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Ç LÕinvention des traditions È et lÕanthropologie de lÕOcŽanie : Naissance dÕune controverse

1. Retour aux textes fondateurs

La rŽfŽrence du concept dÕinvention des traditions renvoie immanquablement au recueil publiŽ en 1983 par Eric Hobsbawm et Terence Ranger, o figurent les contributions de plusieurs historiens. Le modle dÕinterprŽtation des nationalismes europŽens de type ethnoculturel ˆ la fin du XIXe sicle et au dŽbut du XXe, pr™nŽ par Hobsbawm dans ce recueil, trouve trs justement ˆ sÕappliquer aux situations postcoloniales en Inde et en Afrique (Cohn, 1983 ; Ranger, 1983), soulignant de facto le caractre moderne des idŽologies du culturalisme identitaire, qualifiŽes de traditionalismes123. Une interprŽtation comparable des processus de changement social et politique est proposŽe quelques mois auparavant (en aožt 1982), cette fois par des anthropologues, pour apprŽhender divers contextes post-coloniaux en OcŽanie, et plus particulirement en MŽlanŽsie : un recueil de textes prŽsentŽ par Roger Keesing et Robert Tonkinson, composŽ dՎtudes ethnographiques menŽes sur diffŽrentes ”les dans le tout nouvel ƒtat indŽpendant du Vanuatu et dans lÕarchipel des ”les Salomon, fera date dans lÕhistoire de la discipline. Ce recueil dÕarticles rassemblŽs par les deux auteurs dans un numŽro spŽcial de la revue dÕanthropologie Mankind124 a ŽtŽ citŽ et commentŽ ˆ maintes reprises dans les annŽes 1990, et il lÕest encore aujourdÕhui. Il a dÕailleurs ŽtŽ dŽcrit, huit ans aprs sa parution (Macintyre, 1990), comme Žtant :

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123 Le traditionalisme est compris ici comme un processus qui sÕinscrit nŽcessairement dans la modernitŽ, et qui se dŽfinit par lÕobjectivation et la valorisation, vraisemblablement ˆ des fins idŽologiques ou politiques, dՎlŽments puisŽs dans la tradition. Sur ce thme, je renvoie aux travaux de Babadzan (1999 : 22-24 ; 2009 : 144-148), qui cite notamment Weil (1971), Boyer et Lenclud (1987). Pour Babadzan, il est important de percevoir le caractre moderne du traditionalisme, sans vouloir apposer ˆ cette distinction (tradition/traditionalisme) la moindre visŽe Žvolutionniste. En effet, dit-il, par essence Ç les traditionalismes ne sont pas traditionnels È (2009 : 148). Je reviendrai longuement sur cette question ˆ propos de la culture kanak. Cf. infra.

124 Ç Reinventing Traditional Culture : the Politics of Kastom in Island Malanesia È, Mankind, Vol. 13, No.4, The Anthropological Society of New South Wales, aožt 1982.

Ç [un ouvrage] pionnier pour lÕanalyse critique des idŽologies politiques mŽlanŽsiennes dans des ƒtats post-coloniaux (É). Tandis que les MŽlanŽsiens continuent de rŽinventer leurs traditions, ces articles conservent leur pertinence. La nature et le r™le de la revitalisation culturelle dans les ƒtats dŽcolonisŽs demeure un thme central de lÕanalyse anthropologique des sociŽtŽs du Pacifique È125.

PrŽcisŽment, dans cette analyse anthropologique Ç ˆ chaud È des changements sociaux et politiques en OcŽanie, qui se dŽroulent alors sous les yeux des anthropologues, plusieurs idŽes centrales sont dŽveloppŽes par les six contributeurs ˆ ce numŽro spŽcial dont lÕintitulŽ, rŽdigŽ sous forme dÕoxymore, interpelle la discipline : Ç Reinventing Traditional Culture. The Politics of Kastom in Island Melanesia È sÕappuie plus particulirement sur des textes introductifs de Roger Keesing et Robert Tonkinson (tous deux anthropologues et chercheurs ˆ lÕAustralian National University de Canberra)126, qui seront quelques annŽes plus tard commentŽs ˆ lÕenvi par des chercheurs et universitaires de tous bords127. DÕun point de vue thŽorique, une des idŽes dŽveloppŽes dans lÕouvrage de Keesing et Tonkinson remet en cause la vision essentialiste des cultures Ç indignes È, largement nourrie du regard portŽ par lÕanthropologie sur les sociŽtŽs dites Ç primitives È. SÕy ajoute lÕhypothse que cette reprŽsentation essentialiste des cultures prŽcoloniales, ˆ dominante ruraliste (la Ç vraie È culture traditionnelle, opposŽe ˆ la modernitŽ), sÕest trouvŽe progressivement intŽriorisŽe, puis revendiquŽe, par les colonisŽs eux-mmes. En particulier, dans chaque archipel de MŽlanŽsie, de nouvelles Žlites politiques autochtones, acculturŽes et Ç ŽduquŽes dans la rhŽtorique des indŽpendances africaines Ð Nkrumah, Toure, Nyerere, Memmi, Fanon, et les autres È (Keesing, 1982 : 297), jouent un r™le dŽterminant dans la conscientisation dÕune identitŽ culturelle qui serait commune ˆ des groupes sociaux autochtones parfois trs Žpars et diffŽrenciŽs, notamment

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125 Ç This volume of Mankind isthe pathbreaker forthe critical analysis of Melanesian political ideologies in post-colonial states È (compte-rendu de Martha Macintyre, Canberra Anthropology 13(1), 1990 : 105-106). Dans toute la suite du prŽsent texte, et sauf mention contraire, les traductions des citations de lÕanglais au franais sont miennes. Pour certaines tournures idiomatiques spŽcifiques, et pour laisser au lecteur le soin de faire sa propre traduction, jÕai pu choisir de mentionner Žgalement le texte original. Celui-ci figure alors, soit ˆ la suite de la traduction franaise (entre parenthses), soit en note de bas de page, comme cÕest le cas par exemple ici. Enfin, afin de ne pas alourdir le texte, jÕai systŽmatiquement et dŽlibŽrŽment omis les notes auxquelles renvoient les citations dÕauteurs.

126 Les deux auteurs sont rattachŽs au Department of Anthropology (Research School of Pacific Studies) de lÕAustralian National University (ANU) ˆ Canberra. Les autres contributeurs ˆ ce volume sont Lamont Lindstrom, Joan Larcom, Margaret Jolly (que lÕon retrouve ensuite ˆ plusieurs reprises dans le dŽbat sur lÕinvention des traditions, cf. infra), et Ben Burt.

127 Jolly et Thomas (1992), Lindstrom et White (1993). Ces derniers saluent en particulier lÕhabiletŽ sŽmantique du terme Ç invention È, qui laisse entendre que la Ç tradition È, habituellement perue comme Ç ancienne et

immuable È, serait dŽsormais Ç nouvelle et fabriquŽe È, et ainsi Ç libŽrŽe È de la fixitŽ quÕon lui attribue systŽmatiquement (1993 : 469).

sur le plan social, Žconomique, ethnique, ou linguistique (Ç people whose material circumstances, class interests, and ethnic affiliation are different and often deeply divided È, ibid. : 299). Ces Žlites, qui se trouvent objectivement de plus en plus ŽloignŽes des modes de vie dits Ç traditionnels È et dÕune Ç coutume È quÕelles nÕont jamais vŽritablement connue (ibid. : 299), sÕemparent pourtant dÕune forme de discours idŽalisŽ sur la tradition, qui doit servir de ciment idŽologique ˆ des mobilisations politiques de type nationaliste. Faisant Žcho, sans le savoir, au recueil dÕHobsbawm et Ranger qui para”tra peu aprs (1983), Keesing souligne ainsi Ç lÕinfluence des idŽologies politiques internationales, en premier lieu le nationalisme, dans les rŽfŽrences mŽlanŽsiennes ˆ la coutume È (Keesing, 1982 : 297-298, citŽ par Linnekin et Poyer, 1990 : 14). LÕargument-clef qui appara”t ici, et qui sert de fil conducteur ˆ lÕensemble de lÕouvrage, concerne le caractre intrinsquement imprŽcis et polysŽmique du concept de Kastom utilisŽ ˆ des fins idŽologiques dans les sociŽtŽs modernes du Pacifique : lÕefficacitŽ symbolique et politique de la Kastom, conclut Keesing, repose avant tout sur sa capacitŽ ˆ Žvoquer et ˆ incarner une continuitŽ culturelle fictive entre le passŽ et le prŽsent (1982 : 372).

Il est intŽressant de remarquer que les toutes premires rŽfŽrences bibliographiques au recueil de Keesing et Tonkinson sont le fait de deux jeunes anthropologues ocŽanistes francophones qui, de passage ˆ lÕAustralian National University (ANU, Canberra), dŽveloppent des rŽflexions et des argumentations de type Ç constructiviste È, par opposition aux conceptions Ç essentialistes È ou Ç primordialistes È des cultures autochtones. LÕune des premires mentions du numŽro spŽcial de Mankind appara”t ainsi dans un texte rŽdigŽ par Alain Babadzan ˆ lÕoccasion dÕun colloque tenu ˆ Houston en octobre 1983, intitulŽ Ç Ethnicities and Nations : Processes of Interethnic Relations in Latin America, Southeast Asia, and the Pacific È. Ce texte a ŽtŽ publiŽ en anglais en 1988 dans les actes dudit colloque (Guidieri et al., 1988). LÕauteur a prŽcisŽ rŽcemment que le manuscrit de cet article avait dŽjˆ circulŽ avant sa publication, et quÕil avait notamment ŽtŽ communiquŽ ˆ Roger Keesing en novembre 1984, lorsque Babadzan, alors jeune chercheur, sŽjournait ˆ lÕANU (Babadzan, 2009 : 84).

Le texte en question entend analyser et comparer les caractŽristiques des mouvements nationalistes qui ont germŽ dans lÕensemble des pays (indŽpendants ou non) de la rŽgion Pacifique. Babadzan dŽfend lÕidŽe selon laquelle le dŽclin du colonialisme en OcŽanie, et lÕaccession des anciens territoires colonisŽs ˆ leur indŽpendance politique (ou ˆ une autonomie relative), ont ŽtŽ concomitants de lՎmergence de mythes et de symboles culturalistes, destinŽs ˆ reprŽsenter et ˆ incarner chaque unitŽ nationale : jadis stigmatisŽ par le discours colonial et

missionnaire, le passŽ culturel Ç prŽ-contact È des populations colonisŽes se trouve ainsi brusquement rŽhabilitŽ et idŽalisŽ par les Žlites politiques montantes et les nouvelles classes dominantes de ces sociŽtŽs Ç dŽcolonisŽes È (ou aspirant ˆ lՐtre), sociŽtŽs qui ont tout bonnement cessŽ dՐtre traditionnelles. La coutume (Kastom), explique Babadzan, se voit ainsi ŽrigŽe en idŽologie dՃtat (stateÕs customary ideology ou state kastom) dans la plupart des jeunes nations ocŽaniennes indŽpendantes : elle va puiser dans les registres micro-locaux de la tradition, un ensemble dՎlŽments tangibles et disparates (Ç Ç singing È, Ç dancing È, Ç handicrafts È, etc. È), vouŽs ˆ incarner une Ç culture nationale È et nŽcessaires ˆ la construction de chaque identitŽ politique collective. Du risque liŽ ˆ lÕirruption et lÕaffirmation des localismes et rŽgionalismes ethno-culturels sur la scne politique,

Ç (É) dŽcoule la nŽcessitŽ pour lÕidŽologie coutumire dՃtat de fournir ˆ lÕensemble des ethnies et des groupes sociaux composant la nation une reprŽsentation ˆ laquelle tous puissent sÕidentifier, par-delˆ la diversitŽ des appartenances sociales et des affiliations religieuses È (1988[1983] : 211).

Ç En tant quÕidŽologie dՃtat, le discours sur la coutume tente dÕaccrŽditer une fiction : celle dÕun mono-ethnisme imaginaire. Et ce en dŽpit de la rŽalitŽ ethnique et pluri-culturelle commune, ˆ des degrŽs divers, ˆ chacune des nations ocŽaniennes (É) È (ibid. : 216)128.

A lÕinstar de Keesing (1982 : 297, cf. supra), Babadzan souligne le r™le prŽpondŽrant des idŽologues de la coutume, quÕil dŽcrit comme issus des Ç classes sociales les plus occidentalisŽes, celles qui sont les plus ŽloignŽes du mode de vie et des valeurs traditionnels, et les plus engagŽes dans la modernitŽ È (1988 : 206). Ces Žlites urbanisŽes et acculturŽes, dit-il, ont totalement intŽriorisŽ les reprŽsentations du discours dominant (colonial, ethnologique et missionnaire) sur les Ç sauvages È (ou Ç primitifs È, Ç pa•ens È, etc.). Babadzan mentionne au passage, dans une note de bas de page, un ŽlŽment sociologique quÕil convient ds ˆ prŽsent de relever :

Ç Il est important de noter que les membres des intelligentsias qui produisent ce discours, Žtaient fortement marquŽs par une Žducation religieuse, et quÕils avaient parfois mme appartenu ˆ la prtrise indigne È (1988, note 13 : 226-227).

Cet ŽlŽment ne para”t pas fondamental ici pour comprendre lՎmergence dÕune thŽorie anthropologique de lÕinvention des traditions. Il constitue nŽanmoins une des clefs de

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128 Ces extraits proviennent de la version originale franaise (1983) du texte (communication personnelle dÕAlain Babadzan, septembre 2015).

comprŽhension des nouveaux rapports sociaux qui sՎdifient au sein-mme des populations colonisŽes et entre les diffŽrents groupes ethniques, et lÕamorce dÕune mise en perspective sociologique du parcours Žducatif et idŽologique des Žlites politiques autochtones129.

En dŽfendant les valeurs revitalisŽes de la Kastom, les Žlites nationalistes produisent une idŽologie Ç qui se dŽfinit elle-mme comme anti-occidentale et philo-traditionaliste È, et qui nÕest rien de moins que lÕinversion du discours occidental et raciste sur la tradition : le discours nationaliste pro-Kastom serait, en somme, Ç une critique occidentale de lÕoccidentalisation È (a Western criticism of Westernization) selon lÕexpression sŽduisante (et souvent citŽe depuis) de lÕauteur130.

Les analyses de Babadzan font clairement rŽfŽrence ˆ celles proposŽes dans le recueil de Keesing et Tonkinson (1988[1983] : 206, note 12 : 226), ˆ propos du caractre flou et polysŽmique du concept de Kastom, qui se prte finalement ˆ tous les usages politiques et ˆ toutes les interprŽtations idŽologiques. Une des contributions de Keesing (1982 : 357-373) est dÕailleurs citŽe dans le dernier paragraphe du texte, intitulŽ Ç Development È (Babadzan, 1988 : 221, et aussi notes 26, 27, 28 : 228), ˆ propos notamment de lÕusage de la notion de Kastom dans certaines situations, pour lŽgitimer des projets communautaires de dŽveloppement Žconomique (ibid. : 221)131.

Toujours dans les annŽes 1980, le recueil de Keesing et Tonkinson de 1982 est Žgalement mentionnŽ ailleurs, par un autre chercheur francophone : Jean-Marc Philibert y fait amplement rŽfŽrence dans un article paru en avril 1986 dans la revue Mankind (Vol. 16 No. 1),

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129 Ce questionnement sociologique constitue, comme on le verra, un des axes majeurs de la prŽsente recherche. Les travaux de sociologues et dÕanthropologues relatifs aux parcours personnel et professionnel des Ç Žlites indignes È (notamment politiques), lorsquÕils soulignent en particulier le r™le dŽterminant des Žcoles missionnaires, seront rŽgulirement ŽvoquŽs tout au long de mon travail. Cf. notamment Rognon (1993) ; Soriano (2000a ; 2014).

130 Babadzan (op.cit. : 206). Il semblerait que lÕexpression soit rapidement passŽe dans le sens commun savant, puisque dÕaucuns lÕutilisent sans rŽfŽrence ˆ son auteur (cf. Ghasarian, 1999 : 371). Il est ˆ noter que des extraits de lÕarticle initial (Ç Kastom and Nation-Building in the South Pacific È, 1988[1983]) ont ŽtŽ repris et trs largement complŽtŽs dans lÕouvrage de Babadzan (op.cit., 2009, cf. chapitre 1 : Ç Kastom. Coutume, ƒtat et nation dans le Pacifique È, pp.15-73). Dans ce mme ouvrage, lÕauteur revient sur la polŽmique survenue dans les annŽes 1990 autour du travail de Keesing et de son propre article publiŽ en 1988 (cf. chapitre 2, en particulier p.84-102). Il prŽcise que son article Ç Kastom et Nation-Builing in the South Pacific È se voulait avant tout Ç un essai dÕobjectivation dÕune idŽologie et de ses fonctions sociales et politiques È (2009 : 95). Le moins que lÕon puisse dire, cÕest que cet essai a reu un accueil peu favorable, de la part des commentateurs ou chercheurs issus des Žlites nationalistes, mais pas uniquementÉ (cf. infra).

131 Il est important de noter ds ˆ prŽsent que Babadzan consacrera par la suite une large part de ses travaux et publications ˆ la question des traditionalismes ocŽaniens et des usages politiques de la tradition. Son article de 1988 sur la Kastom demeurera une source quÕil citera volontiers et dont il ne se dŽpartira ˆ aucun moment dans ses travaux ultŽrieurs.

ˆ propos des politiques de la tradition au Vanuatu (1986 : 3)132. Philibert souligne notamment le r™le prŽdominant jouŽ par les Ç Žlites politiques acculturŽes et urbanisŽes È (ibid.), dans lÕusage idŽologique de la rhŽtorique de la Kastom, peu de temps avant la proclamation de lÕindŽpendance du Vanuatu. Dans ce mme article, Philibert, qui fut Ð comme Babadzan Ð Ç visiting fellow È ˆ lÕAustralian National University en 1983-1984, nourrit Žgalement sa dŽmonstration de plusieurs citations extraites du recueil dÕHobsbawm et Ranger paru en 1983 (1986 : 1-2), en particulier pour dŽfinir le terme gŽnŽral de Ç tradition inventŽe È avant de lÕappliquer ˆ la situation post-coloniale et ˆ la politique culturelle du Vanuatu. Philibert reproduit la dŽfinition des Ç traditions inventŽes È proposŽe par Hobsbawm en introduction du volume de 1983 Ð une dŽfinition qui sera au cÏur des polŽmiques ultŽrieures :

Ç Les "traditions inventŽes" dŽsignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernŽes par des rgles ouvertement ou tacitement acceptŽes et qui cherchent ˆ inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la rŽpŽtition, ce qui implique automatiquement une continuitŽ avec le passŽ. (É) [La] particularitŽ des traditions "inventŽes" tient au fait que leur continuitŽ avec ce passŽ est largement fictive. En bref, ce sont des rŽponses ˆ de nouvelles situations qui prennent la forme dÕune rŽfŽrence ˆ dÕanciennes situations, ou qui construisent leur propre passŽ par une rŽpŽtition quasi obligatoire È (Hobsbawm, 1983 : 1-2 ; cÕest moi qui souligne)133.

Philibert met en exergue cette idŽe, centrale chez lÕhistorien et thŽoricien de lÕinvention de la tradition et du nationalisme ethno-culturel, dÕune continuitŽ fictive avec le passŽ (1986 : 1-2). Surtout, il souligne la capacitŽ des nouvelles Žlites locales (Ç the proto-bureaucratic ÔclassÕ È) ˆ Ç prendre le contr™le dÕun code symbolique alimentŽ de pratiques traditionnelles (kastom) en vue de promouvoir la cohŽsion sociale et dՎtablir un rŽgime politique È134.

LÕauteur Žvoque aussi les influences exo-Žducatives qui caractŽrisent la trajectoire des Žlites nationalistes ni-Vanuatu : Ç la plupart Žtaient, avant lÕindŽpendance, des ecclŽsiastiques presbytŽriens ou des fonctionnaires de lÕadministration coloniale È, Žcrit-il (1986 : 3), et Ç les acteurs de lÕancien pouvoir colonial ont ŽtŽ remplacŽs par une caste de bureaucrates ni-Vanuatu, formŽs par lÕOccident, anciens hommes dՎglise et fonctionnaires È (ibid. : 7). La

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132 Selon la bibliographie constituŽe par Marc Tabani (2002), il semblerait que lÕarticle ait ŽtŽ ˆ nouveau publiŽ (ˆ lÕidentique ?) en 1990 dans un recueil coŽditŽ par lÕauteur. Cf. Manning et Philibert (eds), Customs in Conflict : The Anthropology of a Changing World, Peterborough, Broadview Press, pp. 251-273. La version ˆ laquelle je me rŽfre est celle issue du Mankind de 1986.

133 JÕutilise ici la traduction franaise de lÕintroduction de Hobsbawm, publiŽe dans la revue Enqute en 1995 (Mary, Fghoul et Boutier, 1995 : 174).

134 Ç (É) the proto-bureaucratic ÔclassÕ is attempting to gain control over a symbolic code derived from traditional practices (kastom) so as to promote social cohesion and establish a civil polity. È (Philibert, 1986 : 1).

question des Žlites nationalistes autochtones appara”t rapidement ici comme un sujet crucial et Žminemment polŽmique, puisque lÕauteur tente aussit™t de minimiser la portŽe (que lÕon devine au moins autant politique quÕacadŽmique et scientifique) de ses propos, et de rŽpondre ˆ dՎventuelles critiques auxquelles il semble se prŽparer : il prŽcise ainsi, ds lÕintroduction, que son texte ne prche ˆ aucun moment en faveur dÕune quelconque Ç thŽorie du complot È (ibid. : 1). Surtout, en conclusion, il Žcrit ceci :

Ç Si [mon] analyse appara”t comme la mise en Žvidence dÕune conspiration des membres de lՎlite politique pour tromper les populations, afin de continuer ˆ exercer leur domination sur ces dernires, alors cela va au-delˆ de ce que je voulais. (É) La complexitŽ de la relation dialectique entre pouvoir et culture ne peut jamais sÕexpliquer par une vulgaire thŽorie conspiratrice È (ibid. : 9 ; cÕest moi qui souligne).

La contrition qui Žmane de cette formule conclusive est dÕautant plus paradoxale que Philibert dŽbute le mme article par une critique pour le moins Ç radicale È ˆ lՎgard des Žlites nationalistes :

Ç Qui Žtaient les inventeurs des nŽo-traditions ? Ceux qui Žtaient au pouvoir, comme les dirigeants de la Troisime RŽpublique en France, que les traditions inventŽes ont aidŽs ˆ conduire une duperie politique de faon magistrale. (É) Ceci soulve le problme dÕune possible manipulation politique par ceux qui contr™lent les discours publics È (ibid. : 2). Il recourt dÕailleurs, pour appuyer cet argument, ˆ une citation proverbiale employŽe par Hobsbawm ˆ propos de la Troisime RŽpublique en France :

Ç Le fait essentiel Žtait que ceux qui contr™laient lÕimaginaire, le symbolisme, les traditions de la RŽpublique, Žtaient des hommes du centre dŽguisŽs en hommes de lÕextrme-gauche : les radicaux-socialistes, dont le proverbe dit quÕils sont comme les radis, rouges ˆ lÕextŽrieur, blancs ˆ lÕintŽrieur, et toujours du c™tŽ de leurs intŽrts È (Hobsbawm, 1982 : 270, citŽ par Philibert, 1986 : 2)135.

En soulignant ˆ quel point Ç cette intellectualisation du passŽ est bien trop Žgo•ste politiquement pour ne pas tre suspecte È (ibid., 4), Philibert ne se borne pas ˆ une interrogation sociologique des politiques de la Kastom et des modes de lŽgitimation des nouvelles Žlites politiques : bien plut™t, il dŽnonce clairement une stratŽgie de domination de ces Žlites qui

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135 Ç Yet the basic fact was that those who controlled the imaginery, the symbolism, the traditions of the Republic were the men of the centre masquerading as men of the extreme left : the Radical Socialists, proverbially Ôlike the radish, red outside, white inside, and always on the side the bread is butteredÕ È (Hobsbawm, 1983 : 270). Dans la version originale, le proverbe est entre guillemets ; ils disparaissent dans le texte citŽ par Philibert, ce qui nÕest pas neutre.

Ç tiennent le sceau authentifiant les ŽvŽnements comme traditionnels È (ibid. : 9), qui contr™lent et instrumentalisent les symboles dont se sert le discours traditionaliste officiel. Il oppose ainsi la classe dirigeante ˆ celle des Ç citoyens obŽissants È (complying citizens), pour qui la coutume reste encore une pratique vŽcue (kastom is still lived practice) et non un discours idŽologique abstrait.

Sans anticiper sur ce qui va suivre, notons simplement que cette position critique, quasi idŽologique, particulirement lisible dans lÕarticle de Philibert, sera prŽcisŽment celle qui sera