est de nature cognitive mais elle a à voir avec des représentations sociales de l'écrit, de son rôle dans notre vie sociale, comme elle est encore liée à des représentations d'un autre ordre que l'on pourrait référer aux fantasmes, en tant qu'elles témoignent de l'image, infiltrée par l'inconscient, que se forme l'individu de lui-même et des autres», BESSE, Jean-Marie, POTEL, Agathe et SERVANT-ODIER, Michelle, Savoirs et paro/6s d'adultes

'illettrés', mise en place d'un dispositif de recherche, Université Lumière Lyon 2, Lyon, 1989.

13. ccll semble y avoir un consensus des organismes de formation pour situer le mini­

mum requis autour des exigences suivantes : comprend le français oral, déchiffre lettres et syllabes, écrit son nom, fait une addition sans retenue", ANDRIEUX, Francis,

"Lire l'illettrisme", in Actualités de la formation permanente, n. 98, Paris, janvier-février 1989.

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-Elle a mis en évidence que? les idéüs sur le système d'écritum c�t la manière dont il est construit eî fonctionne existent, chez i'm1fanî, avani la scolarisation.

Dans ses recherches sur un public adulte, il rnr.so1t que les il­

lettrés conçoivent l'écriture comme un système de siones, permettant de mprésenter ce qui est exprimé à l'oral, sans pour autant qu'ils puis­

sent admettre une totale correspondance entre langue orale et langue écrite,4.

Les adultes illettrés, par ailleurs, reconnaîtraient aussi les fonC··

tions de l'écrit dans la vie quotidienne, notamment quand l'écrit est in­

séré dans un contexte qui lui donne sa signification globale15.

Il s'agirait alors de retrouver, auprès des adultes, la logique in­

terne de leurs idées, de leurs systèmes de compréhension de l'écrit et quelle est la progression repérable de ces systèmes.

Les collés de l'école ?

Parler des acquisitions "techniques" propres aux savoir-lire et savoir-écrire amène inévitablement à se poser la question autour du

rôle de l'école face au phénomène de l'illettrisme.

Dans un récent rapport sur la situation de l'illettrisme en Suisse ont été cités, à titre d'obstacles à l'amélioration de la qualité de l'ensei­

gnement à l'école primaire, l'inadaptation des programmes, le non-res­

pect des rythmes différents d'apprentissage, l'inadéquation de l'école au vécu des enfants, ainsi que l'insuffisance de la formation des ensei­

gnants 16.

1 4. Chaque fragment d'écrit représenterait un substantif; il est par contre impossible d'imaginer que les verbes puissent être représentés de manière identique et encore moins que les articles puissent s'écrire. D'après BESSE, J.-M. et al, op.cit.

15. «Au contact de textes non isolés de leur contexte fonctionnel (panneaux, affiches, étiquettes, ... ), tous ces sujets témoignent d'une grande capacité à identifier le sens général de ces textes ( ... ); [ils) engagent une véritable réflexion sur le pourquoi de la présence écrite dans tel ou tel contexte, le but recherché», BESSE, J.-M. et al., op.cit.

16. Rapport de l'enquête en vue de la 42ème session de la Conférence internationale de l'éducation, Conférence suisse des Directeurs cantonaux de l'instruction Publique (CDIP), Berne, déc. 1989.

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Mais il ne serait pas correct d'attribuer ll,s causœ de l'illet­

trisme à la seule institution scolairn, même s'il faut bien admettre que si l'éco!ü n'a pas créé lo "nouvel analpl,abétismfl", elle n'a pa:1 nu faire çJrand-chose pour l'empêcher ...

Un parcours scolaire démotivant et infructueux s'accompaçJnc,) souvent de situations désavantagées sur le plan psychosocial : à côté des facteurs liés à l'école, on trouve des facteurs de type "socio·-fami­

lial" et des facteurs de type "émotionnel" (conscience de soi, confiance . t" t" ) 17

en srn, mo 1va 1011, . . . .

Par ailleurs, il convient également de nuancer l'opinion selon laquelle l'illettrisme serait essentiellement dü à l'oubli de connaissances acquises à l'école et non exercées, ou peu utilisées, par la suite.

Le rapport d'une commission de la CEE, par exemple, a ana­

lysé les biographies de 750 illettrés de pays dont le système scolaire est semblable au suisse.

Le 14 % seulement de ces adultes savait lire et écrire assez correctement à la fin de la scolarité et aurait perdu ces compétences par la suite 18.

Un illettré, des illettrismes ?

Force est de constater, à ce point, que tout essai de définition de ce qu'est l'illettrisme se heurte aux limites propres aux critères utili­

sés.

Comme le soulignent Lae et Noisette, «/'illettrisme, c'est /'ab-·

sence d'un savoir que l'on ne parvient pas à définir unanimement, tant chaque critère possible de fixation de seuils porte de positions de principe, pédagogiques, sociales, ... »1 9.

17. Cf. LANFRANCHI, Andrea, L'analfabetismo funzionale in Svizzera, Scuola Ticinese, n. 146, Bellinzona, juin 1988.

18. Communautés européennes - commission, Les itinéraires d'alphabétisme, Luxem­

bourg, 1986.

19. LAE, J.-Fr. et NOISETTE, P., op.cit.

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-.. .. ....

C'osi: que l'illei.trisme, en définitivt-,, est 11110 réalité pluridimcm­

t,ionnolle, discrimincJ.nto des diffémnteti formes clo rnarç;inalité, plus qu'un fait purement linguistiquo<'n.

Et la mlativisation des définitions de l'illettrisme est l'um, des conséquences de l'évolution sociale, tant sur le plan technolotJique que sur celui des institutions.

Les concepts d'illettrisme ne peuvent donc être que dyna­

miques et se démultiplier; mais une question reste toujours en sus­

pens : quels sont les "savoirs de base" facilitant la réinsertion des illet-­

trés ?

Réponse d'autant plus difficile à donner, si l'on considère que

«/'insertion intellectuelle, c'est-à-dire l'accès aux médiations à travers lesquelles se construisent les savoirs de base» rencontre autant d'obstacles que l'insertion sociale et professionnelle21.

Nous croyons d'autre part qu'à la pluralité des situations aux­

quelles est confronté l'illettrisme doivent correspondre des réponses différenciées22.

De l'autre, que les "savoirs" en question ne sont pas principa­

lement des connaissances et/ou des compétences; il s'agirait bien plus de (re)créer les situations aptes à favoriser l'apprentissage : «ce qui est en jeu, ce n'est pas la construction d'une progression dans l'apprentissage des connaissances pour accéder à la lecture ou au calcul, mais l'invention d'une pédagogie permettant de reconstruire la capacité à apprendre»23.

Etre alphabétisé paraît de moins en moins être une connota­

tion du succès : il en est un accessoire, auquel plusieurs renoncent,

20. «L'illettrisme est une caractéristique des individus et des groupes qui se sentent coupés socialement et culturellement, par leur appartenance à des couches sociales défavorisées, et par leur connaissance pauvre du code écrit, !imitatrice d'échanges, même sur le plan oral» [trad.], Quaderni IRRSAE, op.cit.

21. ANDRIEUX, Fr., op.cit.

22. «Peut-on raisonnablement non pas dresser une liste des "savoirs minimum" indis­

pensables à toute vie professionnelle, sociale et civique contemporaine, mais saisir de manière moins schématique la réalité des problèmes rencontrés par les uns et les autres et susceptibles d 'être réduits par des acquisitions légères de connaissances techniques ou intellectuelles ? Et en même temps faire la part de ce qu'il est décent d'exiger de chacun, et de ce qui pourrait mieux être arrangé par une adaptation des méthodes de communication d 'interlocuteurs obligés, tels que les administrations les

"Caisses", etc. ? Il est un peu curieux de voir les administrations sociales financer'des stages de formation au remplissage de leurs questionnaires ... », LAE, J.-Fr. et NOI­

SETTE, P., op.cit.

23. ANDRIEUX, Fr., op.cit.

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tant l'écrit ne paraît plus déterminer de changements significatifs au plan de la réussite sociale.

La compétitivité sociale {·)î profflssimmello para'rt clépendn?.

toujours moins de ce qui semblait m1 être, jusqu'à il y a peu de tomps, le facteur de mobilit6 et de promotion.

"Apprendre à apprendre" devient l'objectif prioritaim : (ré)ap­

prendre à lire et à écrire signifie (re)créer et favoriser un comportement d"'anticipation mentale", consistant à produire des hypothèses sur le sens, obtenir des informations à partir d'un écrit, sans effectuer une lecture intégrale et linéaire.

«Les observations des formateurs concordent dans cette analyse : l'illettrisme ne désigne pas d'abord un manque, un retard, un oubli dans le domaine des connaissances de base, mais une détério­

ration de la capacité à apprendre, c'est-à-dire des difficultés à faire jouer ces mécanismes de base que sont la perception, mémorisation,

tri, classement, comparaison, mise en relation, etc ... »24.

L'illettrisme n'est vraiment plus ce qu'il était !

24. Ibidem.

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COL.LOQUE DE ROLLE