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Oncologie : Article pp.19-23 du Vol.1 n°1 (2007)

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CLINIQUE DU CORPS

Les alte´rations de la face : l’autre de´figure´, le monstrueux, le familier

Facial defects: the disfigured other, the freak, and the familiar

J.-P. Basclet

F. Ellien

Re´sume´ : L’image du corps est un concept de la socie´te´

occidentale qui en fait une repre´sentation de´grade´e d’un mode`le divin. Cette notion utilise´e en oncologie n’est qu’une version e´dulcore´e du concept psychanalytique initial. La reconnaissance du visage pre´side a` des e´tapes fondamentales du de´veloppement psychique. Les cancers de la face me´ritent une attention particulie`re. La mons- truosite´ qu’ils ge´ne`rent parfois met les patients et les e´quipes soignantes en difficulte´. Les uns et les autres doivent e´laborer, seuls ou en groupe, des strate´gies de survie psychique a` cette confrontation avec l’horreur.

Mots cle´s :Image du corps – Cancer de la face – Identite´ – Monstruosite´ et soignants

Abstract: Body image in western society is a toned-down representation of a godlike model. In oncology, this observation amounts to a simplified version of the original psychoanalytic theory. Face recognition is one of the fundamental milestones in psychological development.

Facial cancer deserves special attention since the deformity it causes sometimes creates hardships for patients and caregivers. All parties must develop, alone or as a group,

strategies for psychological survival in this confrontation with atrocity.

Keywords: Body image – Facial cancer – Identity – Deformities and caregivers

Introduction

L’ide´e de travailler et de re´fle´chir autour des avatars de l’image du corps, dans le de´cours d’un cancer et de ses traitements, s’impose naturellement. Cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Elles ne le sont pas d’un point de vue anthropologique et culturel. Elles ne le sont pas non plus d’un point de vue se´mantique, en ce qui concerne l’emploi de cette expression qui semble consensuelle :

« l’image du corps ». Elles ne le sont pas e´galement d’un point de vue clinique tant du coˆte´ des patients que de celui des soignants.

D’un point de vue anthropologique

Les modalite´s selon lesquelles nous construisons une repre´sentation de notre corps ne semblent pas universelles.

C’est bien, pour nous, du corps dans sa repre´sentation occidentale qu’il est question. Comme nous le rappelle Ste´phane Breton [1], re´alisateur de films, ethnologue et commissaire ge´ne´ral de l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » qui s’est tenue au muse´e du quai Branly en 2006, l’ide´e de corps en Occident s’est construite sur le « mode`le divin » et celui « de l’exemplaire conforme ».

Elle diffe`re, en cela, du mode`le promu par d’autres socie´te´s qui fonctionnent sur un autre type d’opposition, voire de « confrontation » pour reprendre les termes de Ste´phane Breton. Ainsi, c’est celle du masculin et du fe´minin qui s’exprime en Nouvelle-Guine´e, a` travers la figure d’un corps androgyne qui produit un corps masculin incertain et incomplet qui va devoir « se comple´ter avec une e´pouse et perpe´tuer ainsi le corps paternel ».

Jean-Pierre Basclet ()

Psychologue clinicien-psychanalyste

E´quipe mobile de soins palliatifs (service du DrM.-F. Maugourd) de l’hoˆpital Georges-Clemenceau

F-91750, Champcueil (AP-HP) Te´l. : 01 69 23 21 03

E-mail : jean-pierre.basclet@gcl.aphp.fr Franc¸oise Ellien ()

Psychologue clinicienne-psychanalyste Directrice du re´seau de sante´ ville-hoˆpital SPES ZA rue de la Bigotte, F-91750, Champcueil Te´l. : 01 64 99 08 59

E-mail : reseau.spes@wanadoo.fr

Dossier :

« Cancer et image du corps »

DOI 10.1007/s11839-007-0003-7

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En Afrique de l’Ouest, c’est l’opposition vivant-non vivant qui pre´side aux repre´sentations du corps, a` travers

« un double mouvement de filiation unissant les vivants a` leurs anceˆtres ».

Ceux-ci, revenant parmi les vivants, transmettent aux nouveau-ne´s « ces constituants vitaux que sont l’esprit, l’e´nergie, l’intelligence, l’aˆme et parfois meˆme certaines particularite´s physiques ».

Ste´phane Breton souligne que de « nombreuses proce´du- res rituelles sont ne´cessaires pour transformer un mort en anceˆtre et faire d’un enfant une personne ve´ritablement humaine ». Parmi ces proce´dures la circoncision et les scarifications trouvent une place pre´ponde´rante. En Amazo- nie, ou` le re´gime alimentaire est ce par quoi passe la diffe´rence humain-non humain, « le corps n’a pas de forme propre ». Celle-ci est de´termine´e par la rencontre avec un autre. Le corps prend alors l’image que lui impose cette relation particulie`re. Elle se joue essentiellement sur le mode d’une proble´matique du pre´dateur et de sa proie. Ce qui conduit l’auteur a` avancer l’ide´e que « l’humanite´ d’un corps n’appartient a` aucune espe`ce en particulier ». C’est dans ce cadre que la maladie et la mort « signalent que notre corps est devenu une proie : on est victime d’une pre´dation invisible ». Ce mode`le, qui en apparence est tre`s e´loigne´ de celui qui a cours dans la pense´e occidentale, e´voque pourtant celui qui est a` l’œuvre dans le discours de certains patients qui nous disent eˆtre « ronge´s » par un cancer qui les

« de´vore ».

Pour autant, compare´ a` toutes ces repre´sentations, le mode`le occidental de l’image du corps ne se pose pas dans une alternative du type « ou bien ou bien » mais plutoˆt dans le registre d’une ine´vitable et inexorable alte´ration de cette image qui ne peut eˆtre qu’une paˆle reproduction d’un mode`le parfait (la divinite´). En effet, cette image construite en re´fe´rence a` un tel mode`le (Apollon ?) ne peut eˆtre qu’en constante de´gradation.A fortiori,les transforma- tions physiques qu’ope`rent la maladie ne peuvent qu’accen- tuer le de´clin et l’e´loignement d’avec cet ide´al. L’entreprise me´dicale semble eˆtre de celles qui visent a` contrarier ce de´clin, voire a` en inverser le cours.

Du point du vue se´mantique

Quant a` l’image de ce corps, qu’en est-il exactement ? L’oncologue me´dical, le kine´sithe´rapeute, le chirurgien, le psychiatre, le psychomotricien, l’orthophoniste, le psychologue, l’infirmie`re, le psychanalyste entendent-ils tous la meˆme chose sous ce vocable ? Il semble que ce soit un abus de langage que d’e´voquer l’image du corps comme terrain de modification au contact de la re´alite´ du cancer.

Stricto sensu,cette formule de « l’image du corps » ne fait pas partie du corpus freudien mais elle s’est de´veloppe´e graˆce a` la psychanalyse. Ainsi que le fait remarquer Ginette Michaud, c’est a` Paul Schilder que l’on peut attribuer la paternite´ de cette expression et, ce, de`s 1935 [8].

Comme le rappelle G. Michaud, chez Paul Schilder, la description de l’image du corps n’est pas « de´sarrime´e de la re´alite´ biologique » et la diffe´renciation d’avec le sche´ma corporel (Ko¨rperbild) n’est pas probante. Il s’agit plutoˆt d’une repre´sentation du sche´ma corporel « re´fe´re´ au Moi [10] ».

Henri Wallon explorant, lui aussi, l’importance de l’image du corps dans le de´veloppement de l’enfant [12]

avance que celui-ci n’a pas a` proprement parler de relation au miroir mais a` l’image refle´te´e dans le miroir.

Jacques Lacan, dans la suite de Wallon, mais en le re´interpre´tant, fera, on le sait, de cette image spe´culaire le lieu des identifications imaginaires constituantes du Moi. C’est ce qu’il exprime encore tre`s clairement dans L’Agressivite´ en psychanalyse : « Ce rapport e´rotique ou`

l’individu humain se fixe a` une image qui l’alie`ne a` lui- meˆme, c’est la` l’e´nergie et c’est la` la forme d’ou` prend origine cette organisation passionnelle qu’il appellera son moi [6]. »

Mais il faudra attendre Franc¸oise Dolto pour que cette

« image du corps » soit qualifie´e d’inconsciente [4]. Elle s’attachera a` la distinguer du sche´ma corporel qui est inde´pendant du langage en faisant de ce dernier une entite´

e´volutive dans le temps et l’espace. En revanche, Dolto insistera sur le fait que « l’image du corps est toujours inconsciente, constitue´e de l’articulation dynamique d’une image de base, d’une image fonctionnelle et d’une image des zones e´roge`nes ou` s’exprime la tension des pulsions ».

Il est e´vident que si nous retenons cette dernie`re qualite´, la fac¸on dont l’image du corps se trouve affecte´e par le cancer risque d’eˆtre difficilement accessible. On ne peut pas dire que le de´roulement de la maladie, le parcours hospitalier et les remaniements de l’e´conomie libidinale qui s’imposent aux patients laissent beaucoup de temps et de place a` une entreprise qui viserait la leve´e du refoulement et la prise en compte du discours inconscient.

Comme nous le voyons, cette notion d’image du corps est plus complexe que le sens qu’on lui preˆte couramment.

Acceptons l’ide´e que la majorite´ des intervenants en oncologie utilise une version de « l’image du corps » vide´e de son contenu se´mantique originel. Ne´anmoins, l’expansion de ce concept permet la communication dans une e´quipe pluridisciplinaire, c’est donc a` ce titre que nous l’emploierons.

Ce cadre e´tant pre´cise´, la question spe´cifique dont nous voudrions traiter est de savoir si le visage a un statut particulier dans la repre´sentation de notre corps. La` aussi, la re´ponse peut sembler simple et e´vidente. Tentons, cependant, de la de´plier un peu plus.

Selon Rene´ Spitz, le visage semble tenir une place pre´ponde´rante dans notre de´veloppement : « Il n’y a qu’un seul percept que l’enfant suive des yeux a` distance a` partir de la 4esemaine, c’est le visage de l’adulte [11]. » Il ajoute cependant plus loin : « ... Ce n’est pas un visage individuel en tant que tel, ni meˆme la face humaine dans

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son ensemble qui de´clenche le sourire de l’enfant, mais une configuration spe´cifique incluse dans les limites d’un visage. Cette configuration est faite du secteur front-yeux- nez, et cettegestalt-signe est centre´e autour des yeux. »

C’est sur cette base anatomique bien de´limite´e que se re´ve´lera la familiarite´ des visages auxquels l’enfant re´pondra par un sourire. Mais c’est aussi par le visage d’un inconnu que l’enfant connaitra d’apre`s Spitz sa premie`re expe´rience d’angoisse. C’est ce qu’il nommera « l’angoisse du 8emois » qui marque selon lui « une e´tape distincte dans le de´veloppement de l’organisation psychique », au meˆme titre que l’aptitude que l’enfant a de´ploye´e, quelques mois plus toˆt, a` re´pondre par le sourire au visage de sa me`re. Spitz fait de ce moment d’angoisse au contact d’un visage e´tranger le signe « du second organisateur du psychisme » a` travers

« l’e´tablissement de l’objet libidinal proprement dit » (le visage de la me`re). Une telle expe´rience, qui peut se lire d’un point de vue strictement comportemental, n’en contient pas moins, selon Spitz, les premie`res bases immuables de notre univers affectif.

Au vu de ces conside´rations, nous e´mettons l’hypothe`se que les cancers de la face requie`rent une attention particulie`re en ceci qu’ils affectent, tout a` la fois, le sie`ge du regard par lequel nous avons adopte´ notre apparence, le lieu du langage a` l’aide duquel nous avons acce`s au champ du symbolique et donc a` celui de la communica- tion. Ces pathologies cance´reuses viennent aussi modifier radicalement ce par quoi nous sommes familiers ou e´trangers aux yeux d’un autre.

Du point de vue clinique

Les pathologies cance´reuses ORL et cervico-maxillo- faciales sont tre`s de´monstratives quant aux alte´rations visibles du visage dont nous avons e´voque´ le statut particulier dans sa repre´sentation psychique. A` ce titre, elles viennent insister sur le statut particulier qui est fait au visage dans notre assise identitaire et dans l’imaginaire collectif, comme en te´moignent deux expressions coutu- mie`res de notre langue : « perdre la face » (se ridiculiser) et son oppose´ « sauver la face » (sauver sa dignite´).

Ces pathologies qui correspondent a` des entite´s he´te´roge`nes entraıˆnent des modifications sur le plan esthe´tique (par exemple, amputation du pavillon de l’oreille), des troubles sur le plan fonctionnel (de´pose de l’infrastructure palatine qui provoque des troubles de la phonation et de la de´glutition) ou sur les deux plans conjointement (pelvi-mandibulectomie du visage).

Les alte´rations de la face sont lie´es a` la pathologie elle- meˆme mais e´galement aux traitements. Les traitements des cancers ORL sont les chimiothe´rapies a` vise´e de re´duction tumorale et palliative, la radiothe´rapie et la chirurgie.

L’acte chirurgical intervient notamment sur des tumeurs du massif facial, de la cavite´ buccale, de l’oropharynx, de

l’hypopharynx, du larynx et des glandes salivaires. Le traitement chirurgical de certaines tumeurs entraıˆne des atteintes corporelles transitoires et de´finitives : exente´ra- tion, paralysie de la face, troubles de la de´glutition, modification ou perte de la voix, trache´ostomie... meˆme si la chirurgie reconstructrice a fait d’e´normes progre`s et permet une certaine limitation des se´quelles de la maladie et de ses traitements.

Il existe aujourd’hui une tendance ge´ne´rale a` pre´server l’organe en proposant des protocoles de chimiothe´rapie et de radiothe´rapie avec des gestes chirurgicaux minimaux. Les e´quipes me´dicales de cance´rologie utilisent souvent les gestes comple´mentaires d’autotransplantation de tissus composites, notamment le pe´rone´ qui permet l’apport d’os, de muscle et de reveˆtement cutane´. En revanche, la question de l’allo- transplantation de tissus composites ou greffe de la face qui a e´te´ relance´e par la premie`re greffe partielle du visage en France en novembre 2005 (il s’agit d’une femme de 38 ans mutile´e par son chien) re´alise´e au CHU d’Amiens, paraıˆt ne pas eˆtre re´gle´e sur le plan e´thique. En effet, le Comite´

consultatif national d’e´thique (CCNE) n’a pas e´mis un avis favorable aux projets de greffe de la face (y compris pour les cancers de la face), avis motive´ par tous les risques affe´rents a` la fois au niveau me´dico-chirurgical et au niveau des incidences psychologiques [3].

Le Dr Gabriel Burloux, psychiatre et psychanalyste tre`s implique´ dans le suivi des patients greffe´s, pre´cise que « le visage a une fonction esthe´tique, relationnelle... » Quand quelqu’un subit une mutilation faciale, « il est ampute´ de tout cela... de´stabilise´ par le fait de ne plus se reconnaıˆ- tre ». Pour lui, un suivi psychologique s’impose « pour que le sujet conside`re que c’est son cerveau qui commande [9] ». Nous pouvons entendre cette dernie`re remarque comme une tentative propose´e au sujet de « sauver la face », sous le coup des questions qui l’assaillent :

« Qu’est-ce qui fait de moi ce que je suis ? Mon corps ou mon esprit ? »

S’il existe une pre´valence de ce qui nous fonde singulie`rement, est-ce celle de notre identite´ corporelle (ou image du corps) sur notre identite´ psychologique (assimile´e a` notre conscience) ou l’inverse ?

Il est rare, bien suˆr, de trouver des propos aussi clairs dans la bouche mutile´e de nos patients.

Ces interrogations sont cependant pre´sentes de`s l’annonce du diagnostic tant sur le plan des effets sur leur physique (« A` quoi vais-je ressembler ? ») que sur celui des incidences de ces alte´rations de la face dans la vie familiale et dans toutes les dimensions de la sphe`re sociale (« Vont-ils me reconnaıˆtre ? Comment vont-ils me regar- der ? »). Il est ici question de regard, regard de l’autre comme miroir dans lequel le patient tente de retrouver ce qui subsiste de ce qu’il e´tait, au risque d’eˆtre terrasse´ parce qu’il en saisit.

De telles atteintes de l’image de soi ne sont pas sans provoquer des tableaux psychopathologiques divers et

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varie´s. Les e´tats anxiode´pressifs sont fre´quents avec leur corte`ge de troubles : instabilite´ e´motionnelle, agressivite´, passage a` l’acte...

Que peut-on entendre des e´quipes soignantes qui s’occupent de ces patients ? Les regards se croisent, s’interpe´ne`trent, s’affrontent souvent dans un contexte e´motionnel important de part et d’autre. Les soignants ont parfois peur d’une lecture « a` livre ouvert », par le patient, de la confusion et l’ambivalence dans lesquelles ils se retrouvent projete´s par les de´formations de la face, les trous, les odeurs... de celui qu’ils doivent soigner. Qu’en est-il de la « bonne distance » a` l’autre, qui permet, dans un de´sir d’ide´al, d’eˆtre ni trop loin ni trop pre`s

« affectivement » des patients ? Les soignants se sentent parfois de´pris de leur place qui est de soulager et de soigner, conduits sur les rives de l’absurde de ce qu’ils sont en train de re´aliser, parfois meˆme entraıˆne´s sur d’autres sce`nes plus violentes encore : la torture, l’horreur du mort-vivant... A` la question de ce qui peut se modifier pour le patient de son « image du corps » et de son assisse identitaire vient re´pondre parfois la perturbation de l’identite´ professionnelle du soignant. Que faire d’une succession possible de pense´es et d’e´mois qui s’entre- choquent et nous de´signent une place parfois paradoxa- le : le de´sir d’entrer en relation, de re´aliser les soins ne´cessaires et l’he´sitation embarrassante a` entrer sim- plement dans la chambre du patient ?

Il est difficile de faire l’impasse sur la lutte intime contre les sentiments d’aversion ou d’appre´hension qu’ils suscitent. Nous sommes souvent traverse´s d’imageries de´sobligeantes vis-a`-vis d’eux : les images mythologiques de la monstruosite´, les gueules casse´s de la Grande Guerre... L’agitation psychique, le tumulte de nos senti- ments, le combat pour continuer a` rester soignant et a` eˆtre humainement pre´sent peuvent faire irruption dans cette rencontre avec cet autre mutile´ et de´forme´.

Ces intrusions questionnantes sur ce que nous faisons pour l’autre dans ces situations cliniques difficiles, dont l’ide´e maıˆtresse serait de savoir comment rester soignant comme nous l’assignent notre devoir et notre e´thique, ne sont a` notre avis que l’e´cho fait a` la question souvent non formule´e par le patient : « Comment e´chapper a` l’humi- liation et a` l’horreur de cette face affreuse ? » Pour autant, des soignants font « face » quotidiennement a` ces patients alte´re´s sur le plan physique et aux moyens de communica- tion difficiles, voire parfois totalement absents. Ils composent avec ce qu’ils voient de l’autre, avec ce qui peut se dire ou non et re´alisent leur travail. Il leur faut pour cela e´laborer des strate´gies individuelles et de groupe dans lesquelles se fonde une ve´ritable solidarite´ d’e´quipe.

Nous pouvons e´mettre l’hypothe`se que l’« isolation » peut eˆtre a` l’œuvre pour les soignants. En effet, Sigmund Freud de´crit l’isolation comme un me´canisme promoteur des symptoˆmes obsessionnels mais e´galement, dans une porte´e plus ge´ne´rale, comme une de´fense « qui se produit

par se´paration de la repre´sentation insupportable et de son affect ; la repre´sentation, meˆme affaiblie et isole´e, reste dans la conscience [5] ». Ce me´canisme pourrait eˆtre e´galement « une attitude syste´matique et concerte´e qui consiste en une rupture des connexions associatives d’une pense´e ou d’une action notamment avec ce qui la pre´ce`de et la suit dans le temps ». Se´parer ce que l’on voit de nos associations d’ide´es, tenir a` distance les affects sont peut- eˆtre des proce´de´s auxquels nous avons recours pour continuer a` eˆtre soignant dans ces situations cliniques difficiles, pour e´viter la fuite qui peut apparaıˆtre comme une solution possible. Par ailleurs, les soignants font souvent e´tat de l’e´mergence de sentiments de culpabilite´

qui les tiraillent. Ils peuvent naıˆtre de l’ide´e du fait de repre´senter pour l’autre l’inte´grite´ physique e´vocateur d’un « corps parfait » et d’eˆtre ainsi quasi perse´cuteur par ce corps sain et non de´forme´ qu’ils pre´sentent. S’y ajoute la difficulte´ de travailler dans la proximite´ d’une mort certaine. Mais les sentiments de culpabilite´ peuvent e´galement eˆtre issus de la geˆne du patient a` se laisser voir, geˆne qui naıˆt de notre pre´sence et de notre regard.

Dans le jeu de la relation, les soignants peuvent se souvenir qu’un sujet pre´existait a` ce de´sastre. Ne´anmoins, ce qu’ils peuvent connaıˆtre de sa structure psychique peut les embarrasser jusqu’a` changer leur regard et leurs attitudes a` son e´gard. Ainsi dans les cancers ORL re´sultant de conduites addictives, notamment alcooliques, la personnalite´

ante´rieure peut venir complexifier la prise en charge. Les malades alcooliques sont souvent de´crits par les soignants comme peu dociles et peu observants des traitements. Le fait qu’ils soient parfois habitue´s a` ce qu’ils renvoient de de´gradation, d’aversion ou d’inquie´tude peut provoquer une tonalite´ agressive dans la relation, du type « il l’a bien cherche´ ». Il est a` noter que ces propos fre´quents chez les soignants ne sont pas toujours en re´sonnance avec les propos des chirurgiens ORL. Ceux-ci insistent sur la particularite´ de leur prise en charge de ces patients qui est totale et dans laquelle ils ne sont pas uniquement des techniciens du geste chirurgical mais de ve´ritables « re´fe´rents me´dicaux » pour eux. La relation est inscrite dans la dure´e de la maladie, ils constatent que la survenue du cancer agit comme « une the´rapie » pour les patients et avancent que 90 % de ceux-ci deviennent abstinents et suivent scrupuleusement les traite- ments graˆce a` une relation « forte » me´decin-malade.

Il resterait bien d’autres horizons a` explorer, entre autres : quels sont les me´canismes psychiques ou les postures a` l’œuvre pour comprendre ces diffe´rences de propos dans une e´quipe ? Pourquoi les « causes » du de´sastre ont-elles une re´percussion sur ce que les soignants tole`rent ou « me´tabolisent » ?

Notre clinique quotidienne nous enseigne qu’il existe parfois un contretemps ou un contresens entre ce que nous voyons de l’autre et ce que le patient se repre´sente de son image. Il traite selon ses dires des meˆmes horreurs de ce qui lui apparaıˆt comme tout aussi inhumain mais dans un

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temps et des ressentis diffe´rents. Un patient ayant subi des traitements et des effets de son cancer de la face va se retrouver eˆtre le sie`ge de sensations proprioceptives que nous ne pouvons pas partager. Et c’est a` l’aide de celles-ci et du souvenir qu’il a de son image intacte qu’il tente parfois conjointement de comprendre ce qui lui arrive et de recomposer une image qui tienne. Ces sensations lui imposent e´galement le souvenir du plaisir que certaines zones particulie`rement investies lui procuraient. Il ne se perc¸oit pas comme nous le voyons et nous l’entendons.

Ce phe´nome`ne clinique de la distorsion ou l’e´cart possible entre ce que nous appre´hendons de notre corps et ce que l’autre en voit est raconte´ d’une autre fac¸on par Primo Levi dans un conte ou` un fabricant invente un miroir capable de re´ve´ler ce que les autres voient re´ellement de nous [7]. Ce fabricant re´alise un Mimet, « un miroir me´taphysique qui n’obe´it pas aux lois de l’optique mais reproduit votre image telle qu’elle est vue par une personne qui se tient en face de vous ». L’entreprise commerciale de ce fabricant est un e´chec car peu de personnes sont satisfaites par les images renvoye´es par les autres...

Pour ne pas conclure, laissons-nous enseigner par les propos de G. Canguilhem qui peuvent s’appliquer a` ce qui s’ope`re en nous quand nous regardons l’autre devenu

« monstrueux » : « C’est assure´ment le sentiment confus de l’importance du monstre qui fonde l’attitude ambivalente de la conscience humaine a` son e´gard... panique, curiosite´, fascination... Le monstrueux est du merveilleux a` rebours. » Et de poursuivre : « Le monstrueux inquie`te, la vie est moins suˆre mas il la valorise puisque la vie est capable d’e´checs, toutes re´ussites sont des e´checs e´vite´s [2] ».

Re´fe´rences

1. Breton S (2006) Qu’est-ce qu’un corps ? In: Carnet d’exposition.

Editions du muse´e du quai Branly, Paris

2. Canguilhem G (1971) La connaissance de la vie. Vrin, Paris 3. Comite´ consultatif national d’e´thique (2004) Rapport Allotrans-

plantation cutane´es, proble`mes e´thiques et me´dicaux, Seuil, Paris 4. Dolto F (1984) L’image inconsciente du corps. Seuil, Paris 5. Freud S (1926) Inhibition, symptoˆme et angoisse. PUF, Paris 6. Lacan J (1949) Le stade du miroir comme formateur de la fonction

du Je telle qu’elle nous est re´ve´le´e dans l’expe´rience psychanalytique.

In: E´crits (1966) Seuil, Paris

7. Levi P (1986) Le fabricant de miroirs. Livre de poche, Paris 8. Michaud G (1999) Historique de la notion de l’image du corps. In:

les Figures du Re´el. Denoe¨l, collection l’Espace analytique, Paris 9. Raizon D (2005) Premie`re greffe partielle du visage. Article du 01/12/

05, RFI

10. Schilder P (1935) L’image du corps. Gallimard, Paris

11. Spitz R (1976) De la naissance a` la parole. La 1reanne´e de la vie. PUF, Paris 12. Wallon H (1949) Les origines du caracte`re chez l’enfant. PUF, Paris

Références

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