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Des Militants aux Professionnels de la Culture : les représentations de l’identité kanak en
Nouvelle-Calédonie (1975-2015)
Caroline Graille
To cite this version:
Caroline Graille. Des Militants aux Professionnels de la Culture : les représentations de l’identité kanak en Nouvelle-Calédonie (1975-2015). Anthropologie sociale et ethnologie. Université Paul Valéry - Montpellier III, 2015. Français. �NNT : 2015MON30043�. �tel-01281440�
Dlivr par lÕUniversit Paul-Valry Montpellier 3
Prpare au sein de lÕcole doctorale
Territoires, Temps, Socits et Dveloppement (ED 60) et de lÕunit de recherche LERSEM,
Laboratoire dÕtudes et de Recherches en Sociologie et en Ethnologie de Montpellier Ð CERCE (EA 4584)
Spcialit : ETHNOLOGIE
Prsente par Caroline GRAILLE
Soutenue le 12 Dcembre 2015 devant le jury compos de Messieurs :
Frdric Rognon, Professeur de Philosophie des religions Universit de Strasbourg
Prsident du Jury
Alain Babadzan, Professeur dÕEthnologie Universit Paul-Valry Montpellier 3
Directeur de thse
Denis Monnerie, Professeur dÕAnthropologie Universit de Strasbourg
Rapporteur
ric Soriano, Matre de confrence en Science Politique Universit Paul-Valry Montpellier 3
Membre du Jury
Marc Tabani, Ethnologue, Charg de Recherche CNRS-CREDO
Membre du Jury
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D ES M ILITANTS AUX P ROFESSIONNELS DE LA C ULTURE :
LES REPRSENTATIONS DE LÕIDENTIT KANAK EN
NOUVELLE-CALDONIE (1975-2015)
RSUM
Symbole de la Ç renaissance culturelle kanak È, le festival dÕarts mlansiens de Nouvelle- Caldonie, Mlansia 2000, vient de fter en 2015 son quarantime anniversaire. Cette manifestation a vraisemblablement constitu le ferment culturaliste de la revendication nationaliste qui, dans les annes 1980, parvint riger la coutume en symbole unificateur du peuple kanak, contre le statu quo colonial.
Engage depuis plus de deux dcennies dans un processus de dcolonisation Ð dont lÕissue politique et institutionnelle demeure incertaine Ð, la Nouvelle-Caldonie connat les effets dÕune politique de rquilibrage au profit du peuple autochtone, notamment sous la forme dÕune valorisation sans prcdent de lÕidentit culturelle kanak, dÕune sauvegarde des patrimoines traditionnels matriel et immatriel, et dÕune action soutenue en faveur du dveloppement culturel et de la cration artistique dimension ocanienne.
Il convient de retracer la gense de cette Ç renaissance identitaire È, la lumire des dbats
pistmologiques qui ont agit lÕanthropologie ocaniste de lÕpoque, notamment autour des questions de la (r)invention des traditions, et de leur utilisation des fins de conscientisation identitaire et de mobilisation politique. Plus encore, le travail des sciences sociales Ð et de lÕanthropologie en particulier Ð permet dÕinscrire dans une perspective historique le processus, toujours en cours, dÕdification des cultures en tant quÕidentits collectives objectives, donnes voir, et sanctifies (ou non) par une reconnaissance officielle et une inscription lÕintrieur de lÕespace public. Avec lÕmergence dÕun nouveau champ social, qui prend en charge cette Ç gestion du symbolique È (Dubois, 1999), une recherche ethnographique mene auprs des acteurs sociaux permet de montrer en quoi les reprsentations de lÕidentit kanak, qui furent longtemps lÕapanage de militants autochtones et dÕintellectuels engags, incombent dsormais une catgorie constitue de professionnels de la culture, de lÕart, et du patrimoine.
Au final, cette tude largement rtrospective entend contribuer une comprhension la fois
pistmologique et sociologique du changement social et culturel en Nouvelle-Caldonie, depuis la conversion dÕune crispation identitaire nationaliste (1975-1988) jusquÕau projet multiculturel dÕune Ç communaut de destin È induit par la mise en Ïuvre de lÕaccord de Nouma (1998-2018).
From the Activists to the Professionals of Culture :
The representations of Kanak identity in New Caledonia (1975-2015)
A symbol of ÒKanak culture revivalÓ, the festival of Melanesian arts Melanesia 2000 has just celebrated in 2015 its 40th anniversary. This event was in all likelihood the cultural catalyst for the nationalist movement which in the 1980Õs successfully established la coutume (ÒkastomÓ) as a unifying symbol for the Kanak people in opposition to the colonial status quo. Having been engaged for more than two decades in a process of decolonization Ð the political and constitutional outcome of which remains uncertain Ð New Caledonia is now experiencing the effects of a policy of rebalancing in favour of the indigenous people, notably in the form of an unprecedented appreciation of Kanak cultural identity, the preservation of tangible and intangible heritage and the active promotion of cultural development and artistic creation within a wider Pacific cultural context.
It is important to retrace the genesis of the ÒKanak renaissanceÓ in light of the epistemological discussions that animated Oceanian anthropology in the period, especially the debates around the (re)invention of traditions and their instrumentalization to promote identity consciousness and political mobilization. The social sciences Ð and especially anthropology Ð make it possible to place in historical perspective the ongoing process of the making of cultures as collective identities that are objectified, put on display and sanctified (or not) through their official recognition and inscription within the public arena. With the emergence of a new cultural field entirely dedicated to Òthe management of symbolsÓ (Dubois, 1999), ethnographical research carried out with the social actors makes it possible to show that the representations of Kanak identity that were for a long time the domain of indigenous militants and engaged intellectuals are now the domain of curators and managers of art and cultural heritage.
Finally, this largely retrospective study aims at a better epistemological and sociological understanding of social and cultural change in New Caledonia in the period since the hardening of Kanak nationalism (1975-1988) up until the multi-cultural project for a Òshared futureÓ brought about by the application of the Noumea Accord (1998-2018).
MOTS-CLEFS : Identit kanak Ð Nationalisme Ð Anthropologie Ð Invention des traditions Ð Authenticit Ð Coutume Ð Patrimoine Ð Modernit Ð Postcolonial Ð Agencit.
KEY-WORDS : Kanak identity Ð Nationalism Ð Anthropology Ð Invention of Tradition Ð Authenticity Ð Kastom Ð Heritage Ð Modernity Ð Postcolonialism Ð Agency.
Collge Doctoral du Languedoc-Roussillon Universit Paul-Valry Montpellier 3
THéSE
Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE LÕUNIVERSIT
Prpare au sein de lÕcole doctorale
Territoires, Temps, Socits et Dveloppement (ED 60) et de lÕunit de recherche LERSEM,
Laboratoire dÕEtudes et de Recherches en Sociologie et en Ethnologie de Montpellier Ð CERCE (EA 4584)
Spcialit : ETHNOLOGIE
Prsente par Caroline GRAILLE
DES M ILITANTS AUX P ROFESSIONNELS DE LA C ULTURE
Les reprsentations de lÕidentit kanak en Nouvelle-Caldonie (1975-2015)
Soutenue le 12 Dcembre 2015 devant le jury compos de Messieurs :
Frdric Rognon, Professeur de Philosophie des religions, Universit de Strasbourg, Rapporteur, Prsident du Jury
Alain Babadzan, Professeur dÕEthnologie, Universit Paul-Valry Montpellier 3, Directeur de Thse
Denis Monnerie, Professeur dÕAnthropologie, Universit de Strasbourg, Rapporteur
ric Soriano, Matre de confrence en Science Politique, Universit Paul-Valry Montpellier 3, Membre du Jury
Marc Kurt Tabani, Ethnologue, Charg de recherche CNRS-CREDO, Membre du Jury
A la mmoire du Grand Chef Nidosh Naisseline
Remerciements
Au moment de clore cette recherche doctorale, mes penses vont naturellement toutes celles et ceux qui ont contribu, de diverses manires, lÕlaboration et la mise en forme de ce travail.
En priorit, je tiens saluer la disponibilit et lÕengagement de mon directeur de recherche, Alain Babadzan, qui mÕavait permis, ds 1999, de raliser mes premires publications et dÕintgrer lÕquipe dÕaccueil du CERCE. Ses commentaires et ses encouragements ont t particulirement dcisifs sur ces dix derniers mois, autant que la profondeur et la prcision de ses crits ont pu, depuis mon entre en ethnologie, stimuler ma propre rflexion.
Je tiens galement rappeler que mon travail repose pour une large part sur les recherches bibliographiques que jÕavais pu mener lors dÕun visiting fellowship dÕune anne (2001) lÕAustralian National University de Canberra, au cÏur de la prestigieuse Research School of Pacific and Asian Studies, sjour durant lequel jÕavais bnfici dÕune bourse dÕtudes du Ministre des Affaires trangres. JÕexprime ici ma profonde gratitude lÕgard de Bronwen Douglas, qui mÕavait accueillie au sein du programme State, Society and Governance in Melanesia. Tout rcemment, cÕest un chercheur dont elle dirigeait alors la thse, Adrian Muckle, qui mÕa trs gentiment apport son aide sur des rfrences et des points de traduction.
Naturellement, jÕadresse mes plus chaleureux remerciements ceux qui sont au cÏur de mon analyse, et qui, en dpit de contraintes gestionnaires accrues, Ïuvrent quotidiennement au dveloppement dÕune offre culturelle de qualit en Nouvelle-Caldonie : les Ç militants È et les Ç professionnels de la culture È, hommes et femmes de terrain et de convictions, qui ont accept
de se livrer, parfois avec motion, au cours de longues sances dÕentretien, et dont je me suis efforce ici de restituer les propos sans jamais les travestir. JÕai une pense particulire pour Ptlo Tuilalo, responsable du Dpartement des Arts Plastiques et des Expositions lÕADCK- Centre Culturel Tjibaou : il a t mon interlocuteur privilgi et un alli trs prcieux depuis notre premire rencontre, en janvier 2011. JÕai interview plusieurs collaborateurs de lÕADCK, et je remercie lÕensemble des responsables de dpartements pour lÕentire libert qui mÕa t
laisse dans mes dmarches. Je tiens saluer galement Solange Naoutyine et lÕquipe du Muse de Nouvelle-Caldonie, en particulier Jessica Wamytan, Marianne Tissandier, Muriel Glaunec-Mainguet, et Teddy Dalmayrac, dont les tmoignages ont t clairants pour ma rflexion, comme le furent galement ceux de Christophe Sand et des autres membres de lÕInstitut dÕarchologie de la Nouvelle-Caldonie et du Pacifique. Je suis rassure aujourdÕhui de savoir que le parcours de recherche retrac ci-aprs me conduira rencontrer nouveau toutes ces personnes, et dÕautres encore, et mÕenrichir de leurs paroles et de leurs expriences.
Enfin, je tiens rendre hommage mes proches, tout particulirement mes parents, mon compagnon, et mes filles, Louise et Mathilde, qui jÕai impos, des mois durant, la pression et le rythme de travail qui mÕtaient ncessaires. Leurs encouragements et leur patience mÕont t infiniment prcieux.
Sommaire
Remerciements...ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉÉÉ. 5 Introduction : Ç Mais quÕest-ce que cÕest, la coutume ? ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 11
1. Moments de coutumeÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 20 2. Prsentation du sujet de rechercheÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 28 3. Le retour lÕethnographie de terrainÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ... 51 4. Organisation de la thseÉÉÉ.ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 60
PREMIéRE PARTIE :
COUTUME ET TRADITIONALISMES EN OCEANIE
Donnes pistmologiques et filiation thoriqueÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 67 Chapitre 1. Ç LÕinvention des traditions È et lÕanthropologie de lÕOcanie :
Naissance dÕune controverseÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ..ÉÉÉ.. 75 1. Retour aux textes fondateursÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ 75 2. Les succs de la thorie Ç inventionniste ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 82 Chapitre 2. De lÕÇ invention È la Ç construction È des traditionsÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 91 1. La voix des lites autochtones contre le Ç colonialisme acadmique ÈÉ.É..É 97 2. La banalisation de lÕinvention des traditions et la question de la
continuit culturelleÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ..ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 109 Chapitre 3. LÕanthropologie en Nouvelle-Caldonie : la recherche militanteÉÉÉÉ 131 1. Ethnologie et nationalismeÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 132 2. Autres parcours, autres retours dÕenquteÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 158
DEUXIéME PARTIE :
CONSTRUIRE LÕIDENTIT KANAK
Histoire dÕun sentiment dÕappartenance et usages politiques de la CoutumeÉÉ. 167 Chapitre 4. LÕidentit kanak, miroir du colonialismeÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 175
1. Les donnes de lÕhistoire colonialeÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉÉÉ.É175 2. Ç Quand les Canaques prennent la parole ÈÉÉÉÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉÉ... 195 3. Le traditionalisme ou lÕidologie de la coutumeÉÉÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉ.... 223 Chapitre 5. Mlansia 2000 : Ç la renaissance de la culture kanak È ?... 231 1. Ç Restaurer la dignit ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ... 234 2. É Ou la Ç prostitution de la culture kanak È ?ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ252 3. Le Ç chemin de la paille ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ... 283 Chapitre 6. Coutume et nationalismeÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ... 293
1. Faire voir, faire croire, faire exister : les artisans de la nation kanakÉÉÉÉ.. 294 2. La Coutume comme langage commun et symbole de lÕunitÉÉ.ÉÉÉÉÉ 317
TROISIéME PARTIE :
LÕINSTITUTIONNALISATION DE LA CULTURE KANAK
Ç Du militantisme la gestion culturelle ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ 337 Chapitre 7. La place de lÕidentit kanak dans le champ culturel caldonien.
La conqute symbolique par lÕaction publiqueÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 345 1. De Mlansia 2000 lÕADCK : les tapes du rquilibrage culturel
(1975-1989)ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 346 2. Naissance de lÕÇ Agence de Dveloppement de la Culture Kanak ÈÉÉÉ... 379 3. La gense dÕun champ artistique kanak et ocanienÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 396 Chapitre 8. LÕADCK et le Centre Culturel Tjibaou :
Ç Notre identit, elle est devant nous ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉÉÉÉÉ 407 1. Ç Qui peut dire lÕauthenticit ? ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 410 2. Quelle est la part dÕhritage de Mlansia 2000 ?ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ 423 3. La place des Ç autochtones non-kanak ÈÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 443 Chapitre 9. Les professionnels de la culture en Nouvelle-Caldonie :
Vocations, trajectoires, enjeuxÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 463 1. Donnes ethno-sociologiques (mars-dcembre 2014)ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 468 2. Entre coutume et culture : lÕagency et les no-traditionsÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.. 503
ConclusionÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 537
RfrencesÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 553 Liste des illustrationsÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 590 AnnexesÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ. 591
Ç Si les anctres de Kanak revenaient en lÕan 2000, ils reconnatraient lÕhomme par son nom. Ils reconnatraient son systme hirarchique, ses gnalogies, sa structure coutumire, sa langue mme appauvrie, son humour en un mot sa manire dÕtre au monde persistant au travers de lÕhistoire.
LÕexprience vcue de cette complicit passe par les contingences historiques. Mais elle ne doit jamais tre identifie totalement aux institutions crites, aux rites ou au matriel symbolique utiliss par une poque donne. En effet, ce qui est primordial et qui perdure au-del des sicles, ce nÕest pas cette exprience, mais lÕinspiration ou lÕthique qui fait surgir cette exprience dans lÕhistoire. Certes cette thique sÕaffine au fil des annes et reste teinte par la vie des hommes qui la retransmettent mais cÕest surtout lÕinspiration qui la prennise.
En ce qui concerne Kanak et son devenir, il est clair que cÕest lÕthique qui inspire la vie de son groupe qui doit survivre. En effet, cÕest elle qui fait que Kanak sera toujours Kanak.
Vivre cette thique, cÕest cela qui doit permettre Kanak de faire des choix aussi bien dans la tradition que dans les immenses possibilits du monde moderne. Seule cette
thique clairement vue permettra Kanak de se crer une nouvelle culture ou un schma dÕidentification renouvel È.
Jean-Marie Tjibaou (1976)1.
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1 Extrait de lÕouvrage de Jean-Marie Tjibaou, Philipe Missotte, Michel Folco et Claude Rives, Kanak, Mlansien de Nouvelle-Caldonie, Les ditions du Pacifique, 1976, p.112. Cit dans De Jade et de Nacre. Patrimoine artistique kanak, catalogue de lÕexposition tenue Nouma et Paris. Paris, Runion des muses nationaux, 1990, p.17.
Introduction
Ç Mais quÕest-ce que cÕest, la coutume ? È
Tina-sur-Mer, un quartier de Nouma. Il est un peu plus de 8h30. Le Centre Culturel Tjibaou nÕa pas encore ouvert ses portes au public. Pourtant, sous un soleil dj haut, des hommes arrivent par petits groupes, se dirigent vers une clairire proche du Ç Chemin kanak È et des billons dÕignames2. Ils se saluent brivement ; certains discutent voix basse autour dÕun caf. Des groupes se forment. Puis vient le moment des Ç gestes coutumiers È3. Quelques hommes se placent lÕcart, au pied dÕun arbre. Certains sortent du groupe pour venir dposer, tour tour, une pile de manous4 et, sur chaque pile, un billet de cinq cents ou mille francs5. Un des hommes prend la parole, pour prsenter le geste coutumier qui vient dÕtre dpos. Il sÕexprime en franais, la langue de lÕcole et de lÕtat, que tous comprennent.
LorsquÕil parle, les ttes sont un peu baisses, en signe dÕhumilit et de respect. Deux autres hommes sÕapprochent, font le compte des Ç coutumes È, les rassemblent ; on se concerte quelques instants ; finalement, un billet vient sÕajouter sur la pile. Pendant ce temps, lÕun
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2 Le Ç Chemin kanak È est un itinraire balis et vgtalis qui sÕtend le long du Centre Culturel Tjibaou. Bord
d'espces endmiques la Nouvelle-Caldonie, Ç son but est dÕinitier le visiteur la symbolique du vgtal dans la socit kanak. Il retrace galement travers le langage des plantes, lÕhistoire du hros fondateur T Kanak en
voquant successivement les cinq tapes de sa vie È (l'origine des tres, la terre nourricire, la terre des anctres, le pays des esprits et la renaissance). DÕaprs le site de lÕADCK (www.adck.nc/presentation/le-centre-culturel- tjibaou/architecture).
3 LÕexpression Ç geste coutumier È est trs communment employe localement pour dsigner les crmonies dÕchanges, accompagnes de discours, qui prcdent et accompagnent les moments importants de la vie du groupe et, par extension, tout vnement social qui met en prsence deux individus ou deux groupes sociaux (clans, dlgations, associations, institutions, etc.). Monnerie prfre utiliser les termes de Ç prestation crmonielle È (2005 : 25) pour dcrire ce geste, qui induit gnralement une acceptation de la part de lÕhte, accompagne dÕune prestation donne en retour.
4 Le manou est un morceau dÕtoffe aux motifs colors, de longueur varie, qui se prsente gnralement repli. Il est donn lors des changes coutumiers, quÕil sÕagisse de crmonies Ç traditionnelles È ou de protocoles officiels.
Il est gnralement accompagn de quelques billets de banque. Dans les grandes crmonies, seront inclus
galement des tubercules (ignames, taros), de la nourriture (riz, poisson, etc.), des objets (nattes), des vtements, des plantes (cordyline) ; les crmonies les plus prestigieuses ncessitent la prsence dans les changes de Ç monnaies kanak È traditionnelles (cf. infra) et de nourritures rares comme les tortues, dont la pche est exceptionnellement autorise pour certaines occasions.
5 Il sÕagit du Ç Franc Pacifique È ou Ç Franc CFP È, la monnaie en vigueur en Nouvelle-Caldonie. La parit
FCPF/euro est fixe :1,00 FCPF = 0,01 euro ; 1,00 euro = 119,33 FCPF.
derrire lÕautre, les hommes du premier groupe changent une longue poigne de main avec chacun de leurs htes, qui sont aligns dans un ordre prcis. Parmi ces derniers, un homme prend la parole son tour.
Il sÕappelle Julien Boanemoi. Il est ici aujourdÕhui en tant que prsident de la Fdration des GDPL [Groupements de Droit Particulier Local], une association loi 1901 cre en 2011 en Province Sud6. Ce premier geste coutumier marque dÕabord lÕarrive des reprsentants des huit Ç pays kanak È7 (fig.1), accueillis ensemble par les reprsentants de la Fdration.
Fig.1. Depuis 1988, la Nouvelle-Caldonie est divise administrativement en trois Provinces (Nord, Sud, Iles Loyaut) et en huit aires coutumires (carte : LACITO-CNRS, 2011).
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6 La Nouvelle-Caldonie est divise en trois Provinces (Nord, Sud, Iles Loyaut) et en huit aires coutumires. Les GDPL ont t crs par un dcret de 1982 pour donner un contenu juridique des regroupements dÕindividus de statut coutumier, qui concerne les seules populations autochtones (hritage de la colonisation, ce statut particulier est distinct du statut de droit commun octroy aux autres citoyens franais Ð non Kanak Ð de Nouvelle-Caldonie).
Un GDPL rassemble les membres dÕun groupe clanique lis par un anctre commun, ou des familles lies par un mme lieu de rsidence (la Ç tribu È), principalement en vue de formuler des revendications foncires auprs de lÕorganisme dÕtat (lÕADRAF) charg de grer la restitution du foncier (les Ç terres coutumires È) aux ayant- droits lgitimes. Avant de prsider la Fdration des GDPL du Sud, Julien Boanemoi avait occup les fonctions de Ç snateur coutumier È (2005-2010) et de prsident du Snat coutumier (dÕaot 2009 aot 2010), institution cre par lÕaccord de Nouma (1998), dont la composition ainsi que les attributions sont prcises par la loi organique n¡99-209 du 19 mars 1999 (art. 137 et suivants).
7 Il sÕagit des huit aires coutumires.
Boanemoi salue dÕabord la mmoire des Ç vieux È, ceux qui taient l avant, le travail qui a t le leur et qui, dit-il, rend aujourdÕhui possible cette rencontre. On ramasse les bouts dÕtoffes et les billets, en prenant soin dÕen mettre deux piles de ct. Ensuite, tous se dirigent ensemble vers la clairire, quelques mtres de l, o une natte8 a t pose au sol. Les hommes ainsi runis forment nouveau un arc de cercle. Tous reprennent la mme posture humble, la tte lgrement baisse. Sur la natte, on pose les deux piles de manous qui viennent dÕtre prpares et des billets de banque. LÕhomme qui sÕavance alors prend la parole au nom de tout le groupe. Il sÕappelle Franois Luneau (fig.2). Il est prsident de lÕaire coutumire Xrc9. Il voque le travail des anciens, sans lesquels, dit-il, rien de ce qui va se faire aujourdÕhui nÕaurait t possible. Il rappelle que les Ç vieux È avaient, en leur temps, cr
lÕUICALO et lÕAICLF10. Il rend ensuite hommage aux morts, notamment Raphal Pidjot, un acteur-clef du rquilibrage conomique du pays, disparu tragiquement dans un accident dÕhlicoptre quatorze ans auparavant11. Il salue aussi la mmoire de Ç Mamie Pidjot È Ð mre de Raphal Ð dcde la tribu de La Conception voil peine quelques jours12. Il exhorte le groupe Ç poursuivre le travail È, pour aboutir rapidement des propositions concrtes.
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8 Une natte est un tapis tress en fibre vgtale, dispos lÕintrieur des cases traditionnelles. Il est utilis pour dposer les dons durant les crmonies coutumires. Les nattes en feuilles naturelles sont parfois remplaces par des produits tresss en matire plastique.
9 Ç LÕaire xrc est lÕune des huit aires coutumires et linguistiques de la Nouvelle-Caldonie. Elle se situe entre les aires coutumires aji-arh et druba-kapum. Partage entre les provinces Nord et Sud, lÕaire xrc
comprend les communes de Canala, Kouaoua, Sarrama, La Foa, Boulouparis et Thio. Canala et Kouaoua faisant partie de la province Nord, le reste en province Sud È (dÕaprs le site de lÕAcadmie des Langues Kanak : www.alk.gouv.nc/portal/page/portal/alk/antennes/xaracuu).
10 LÕUICALO catholique (Union des Indignes Caldoniens Amis de la Libert dans lÕOrdre) et lÕAICLF protestante (Association des Indignes Caldoniens et Loyaltiens Franais) sont deux mouvements associatifs crs en Nouvelle-Caldonie en 1947 lÕinitiative des deux glises pour entraver la monte du Parti Communiste Caldonien (PCC), cr pour sa part en 1946. Les deux mouvements fusionneront ensuite pour former un parti politique autonomiste, puis indpendantiste : lÕUnion caldonienne (UC), dÕo seront issus de nombreux lus kanak. La gense de lÕUICALO et de lÕAICLF intervient aussitt aprs lÕabrogation du rgime de lÕIndignat (o
les Mlansiens cessent dÕtre des Ç sujets coloniaux È, pour devenir juridiquement des Ç citoyens franais È) : elle occupe une place symbolique extrmement forte dans lÕhistoire politique du pays et dans la mmoire collective kanak. Pour un rappel historique, cf. Kurtovitch (1997), Soriano (2000a ; 2014 : 64-75). Cf. infra.
11 Raphal Pidjot (1960-2000) tait originaire de la tribu de La Conception. Il tait le neveu de Rock Deo Pidjot (1907-1990), fondateur emblmatique de lÕUICALO, prsident de lÕUnion caldonienne ds sa cration, lu lÕAssemble territoriale ds 1956, puis premier dput kanak siger lÕAssemble Nationale. Diplm de lÕIEP de Grenoble et du CEFEB (Centre dÕtudes Financires, conomiques et Bancaires, Paris), Raphal Pidjot sÕtait investi en politique en 1988, peu avant la disparition du leader politique indpendantiste, Jean-Marie Tjibaou, dont il partageait les convictions. Il militait surtout pour le rquilibrage conomique des Provinces et lÕaccession des Kanak aux responsabilits en matire conomique, en particulier dans la gestion de lÕindustrie minire. Il occupait depuis 1999 les fonctions de prsident de la SMSP (socit minire du Nord), alors que lÕusine de production de nickel dans la Province Nord, voulue par les indpendantistes, nÕtait encore quÕun projet. Il est dcd avec dÕautres reprsentants de la SMSP, le 28 novembre 2000, dans un accident dÕhlicoptre (donnes issues de : http://unioncaledonienne.com/?page_id=488).
12 Les tribus de Saint-Louis et La Conception ont t fondes au XIXe sicle autour dÕune mission des pres maristes. Ces tribus runissaient lÕorigine des familles et des clans originaires de plusieurs rgions de la Grande
La fin de son discours est accueillie par un Ç ei È collectif dÕapprobation. Dans le cercle, la parole revient Julien Boanemoi, qui fait cho, presque mot pour mot, ce qui vient dÕtre dit.
Fig. 2. Franois Luneau prend la parole pour prsenter le geste des dlgations coutumires venues participer au sminaire sur le foncier et la justice. Centre Culturel Tjibaou, 28 novembre 2014 (photo : C. Graille).
En face, se tiennent trois hommes, qui jusque l taient rests en retrait. Eux sÕtaient dj retrouvs auparavant, en apart, autour dÕun geste coutumier qui les avait Ç attachs È ensemble. LÕun dÕentre eux se nomme Lonard Kat. Originaire de la chefferie de Saint-Louis (une tribu voisine de celle de La Conception), il est salari de lÕAgence de Dveloppement de la Culture Kanak (ADCK, cre en 1989) et porte ostensiblement un badge du Centre Culturel Tjibaou. Lors des crmonies coutumires qui sÕy droulent rgulirement, il est charg de reprsenter les clans du Sud du pays, puisque cÕest ici, sur les Ç terres coutumires du Sud È,
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Terre, rassembles autour de la mission. La famille Pidjot, avec le dput Rock Pidjot et sa femme Scholastique Togna-Pidjot (fondatrice en 1971 dÕune association militant au sein des tribus contre les ravages de lÕalcoolisme en milieu mlansien et trs active dans lÕorganisation du festival Mlansia 2000 en 1975 ; cf. infra), est trs largement reprsente dans les gnrations successives de lÕlite politique kanak, au point que lÕon a pu parler dÕune Ç dynastie È Pidjot (Ç LÕadieu Mamie Pidjot È, Les Nouvelles Caldoniennes, 27/11/2014, p.14). Deux autres familles originaires de Saint-Louis et La Conception sont galement trs prsentes dans le champ politique ou culturel caldonien (les Wamytan et les Togna, qui ont galement nou des alliances Ð mariages Ð avec le clan Pidjot). Pour une monographie prcise des clans de la tribu de La Conception, cf. Cugola (2009).
quÕa t rig le Centre Culturel Tjibaou : reprsentant la fois les clans du Sud et lÕinstitution culturelle, il se charge dÕaccueillir coutumirement les dlgations venues dÕailleurs, comme ce jour-l. Il est rapidement rejoint par Maurice Dhou, snateur coutumier, originaire de la tribu de La Conception, qui apporte dÕautres manous. Les piles dÕtoffes sont rarranges et compltes. Lorsque tout est prt, le troisime homme, le Grand Chef Clment Pata, parle son tour au nom des coutumiers de lÕaire Druba Kapum, pour remercier ses htes venus nombreux de tous les Ç pays kanak È13. En langue drba, puis en franais, il rappelle lui aussi le rle des Ç vieux È, et lÕacte fondateur qui a vu natre les associations religieuses, lÕUICALO et lÕAICLF. En silence, derrire lui, un nouveau petit groupe sÕest form discrtement, compos
dÕun responsable administratif et de quelques collaborateurs de lÕADCK. Aprs quoi, les coutumes sont rparties, chaque groupe emportant une part minutieusement calcule.
Ces changes auront dur de longues minutes, pendant lesquelles les hommes seront rests debout, impassibles, sous un soleil de plomb. A la fin du protocole, tous se dispersent, discutent, se dsaltrent. Puis, par petits groupes, lÕassemble sÕengouffre finalement dans lÕamphithtre du Centre Culturel Tjibaou, la grande salle Ç Sisia È, ddie aux spectacles et aux confrences.
Nous sommes le 28 novembre 2014. Ce jour-l et le lendemain, le Centre Culturel Tjibaou accueille un sminaire sur les questions du foncier et de la justice, organis
conjointement par une association (la Ç Fdration des GDPL de Province Sud È) et deux niveaux dÕinstitutions coutumires (le Snat Coutumier et lÕaire coutumire Drubea Kapum)14. Aprs cette crmonie aux codes prcis, les Ç accueillants È Ð aire Drubea Kapum et Centre Culturel Ð ont pu souhaiter la bienvenue aux Ç accueillis È Ð les responsables des autres aires coutumires et de la Fdration des GDPL, qui venaient eux-mmes de sÕunir coutumirement.
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13 LÕaire drubea-kapum se situe dans la partie sud de la Nouvelle-Caldonie. Elle est habite par environ 57 930 habitants (ISEE 2004) hors Nouma. Elle se dcoupe en huit districts et en onze chefferies (dÕaprs le site de lÕALK : www.alk.gouv.nc/portal/page/portal/alk/antennes/drubea_kapume, consult le 20 avril 2015).
14 Le Snat coutumier a t cr par lÕAccord de Nouma en 1998 et la loi organique de 1999. Il est compos de 16 snateurs : deux pour chacune des huit aires coutumires. Ç La loi rfrendaire du 9 novembre 1988 a cr les huit aires coutumires, huit conseils coutumiers et un conseil consultatif coutumier. Ce Conseil consultatif reprsentait toutes les chefferies. Il tait constitu de leurs reprsentants, systmatiquement consults sur les projets de textes des assembles de province relatifs au statut civil de droit particulier et au droit foncier. La loi organique modifie N¡99-209 du 19 mars 1999 (issue de lÕAccord de Nouma) maintient les Conseils coutumiers dÕaire (É), mais instaure le Snat coutumier, en lieu et place du Conseil consultatif. La reprsentation coutumire franchira le pas de lÕinstitutionnalisation. SÕil reste une instance minemment consultative, ses attributions sont largies : son droit dÕinitiative et de saisine sont tendues. Il devient ainsi la deuxime institution du pays, aux cts du Congrs È (dÕaprs le site du Snat coutumier : www.senat-coutumier.nc, rubrique Ç Prsentation du Snat È consulte le 20 avril 2015).
Le programme de la matine se poursuit : aprs avoir pris place dans lÕamphithtre, les invits entendent plusieurs discours dÕouverture et de prsentation. Le premier intervenant sollicite dÕabord la parole dÕun prtre, afin de bnir les deux journes du sminaire. LÕhomme qui se lve alors pour prononcer un court sermon sÕappelle Berger Kawa. Il est Grand Chef du district de La Foa et Sarrama (aire xrc). Son nom et son visage sont devenus familiers : quelques mois auparavant (aot 2014), au Muse dÕHistoire Naturelle Paris, il prenait la parole devant les mdias pour exprimer son motion, tandis quÕtait organis, aprs des annes dÕattente et de formalits, le retour en Nouvelle-Caldonie des reliques de son anctre, le Grand Chef Ata, tu et dcapit en 1878 Ð reliques dont on avait longtemps pens quÕelles avaient purement et simplement disparu15.
Aprs un bref sermon, diffrents intervenants se succdent au micro ; tous sans exception commenceront par invoquer Ç le respect et lÕhumilit devant les vieux qui sont ici È : le reprsentant du Conseil Coutumier de lÕaire Drubea Kapum ; le secrtaire gnral du Snat Coutumier ; le prsident de la Fdration des GDPL. Puis les reprsentants de lÕtat franais, de lÕexcutif territorial (Gouvernement et Congrs de Nouvelle-Caldonie), et des Provinces sont invits prendre la parole ; aucun nÕest prsent. Aprs plusieurs minutes dÕattente silencieuse, un homme se lve et se dirige finalement vers le pupitre16. Puis vient le tour de spcialistes des questions foncires et judiciaires, qui seront aussi les animateurs des quatre ateliers proposs. Ces derniers sÕarticulent autour de deux thmes : dÕune part, le statut et le rle des Ç assesseurs coutumiers È dans lÕorganisation judiciaire, et dÕautre part, lÕavenir des organismes ddis la gestion du foncier coutumier17.
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15 Initiateur dÕune rvolte des Ç indignes È contre les abus de la colonisation, et notamment les spoliations foncires, Ata fut tu et dcapit en 1878 par des Ç auxiliaires È kanak de Canala ayant pris le parti des forces coloniales. Ses reliques, ainsi que celles de son Ç sorcier È, ont t ramenes en Nouvelle-Caldonie en septembre 2014 et restitues ses descendants. Depuis leur arrive, ces reliques ont t disposes dans la maison commune de la tribu de Petit Couli. Plusieurs comits (fondation Ata, comit de rhabilitation mmoriel, comit technique culturel Ata) travaillent en concertation avec les collectivits locales et les autorits coutumires, selon un calendrier prcis, afin que soit difi un mausole destin accueillir les reliques dÕAta et de son sorcier (Les Nouvelles Caldoniennes, 2 mars 2015, p.6). Cf. la rubrique Ç Commmorations la mmoire du Grand chef Ata È sur le site : www.senat-coutumier.nc (consult le 21 avril 2015). Une premire crmonie, conduite dans un esprit de paix et de recueillement, sÕest droule le 19 septembre 2015, en prsence des reprsentants des institutions du pays (Snat coutumier, Provinces, Congrs, Gouvernement) et du Haut-Commissaire de la Rpublique (Ç Partages autour dÕAta È, Les Nouvelles Caldoniennes, 21 septembre 2015, p.4).
16 Il sÕagit de Philippe Sverian, en charge du dveloppement rural la Province Sud, qui prend alors la parole au nom de lÕinstitution provinciale.
17 Les Ç assesseurs coutumiers È (institus par lÕordonnance n¡82-877 du 15 octobre 1982) occupent un rle consultatif au sein des tribunaux, et servent surtout de mdiateurs entre les magistrats, forms au droit franais, et les individus ou les familles kanak ayant le statut de droit particulier (droit coutumier, distinct du droit commun) qui sont prsentes aux audiences, en tant que mis en cause ou en tant que victimes. La Justice demeure encore en 2015 une des comptences rgaliennes rserves lÕtat franais. LÕun des souhaits du Snat coutumier est dÕamplifier le rle des assesseurs dans le droulement des procdures, et de prciser leur statut juridique. Dans le
Aprs un bref expos des thmes, les participants sont invits rejoindre lÕatelier de leur choix. Par petits groupes, les Ç ateliers È se remplissent et sÕorganisent peu peu. Aprs un djeuner tardif, les changes reprendront lÕaprs-midi et le lendemain, avant une Ç coutume dÕau-revoir È qui prcdera le dpart de chaque groupe.
A quelques dizaines de mtres de l, dans une autre salle du Centre Culturel Tjibaou, une exposition a rcemment ouvert ses portes. Elle sÕintitule Ç Coutume Kanak È (fig.3).
Fig.3. LÕaffiche de lÕexposition Ç Coutume kanak È ralise par Sbastien Lebgue, prsente au Centre Culturel Tjibaou de novembre 2014 aot 2015 (source : ADCK ; photo et illustration : S. Lebgue).
LÕartiste est un photographe franais, qui vit au Japon depuis 2008. Sur un projet soutenu par lÕADCK18, Sbastien Lebgue y prsente des clichs en noir et blanc ou en couleurs, raliss en 2013 et 2014 lors de crmonies coutumires marquant des vnements sociaux importants, tels que la distribution des ignames nouvelles, le mariage, la naissance, ou
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domaine du foncier, cÕest un tablissement public dÕtat, lÕADRAF, qui est charg de lÕacquisition puis de la rtrocession des terres aux clans kanak pouvant justifier dÕun lien coutumier tabli et non contest avec les lieux.
18 LÕexposition est galement prsente sur un site de financement participatif : http://fr.ulule.com/coutume-kanak/
(consult le 31 mars 2015). LÕartiste y propose un Ç reportage photo et illustration en Nouvelle-Caldonie È, Ç la
"coutume kanak" raconte par les Kanak, dessine et photographie par Sbastien Lebgue È.
le deuil. LÕexposition propose un Ç reportage È, dans une version esthtise, sur les pratiques et usages kanak contemporains autour de Ç la coutume È. Dans des jeux de lumire, des visuels aux formats imposants ou inattendus (panoramiques, alternance dÕimages en couleurs et en noir et blanc) dvoilent quelques instants de lÕintimit sociale et des moments forts de la vie clanique : la Ç confrontation chromatique È (selon les mots du photographe) entre les vtements (chemises dÕhommes et Ç robes mission È19), dÕun rose vif dans le clan de lÕpouse, mauves dans celui de lÕpoux ; la posture humble et lÕmotion de la marie qui intgre le clan de son
poux et se pare dÕune robe aux couleurs de son nouveau clan ; le regard bienveillant des femmes qui lÕaccueillent comme tant dsormais lÕune dÕentre elles ; les mains dÕhomme qui manient avec prcaution les ignames rassembles pour les coutumes ; lÕimage dÕun bb
endormi, dont on lit quÕil appartient dÕabord au clan de ses oncles maternels, pourvoyeurs du souffle de la vie. Les murs de cette premire salle dÕexposition sont galement couverts de croquis et de notes manuscrites qui expliquent lÕorganisation sociale kanak et les symboles identitaires les plus significatifs : le clan, la famille, la case, la chefferie, lÕigname, le taro, le drapeau20, y sont voqus un peu la manire de Ç notes de terrain ethnographiques È, qui courent en tous sens sur les murs, tout autour des images, et o viennent sÕajouter quelques objets choisis pour leur force symbolique (une pile de manous ; une Ç monnaie kanak È blanche21 ; un Ç totem È, branche dÕarbre dresse sur laquelle ont t nous symboliquement des morceaux dÕtoffe). A lÕcart se trouve une petite pice trs sombre : lÕentre est marque par un rideau de feuilles tresses, qui oblige le visiteur se courber avant dÕy pntrer ; lÕintrieur, le sol est recouvert de nattes ; dans une quasi obscurit, les images prsentes sur les murs sont celles du corps dÕun dfunt, veill par deux femmes. La salle est simplement intitule : Ç Le deuil È. Dans une interview tlvise (NCTV), lÕartiste invite le visiteur au
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19 Il sÕagit de robes amples, dÕabord imposes par les missionnaires pour cacher la nudit des femmes. Pares de motifs colors, elles sont dsormais portes par la plupart des femmes kanak, assimiles des vtements Ç traditionnels È, et investies dÕune symbolique identitaire forte (Pani, 2003).
20 Le drapeau kanak, cr en 1984, est un des plus puissants symboles de la lutte indpendantiste et de la Ç nation kanak È. Il apparat aujourdÕhui comme une reprsentation iconique de lÕidentit kanak, dcline sur de multiples supports commercialiss (T-shirts, sacs, parapluies, porte-clefs, stickers, briquets, paros, etc.), trs priss par les jeunes (et moins jeunes) Kanak, en particulier dans le Grand Nouma (ville et communes attenantes).
21 Selon lÕanthropologue Balo Gony, la Ç monnaie traditionnelle È dite communment Ç monnaie kanak È constitue Ç un objet symbolique, social et conomique. Elle est sacre et constitue pour les Kanak de la Grande Terre, lÕobjet dÕchange le plus prcieux È. Circulant lors des crmonies coutumires, Ç elle est lÕexpression et le support des changes sociaux. Elle est le conservatoire de la coutume dÕhier, dÕaujourdÕhui et de demain È (Gony, 2006 : 53). Dans son livre, lÕauteur dcrit par ailleurs les diffrents matriaux utiliss pour la fabrication, et les fonctions symboliques attaches chaque type de monnaie. Il prcise galement que les monnaies avaient eu tendance disparatre dans certaines rgions (Hienghne, par exemple), au profit de substituts montaires (billets), avant de rapparatre partir de la revendication ethno-nationaliste des annes 1980 (cf. infra). Sur la disparition de la monnaie traditionnelle, cf. aussi Tjibaou, Missotte et al. (1976 : 104).
silence, au respect, et suggre de se dchausser en pntrant dans cet espace, afin de Ç vivre le deuil È comme lui mme lÕa vcu. Il insiste fortement sur lÕauthenticit des crmonies auxquelles il a eu le privilge dÕassister : Ç Ils lÕont vcu comme a, ils ne me lÕont pas montr
comme a È, explique-t-il encore lÕantenne dÕune radio locale (Radio Djiido).
Enfin, dans une autre salle (Kanak), le mur incurv et trs haut (habituellement utilis
pour des rtroprojections), est entirement recouvert de Ç portraits kanak È : les visages, peints
la manire des carnets de voyage (acrylique et gouache), de soixante-trois personnes parmi les quelque cent-cinquante que lÕartiste a rencontres durant son sjour Ç au cÏur de la vie culturelle kanak È.
LÕartiste insiste sur la Ç Parole È, celle de ses interlocuteurs de chaque Ç pays kanak È, qui lui a t dvoile et quÕil a recueillie puis retranscrite en images. Il ajoute que certains des croquis quÕil a pu raliser ne seront pas montrs au public, car ils appartiennent aux clans et relvent du domaine priv : Ç a je le garde pour moi, (É) je nÕen parlerai pas, cÕest quelque chose qui reste dans le privilge de mon coute, de mon oreille, et ne sera jamais transmis È. A dÕautres moments, explique-t-il, sa prsence nÕa dÕailleurs pas t autorise par les chefs de clans, car les gestes et les paroles taient tabous22.
LÕillustrateur voque longuement la Ç prsence È et lÕÇ ampleur È du mot Ç coutume È :
Ç A toutes ces personnes, jÕai pos une premire ou une dernire question, qui tait trs, trs large et qui tait : "Mais quÕest-ce que cÕest, la coutume ?" Pas une ne mÕa rpondu de la mme manire. (É). Une des rponses qui me revient en tte, qui tait trs forte, cÕtait : "Mais la coutume, cÕest moi !" La coutume, cÕest intrinsque. On mÕa mme dit que je posais mal la question parce que cÕtait tellement large quÕon ne pouvait pas y rpondre. Mais sa rponse, en disant que cÕtait lui, cÕtait dj tout. (É) Vulgairement, lorsque lÕon prend dans une dfinition du dictionnaire pour le mot coutume, on peut parler de la tradition, on peut parler dÕactes sociaux qui se rptent, de faon crer des habitudes, etc. Mais l, en Nouvelle-Caldonie, en langage kanak, la coutume, a ne peut pas se dfinir dans le dictionnaire, ou il faudrait un dictionnaire seulement qui sÕappelle "la coutume" (rires), avec une dfinition trs, trs longue ! È23.
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22 Les interviews de Sbastien Lebgue sont disponibles sur le site Facebook de lÕexposition (https://www.facebook.com/projetcoutumekanak). Je me rfre ici une mission de tlvision (NCTV, La Quotidienne n¡213, 18/12/2014), et une mission radio du Dpartement Patrimoine et Recherche de lÕADCK (entretien avec Emmanuel Tjibaou, Radio Djiido, 28 octobre 2014). Cf. galement lÕinterview dans la revue culturelle de lÕADCK, Mw V, n¡85, 2015, p.10.
23 Interview de Sbastien Lebgue avec Petelo Tuilalo, Annne-Laure Aubail, Allan Haeweng, Haochen Lin (Dpartement des arts plastiques et des expositions, ADCK-CCT), mission Ç Echos culturels È, Radio Djiido, 28 octobre 2014. LÕillustrateur y dfinit sa dmarche comme Ç artistique, journalistique, plasticienne, peut-tre, photographique (É), entre le journalisme et la cration plastique È.
Aprs quelques mois au Centre Tjibaou, puis en Province Nord, il est prvu que lÕexposition sÕenvole fin 2015 pour Paris. Une partie des images a galement t expose Tokyo en juillet 201524.
1. Moments de coutume
La juxtaposition, le mme jour, en un mme lieu emblmatique ddi lÕart et la culture kanak, de ces deux Ç moments de coutume È, interpelle ncessairement lÕanthropologue, et ce pour plusieurs raisons. Ici (lÕexposition), des expressions de coutume kanak sont saisies dans leur dimension communautaire, Ç au cÏur mme de lÕintimit familiale et clanique È25. Bien que montres et magnifies sous une forme esthtise, elles voquent surtout la Ç culture vcue È, et lÕauthenticit dÕune tradition bien vivante, qui scande les moments forts de la vie des individus et des groupes sociaux Ç la tribu È, lÕespace identitaire kanak par excellence. La dimension symbolique comporte en outre lÕide dÕune persistance et dÕune force culturelle immmoriale, quelque chose Ç qui a toujours t l È, et qui persiste, gnration aprs gnration :
Ç Coutume et culture sont indissociables, dÕun point de vue kanak. La premire a fait la preuve de son aptitude perdurer au fil du temps et de lÕhistoire, se renouveler et ainsi
confirmer sa place et son rle dans la Nouvelle-Caldonie dÕaujourdÕhui. LÕexposition
"Coutume kanak" prsente au centre culturel Tjibaou exprime cette densit et cette permanence È (Del Rio, 2015 : 4).
L-bas (le sminaire), la Ç coutume È rassemble au contraire des institutions coutumires et tatiques, qui furent en leur temps des exigences de la revendication identitaire kanak, radicalise dans les annes 1980 : ces institutions (assesseurs coutumiers ; GDPL ; aires coutumires ; Snat coutumier ; Agence de Dveloppement Rural, Agricole et Foncier : ADRAF) sont elles-mmes nes de la lutte autochtone et des accords politiques valids successivement entre lÕtat, les indpendantistes et les Ç loyalistes È hostiles lÕindpendance.
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24 Initialement prvue de novembre 2014 mai 2015, lÕexposition a finalement t prolonge Nouma jusquÕen aot 2015, avant de se dplacer en Province Nord (Kon, Voh) en septembre et octobre 2015. Des clichs extraits de lÕexposition ont t prsentes au Roppongi Hills, Tokyo city view Gallery, du 4 au 14 juillet 2015, l'occasion du New Caledonia Sky Beach Event organis par le Bureau du Tourisme de Nouvelle Caldonie. La prparation dÕun livre est galement en cours.
25Introduction lÕinterview de Sbastien Lebgue, photographe, dessinateur, par Grard del Rio (ADCK).
Editorial, Ç Densit et permanence de la coutume È, Mw V, n¡85, 2015, p. 7.
Le Ç geste coutumier È qui prcde les discussions sur le foncier et la justice, rassemble alors des hommes Ð tous kanak Ð autour dÕun rituel dÕaccueil qui, sÕil voque certains grands rassemblements de clans, nÕa rien de traditionnel. Il reste pourtant empreint de solennit et dÕauthenticit, tandis quÕil semble adapter les protocoles selon Ç une manire de faire kanak È, dans un moment syncrtique, mi-coutumier, mi-institutionnel, quasiment ignor des mdias et des plateaux de tlvision (lÕabsence des lus et des reprsentants de lÕtat est dÕailleurs symptomatique, tout comme le lieu choisi pour le droulement de la crmonie)26.
Un apparent paradoxe rside en premier lieu dans le fait que cÕest prcisment lÕintimit
familiale des moments de coutume kanak qui se trouve trs largement expose et mdiatise : aprs le vernissage, les missions de radio et de tlvision locales, la revue de lÕADCK, Mw
V, a galement consacr un dossier complet cette exposition, sous le titre Ç Coutume et culture È ; lÕexposition possde son propre compte Facebook, aliment par lÕartiste ; enfin, ce dernier prpare un livre illustr de ses clichs et de ses carnets de croquis. A contrario, le protocole administrativo-coutumier qui rassemble les reprsentants de plus de dix entits coutumires et juridiques, venus de tous les terroirs de Nouvelle-Caldonie, rcolte tout juste quelques lignes dans le quotidien local27.
La tentation pourrait tre de voir dans lÕexposition photographique une exhibition et une mise en spectacle de Ç la coutume È, destine un public de Ç Blancs È curieux de mieux connatre les Ç us et coutumes È kanak, et qui serait autoris, le temps dÕune exposition, entrer dans lÕintimit dÕune culture populaire et rurale, comme on dambule dans un tableau vivant.
Mais, en contrepartie, se dfend Lebgue, les moments photographis sont Ç vrais È (authentiques), ils sont Ç vcus È (et seulement subsidiairement photographis) et se seraient passs de la mme manire sans lÕÏil et le crayon de lÕartiste28. A contrario, la coutume protocolaire qui prcde le sminaire nÕa besoin dÕaucun public : sans doute illustre-t-elle simplement une expression, parmi dÕautres, dÕun processus syncrtique de transformation ou
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26 Comme lÕexplique lÕanthropologue Alban Bensa (2002), le Centre Culturel Tjibaou se compose de deux entits distinctes : le centre culturel proprement parler (o sont situs les salles dÕexposition ou de spectacle, la mdiathque, les bureaux, les rserves et espaces techniques), et Ç lÕaire coutumire È (aire du Mw K) qui symbolise le monde kanak traditionnel, dlimite par trois Ç cases È (une pour chaque Ç Province È). En rgle gnrale, les crmonies coutumires qui accompagnent les invitations, protocoles, inaugurations, accueils de dlgations, ou toute autre manifestation officielle, se droulent sur lÕaire du Mw K (cf. infra). Ce nÕest pas le cas ici, le site choisi tant une clairire proche de lÕaccueil du Centre et de la salle de confrence. Ce lieu confre lÕacte coutumier une dimension moins Ç officielle È et plus Ç intimiste È, mettre encore en lien avec lÕabsence du public et des mdias.
27 Ç Synergie chez les coutumiers È, Les Nouvelles Caldoniennes, 26 novembre 2014.
28 Interview de lÕartiste sur Radio Djiido, 28 octobre 2014.
dÕadaptation, qui touche les pratiques sociales associes aux dplacements de Ç notables kanak È ou de congrgations symbolisant lÕautorit traditionnelle, et qui parvient les intgrer des formes plus protocolaires et occidentalises de rassemblement strictement professionnel ? A moins quÕil ne sÕagisse plutt dÕun de ces no-rituels apparus depuis plusieurs dcennies, sous la forme de rassemblements coutumiers vise tout fait contemporaine, o les Ç porteurs de paroles È ne sont pas issus de clans prcis, ni dsigns par Ç la coutume È, mais par une certaine hirarchie administrativo-coutumire qui se pare des habits et du langage symbolique de la tradition ? 29 Le formalisme occidental du Ç sminaire È serait alors tout bonnement appropri
par les acteurs sociaux qui participent son droulement, et en quelque sorte Ç indignis È Ð pour parler comme Sahlins (1993) Ð ou Ç kanakis È. Enfin, ne faut-il pas y voir tout simplement une forme moderne dÕÇ authenticit culturelle È, une vision pragmatique du Ç Kanak de lÕan 2000 È tel que Jean-Marie Tjibaou (et avec lui, dÕautres intellectuels nationalistes de lÕUnion caldonienne) lÕappelait de ses vÏux ? Ç Un pied dans la tradition, lÕautre dans la modernit È ; respectueux la fois de ses Ç us et coutumes È (le Ç geste È alli la Ç parole È dans la clairire) et empreint de religion chrtienne (le sermon qui prcde les discours ; la rfrence lÕUICALO et lÕAICLF) ; et surtout capable, tout en restant lui-mme, de prendre en main son destin social, culturel, et conomiqueÉ
On pressent la ncessit quÕil y a apprhender ces deux vnements dÕun point de vue ethno-sociologique et critique : ici, en proposant une analyse de lÕobjectification qui dirige la mise en exposition dÕune culture nomme coutume, puise dans des scnes de la vie tribale locale, pour tre ensuite Ç largie È et assimile une identit globale et un peuple tout entier ; l-bas, en soulignant la modernit et lÕinventivit de plusieurs catgories dÕacteurs sociaux dots de statuts Ç coutumiers È, qui mobilisent le registre du symbolique et, ce faisant, contribuent faire exister ce quÕils noncent.
Les questions souleves sont autant celles du syncrtisme culturel que des modalits de mise en spectacle de la culture Ç vcue È (o apparaissent aussi des lments de syncrtisme
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29 Dans lÕexemple que je donne, les orateurs utilisent principalement la langue vhiculaire, le franais, mais ils sÕexprimeront Ç en langue È (expression qui dsigne lÕusage dÕune ou plusieurs langues vernaculaires) dans dÕautres contextes que jÕvoquerai galement. LÕethnologue Denis Monnerie propose une description et une analyse approfondie de plusieurs no-rituels inspirs des crmonies coutumires traditionnelles (thiam), auxquelles il a assist dans le Nord du pays dans les annes 1990 ; il relate en particulier le cent cinquantime anniversaire (en 1993) de la premire messe qui fut clbre par les maristes, Balade, en 1843 ; la clbration, toujours en 1993, de lÕAnne des Peuples Indignes (proclame par lÕONU), organise par une association locale en Province Nord ; ou encore la visite du plus haut reprsentant de lÕtat en Nouvelle-Caldonie (le Haut- Commissaire de la Rpublique) auprs des autorits coutumires rassembles Balade en janvier 1994 (Monnerie, 2005).
religieux, totalement intgrs cette culture kanak, comme les Ç robes mission È) : il convient ds lors de sÕinterroger, non pas tant sur la notion dÕauthenticit des reprsentations (aucune nÕest inauthentique), ou de sincrit des acteurs (chacun est Ç sa place È ; aucun ne Ç fait semblant È), mais sur les expressions et les contenus de la parole : qui parle ? destination de qui ? pour montrer quoi ? CÕest aussi comprendre ce que peut signifier la diffrence de ces Ç gestes È en fonction dÕune sorte de Ç gradation symbolique È (manous et billets, dÕun ct ; et de lÕautre : ignames, monnaies kanak, manous, tortues marines, denres alimentaires,É)30.
Enfin, cette configuration bouscule aussi les certitudes et les croyances de lÕethnologue : en effet, soudain, un tmoin extrieur, de passage dans lÕespace social o se droulent les crmonies, se voit confrer, par une institution culturelle phare en Nouvelle-Caldonie (dont la mission est dÕÏuvrer la prservation et au dveloppement des expressions contemporaines de la culture autochtone, destination du public), une lgitimit parler de la coutume, photographier et mettre en exposition des scnes relevant de la sphre prive des familles et des clans (il ne sÕagit pas de manifestations publiques, ni de rituels produits des fins de spectacle). Quel sens les protagonistes vont-ils lui donner ? On parle ici de lÕartiste lui-mme, des reprsentants de lÕinstitution, mais surtout des acteurs sociaux impliqus dans lÕvnement : dans la partie de lÕexposition consacre aux mariages, lÕun des hommes dont lÕunion est mise en images par le photographe est aussi un collaborateur de lÕADCK, o il exerce le mtier de Ç collecteur È31. La dmarche de cet homme (faire entrer le photographe dans lÕintimit de son clan dans le but de prparer une exposition) a-t-elle un sens particulier du fait de son affiliation
lÕinstitution Ç ADCK È (une sorte dÕendo-ethnographie par procuration) ? Lui-mme ou un
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30 La notion dÕauthenticit est ici entendue comme une catgorie dÕanalyse applique aux expressions culturelles post-coloniales, en particulier dans un contexte o la culture se trouve trs largement institutionnalise. En effet, lÕauthenticit des manifestations et productions culturelles contemporaines demeure une proccupation constante des acteurs sociaux (Ç Nous, on ne fait pas du folklore È) et des commentateurs ou analystes issus notamment des sciences sociales. Un certain dbat anthropologique a dÕailleurs plac la notion dÕauthenticit au centre de ses proccupations dans les annes 1990, comme je le rappellerai plus loin (cf. infra). Dans les pages qui suivent, les notions dÕauthenticit et de sincrit sont troitement lies, car elles relvent du mme rapport sacralis la culture, cette dernire tant conue comme lÕexpression de lÕidentit du groupe.
31 Il sÕagit dÕYvon Kona, originaire de la tribu de Canala, collecteur de danses et chants traditionnels pour le Dpartement Recherche et Patrimoine de lÕADCK (cf. Mw V, revue culturelle de lÕADCK, n¡70, 4e trimestre 2010). Les collecteurs exercent des fonctions similaires aux Ç fieldworkers È ni-Vanuatu : il sÕagit dÕautochtones (majoritairement, mais pas exclusivement, des hommes), locuteurs dÕune ou plusieurs langues vernaculaires, dont la mission consiste rcolter les rcits et les traditions orales auprs des populations, en fonction de thmatiques dfinies annuellement par lÕADCK avec les conseils dÕaires coutumires. Chaque collecteur intervient au sein dÕun district coutumier, et rend compte ensuite un coordinateur (entretien avec Emmanuel Tjibaou, directeur du Centre cultuel Tjibaou, Nouma, 6 mai 2014 ; entretien avec loi Meureureu-Yari, collecteur et coordinateur, Kon, 19 aot 2014). Yvon Kona, qui est aussi coordinateur, travaille sur les traditions orales de sa rgion dÕorigine (Canala) et sur la rhabilitation de savoir-faire disparus, comme la fabrication du tapa.