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Conclusion du chapitre

Section 2.1 Le rôle du médecin en matière de prévention : influence sur les comportements et action dans la politique publique

2.1.1 Le rôle du médecin dans l élaboration de la demande de prévention

2.1.1.1 Le pouvoir discrétionnaire du médecin

2.1.1.1.2 à la recherche des sources du pouvoir discrétionnaire

Pourquoi le médecin dispose-t-il d’un pareil pouvoir sur son patient ? En raison de deux spécificités du champ de la santé et de la relation médecin-patient : l’offre a un rôle dans la transformation d’un besoin de santé en une demande de services médicaux et l’asymétrie d’information entre les deux parties, inhérente à la possession du savoir médical, scientifique et technique, par le praticien lui confère un avantage sur le patient.

2.1.1.1.2.1 Transformer un besoin en demande ou révéler un besoin : distinction entre soin et prévention

La difficulté à laquelle se trouve confronté l’analyste est celle de l’identification de la demande de services médicaux, moins aisée qu’il n’y parait. En effet, lorsque le patient se présente auprès du professionnel de santé, il exprime davantage un besoin qu’une demande. Il s’adresse au médecin pour des symptômes, physiques ou psychiques, révélateurs d’une altération de santé et attend de l’intervention médicale une amélioration de son état de santé.

Il exprime alors un besoin de santé, qui peut être défini comme un besoin d’améliorer sa santé suite à une altération ressentie.

A ce stade, le patient s’adresse au médecin avec ce besoin de santé pour obtenir une information, le diagnostic, mais aussi pour déterminer la prise en charge adéquate (prescriptions, traitements, examens complémentaires…). Pour être plus exact, le patient contacte le médecin avec un besoin de santé et obtient du médecin l’information sur ce qu’il va ensuite demander au professionnel (la prise en charge). La demande de soins n’est pas préexistante, elle se crée lors de la rencontre entre le professionnel et son patient.

La définition du besoin de santé est d’une complexité remarquable, en raison de l’immense difficulté à définir ce qu’est la santé40. Le besoin de santé est alors le plus souvent approché par le biais de la morbidité, qui relève de plusieurs conceptions synthétisées dans Béjean [1994]. Trois notions de morbidité sont distinguées, morbidité ressentie, diagnostiquée et objective. Le patient se présente avec une morbidité ressentie – un besoin subjectif possédant de multiples facettes – que le médecin va transformer, coder, en morbidité diagnostiquée, sur la base de ses connaissances scientifiques et techniques, éventuellement dans l’attente d’examens complémentaires. La morbidité diagnostiquée, peut s’éloigner fortement de la morbidité ressentie, car elle dépend du codage, de la traduction faîte par le médecin. Cet écart entre les deux morbidités est notamment relevé empiriquement par Dauphinot et al. [2008]. Les auteurs croisent les informations issues à la fois de l’Enquête Santé 2002-2003 de l’INSEE et d’examens réalisés dans des centres de santé pour près de 1900 individus, et concluent que la morbidité ressentie, approximée par les déclarations des personnes interrogées41, est plus faible que la morbidité diagnostiquée. Rien ne garantit cependant que la morbidité diagnostiquée, incertaine et provisoire, converge vers une morbidité objective, relevant davantage d’un idéal dans lequel un codeur héroïque et parfaitement neutre pourrait établir de façon certaine et définitive une mesure précise et indépendante de l’état de santé de l’individu.

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On peut, à ce titre rappeler la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé pour qui « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Si cette définition a le mérite de souligner que la santé ne se limite pas à la « non maladie », elle est peu opérationnelle et difficilement applicable à la définition d’un besoin de santé.

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Les auteurs prennent d’ailleurs le soin de nommer cette morbidité que les patients déclarent morbidité déclarée, et non morbidité ressentie. Cependant, cette mesure fournit un proxy acceptable de la morbidité ressentie par les patients, aux différents biais d’enquête près.

Ces différentes notions de morbidité sont essentielles puisqu’elles soulignent le rôle de traducteur, de codeur du médecin. En particulier, elles montrent que, après la transformation d’une morbidité ressentie en une morbidité diagnostiquée, le professionnel détermine la demande de soins, qui peut être différente de ce qu’elle serait pour une morbidité objective et que le patient ne saurait élaborer à partir de la morbidité ressentie. La situation se complexifie plus encore pour la prévention, du moins le rôle du médecin dans la transformation d’un besoin en demande devient plus subtil.

Dans le cas de la prévention, le patient ne s’adresse pas au médecin avec un besoin de santé que le professionnel aurait à traduire en prise en charge. Il n’a pas non plus la sensation d’avoir besoin d’améliorer sa santé plus tard, et donc ne ressent pas de nécessité d’une prise en charge ultérieure. Lorsque le patient consulte le professionnel, c’est principalement pour un motif, une morbidité ressentie, qui appelle une réponse curative. Et lors de cette consultation, le médecin à la charge d’anticiper un autre besoin : celui de maintenir la santé future (prévention primaire) ou de limiter sa détérioration (prévention secondaire)42. Car la différence entre le curatif et le préventif est la suivante : le premier répond au besoin de santé, alors que le second l’anticipe. Les soins curatifs se positionnent en effet dans une démarche réactive alors que la prévention s’inscrit dans une optique proactive (Colombet et Ménard [2007]). On peut alors définir un nouveau besoin, le besoin de santé à anticiper, la différence principale avec le besoin de santé étant que le patient n’en a pas nécessairement connaissance. Le rôle moteur du médecin est encore plus prégnant. Aux deux étapes où le médecin intervient distinguées dans le cas des services curatifs – codage de la morbidité ressentie en diagnostiquée puis transformation de la morbidité diagnostiquée en demande de soins – se substitue un processus en trois temps.

Une étape préalable essentielle est la révélation du besoin de santé à anticiper. Pour la prévention, l’objectif est de réduire le risque de maladie, de l’état morbide, en anticipant le besoin de santé futur. Le patient n’a pas encore ce besoin et ne l’exprime pas. Le médecin doit faire prendre conscience au patient du risque de maladie, d’altération de la santé dans une phase que nous qualifierons de révélation du besoin de santé anticipé. Le besoin de santé à

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On considère ici le cas général d’une consultation du médecin, majoritaire dans l’activité du professionnel, où la prévention peut être effectuée de manière opportuniste (par exemple, le patient vient pour un mal de gorge et le médecin en profite par aborder avec lui sa consommation de tabac). Des consultations dédiées à la prévention existent, mais sont marginales. Citons notamment en France le projet d’une consultation spécifique de prévention, qui reste encore aujourd’hui à un stade expérimental.

anticiper est précisé dans une seconde phase, dans laquelle le médecin établit avec son patient une morbidité que l’on peut qualifier de morbidité probable. La prévention s’inscrit dans l’univers du risque, et les morbidités n’apparaissent pas avec certitude, mais selon des probabilités plus ou moins bien établies. La morbidité probable est recherchée durant l’examen clinique, au moment du colloque singulier entre le médecin et son patient, par l’étude des facteurs de risques, des caractéristiques psychosociales, de l’histoire familiale du patient… En fonction de cette morbidité probable, qui rappelons le correspond au besoin de santé à anticiper, une demande de prévention est établie dans un troisième temps. Cette demande concerne tant les vaccins, les dépistages que les conseils comportementaux sur les habitudes de vie (tabac, alcool, activité physique…). Une représentation schématique de la différence de rôle du médecin entre curatif et préventif est présentée ci-après.

Figure 1 : Différence de rôle du médecin selon les actions curatives et préventives

Curatif Besoin de santé perçu Morbidité ressentie Besoin de santé traduit Morbidité diagnostiquée Demande de soins Demande de prévention Besoin de santé à anticiper Morbidité probable Révélation du besoin de santé à anticiper Pas de besoin de santé perçu Préventif

Légende : En grisé, les étapes où intervient le médecin

Source : notre représentation

Le médecin a ainsi un rôle déterminant dans l’élaboration d’une demande de prévention. Il n’a pas seulement à répondre et préciser le besoin de santé exprimé par le patient mais à

l’anticiper et à faire prendre conscience au patient de la nécessité d’une telle anticipation43. Révélation du besoin, définition d’une morbidité probable et traduction en demande de prévention sont les trois étapes de la rencontre entre le médecin et le patient pour les actions préventives. Cette prégnance du médecin dans le processus de formation d’une demande de services médicaux, qu’ils soient curatifs ou de prévention, s’explique par l’asymétrie d’information qui caractérise la relation.

2.1.1.1.2.2 L asymétrie d information médecin patient

La dissymétrie d’information est au fondement du pouvoir discrétionnaire du médecin. Le médecin possède des connaissances scientifiques et médicales, contrairement au patient, qui, parce qu’il n’a pas ses compétences, délègue son pouvoir de décision en matière de services médicaux au professionnel de santé. Le médecin a donc un rôle d’expert et de conseiller du patient.

L’ignorance du patient recouvre plusieurs aspects. Il est relativement ignorant du savoir médical et des caractéristiques du bien à consommer (Béjean [1994]). Ces informations, sur le diagnostic dans un premier temps et sur le traitement dans un second temps, lui sont délivrées par le médecin. Le terme de traitement recouvre tant les prescriptions pharmaceutiques, les examens complémentaires ou les actes techniques, pour lesquels le patient ne connaît pas l’efficacité ou les éventuels effets secondaires. Ce schéma s’adapte aussi à la prévention. Dans le cas des actes de prévention, le patient peut avoir méconnaissance des caractéristiques des divers vaccins ou dépistages disponibles selon ses besoins. Un ensemble de caractéristiques sont susceptibles d’être mal connues : l’efficacité et l’innocuité des vaccinations, la spécificité et la sensibilité des dépistages, etc. Une asymétrie d’information supplémentaire en matière de prévention porte sur le besoin même, pour lequel le patient peut être relativement ignorant puisqu’il ne ressent pas de dégradation de sa santé. Le médecin en revanche, par ses compétences spécifiques, dispose de l’information sur les besoins du patient, sa morbidité probable, en fonction des facteurs de risques qu’il repère.

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Cependant, on peut aussi imaginer un patient parfaitement informé qui se tourne vers son médecin avec sa demande de prévention : il a juste besoin du médecin pour prescrire. Mais cette possibilité ne peut être exclue non plus pour les soins.

De plus, les actes techniques ou complémentaires peuvent amener le patient à s’adresser à d’autres professionnels de santé ou à d’autres structures (hôpital, clinique…). Pour des questions d’addiction, le patient peut s’adresser à un médecin tabacologue ou alcoologue. Les dépistages demandent fréquemment une orientation vers des structures spécifiques, disposant notamment de plateau d’imagerie. L’ignorance du patient revêt ici une autre facette et porte sur la connaissance de la structure de l’offre de services médicaux. Ce dernier ne connaît pas, ou mal, les caractéristiques, les compétences ou les qualités, des différents prestataires de services de santé avec lesquels il peut entrer en relation. Or le médecin dispose de cette information, car il fait partie intégrante du système de soins. Il connaît le parcours de soins que peut avoir le patient en fonction de ses besoins. C’est parce qu’il possède une information que n’a pas le patient, entendue sur les différents aspects présentés, que le médecin dispose d’un pouvoir discrétionnaire sur son patient.

On peut noter que ce pouvoir de l’expert sur le profane existe dans toutes relations d’expertise, qu’il s’agisse des services d’un garagiste ou d’un avocat, mais est renforcé dans le domaine médical. Ce renforcement tient à plusieurs raisons. Il y a dans le champ de la santé un caractère plus émotionnel, personnel et intime que dans les autres services d’expertise. C’est de l’être physique et psychique dont il est question, et pas d’un objet extérieur à l’humain. Il est donc bien plus difficile d’être détaché et objectif sur les conseils et décisions du médecin que l’on ne peut l’être lorsqu’il s’agit de plomberie ou de mécanique. L’idée populaire que la santé est irremplaçable, qui trouve un écho dans la notion de bien irremplaçable, c'est-à-dire pour lequel il n’existe pas de substitut sur le marché (Cook et Graham [1977]), le souligne clairement. A l’extrême, c’est la vie même qui est en jeu. Les répercussions de l’intervention de l’expert sont en effet très différentes, les conséquences néfastes possibles de l’absence d’intervention bien plus graves, pouvant aller jusqu’à la mort.

A ceci s’ajoute l’indétermination du produit des services médicaux. La différence tient d’abord au résultat de l’action de l’expert, plus difficile à déterminer dans le cas du médecin. Si l’on peut reconnaître unanimement que le produit de l’action d’un garagiste ou d’un plombier est la réparation du matériel, il est bien plus délicat de proposer une définition incontestable du produit médical. L’écoute et la réassurance, la prescription et le traitement, l’orientation vers d’autres professionnels sont autant d’options acceptables. Cette définition est d’autant plus ardue que les buts ultimes, la guérison pour le curatif, le maintien voire l’amélioration de la santé pour le préventif, sont marqués par une forte incertitude. Cette incertitude sur le résultat de l’action confère au médecin une capacité de masquer son pouvoir

discrétionnaire plus forte que pour les autres types d’experts44.

C’est parce que la relation d’expertise est très particulière, par la combinaison des caractéristiques qui viennent d’être présentées, que le pouvoir discrétionnaire peut être aussi puissant, à tel point que le médecin peut induire la demande de ses propres services.

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