En mars 1998, une table-ronde est organise Montpellier par Alain Babadzan, sur le thme Ç Traditions et traditionalismes en Ocanie È. Cette rencontre, qui a ensuite donn lieu une publication dans un numro spcial du Journal de la Socit des Ocanistes (Paris, MSH, 1999, n¡109),
Ç se donnait pour objectif dÕinterroger les modalits actuelles de la production symbolique des identits collectives en Ocanie et de souligner la ncessit dÕune analyse des rapports modernes la tradition et lÕethnicit affranchie de toute forme dÕessentialisme culturaliste È (Babadzan, 1999 : 9).
Des chercheurs aussi bien francophones quÕanglophones ont contribu cette publication (Brigitte Derlon, Stephanie Lawson, Toon van Meijl, Patrick Pillon, Marc Tabani, Robert Tonkinson)177. En avant-propos de ce recueil, Alain Babadzan dresse dj un amer constat :
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177 LÕanthropologue Alban Bensa a galement particip cette table-ronde. Une version remanie de sa communication a t publie sous le titre Ç Rsistances et innovations culturelles kanak : "LÕaire coutumire" du Centre Tjibaou (Nouvelle-Caldonie) È dans un recueil intitul La tradition et lÕtat, dit par C. Hamelin et . Wittersheim (2002). Cf. infra. JÕtais pour ma part tudiante en ethnologie Montpellier, sous la direction du Pr. Babadzan : dans le cadre de ce colloque, lÕopportunit me fut donne de prsenter un tat de mes recherches (Graille, 1999).
Ç Le dbat sur lÕ"invention des traditions" en sciences politiques ou en histoire, par exemple, nÕest pratiquement jamais mentionn [par les anthropologues], et lÕorientation des travaux les plus rcents des anthropologues ocanistes en direction des nations [rfrence aux recueils dits par Otto et Thomas (1997) et Foster (1995)] ne fait quÕeffleurer de manire trs superficielle la question du nationalisme et de lÕinstrumentalisation politique des traditions178. Ce nÕest pas un hasard si lÕouvrage dÕAnderson Imagined Communities est, parmi la masse de travaux sur le nationalisme paru ces quinze dernires annes, un des seuls tre cits (mais jamais vritablement comment) par les ethnologues ocanistes. Les positions dÕAnderson taient sans doute de nature sduire ceux pour qui Ð et il sont nombreux Ð le nationalisme est dÕabord un "discours", ou un "imaginaire". Il se trouve quÕil est aussi un programme politique et une idologie, avec des fonctions sociales et politiques bien prcises, sur lesquelles lÕanthropologie a gnralement prfr ne pas sÕtendre È (ibid. : 8).
Babadzan souligne galement, cette occasion, que le paradigme de Ç lÕinvention des traditions È, labor comme un outil pistmologique de dconstruction des identits collectives et des nationalismes ethniques contemporains, a t en quelque sorte Ç victime de son succs È : galvaude, banalise, souvent mal comprise ou mal interprte, du fait des controverses quÕelle avait suscites, entre Ç indignes et anthropologues È 179 , puis entre anthropologues Ç modernistes È et Ç post-modernistes È, lÕinvention des traditions fait finalement davantage lÕobjet de Ç rfrences (rvrences ?) È obliges des textes et des auteurs devenus des Ç classiques È, apparemment pas toujours lus, mais invitablement cits (Babadzan, 1999 : 13-14). Sous un titre un brin provocateur (Ç A-t-on lu Hobsbawm ? È), il crit :
Ç Curieusement, pourtant, lÕessentiel de la production anthropologique ocaniste (É) nÕa jamais inscrit sa rflexion dans le prolongement des travaux de Hobsbawm et Ranger, sans doute en raison du poids quÕexerce sur le champ scientifique anglo-saxon la doxa post-moderniste (et/ou no-librale), largement oppose tout travail dÕobjectivation sociologique des productions idologiques È (ibid. : 14, note 2).
Comme le remarque ric Wittersheim180, et comme le rappelle encore rcemment un autre ethnologue, Benot Trpied (2011 : 166), le dbat sur lÕinvention des traditions, sÕil a fait rage durant plus de dix ans parmi les anthropologues ocanistes anglo-saxons, a t
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178 A lÕUniversit de Montpellier 3, o jÕavais entam ma formation dÕethnologue en 1996, la question des traditionalismes et de la rification des cultures nationales tait enseigne, par le Professeur Babadzan, aux tudiants du DEA dÕethnologie. Par ailleurs, deux thses de doctorat, portant respectivement sur lÕidologie traditionaliste au Vanuatu et sur les lites nationalistes kanak en Nouvelle-Caldonie, et intgrant la perspective constructiviste dans le questionnement anthropologique sur lÕdification des identits nationales post-coloniales ocaniennes, ont t prpares et soutenues cette mme poque par deux jeunes chercheurs ocanistes qui ont, depuis, fait leur chemin (Tabani, 1999 ; Soriano, 2000a).
179 En rfrence au titre de lÕarticle prcit de Haunani-Kay Trask (1991).
singulirement absent de lÕanthropologie ocaniste francophone jusquÕ la fin des annes 1990, lÕexception, on lÕa dit, de lÕarticle Ç Kastom and Nation-Building in the South Pacific È de Babadzan (1988[1983]), publi, il est vrai, en anglais, et vraisemblablement lu et comment presque exclusivement par des auteurs anglophones181. En 1999, Wittersheim dplore dÕailleurs que Babadzan, Ç le seul ocaniste franais avoir vritablement rflchi la question et avoir suivi lÕvolution de ces dbats, [nÕait] jamais, semble-t-il, cru utile de publier une version franaise de son texte È182. Ce serait donc en partie faute de traductions franaises que la question qui suscitait pourtant une si vive polmique parmi les chercheurs ocanistes anglophones, nÕaurait pas russi veiller lÕattention de leurs homologues franaisÉ
En 2000, pourtant, un autre colloque international est organis Nice autour des politiques de la tradition, auquel participent Babadzan et Hobsbawm. LÕorganisateur de la rencontre, Dejan Dimitrijevic, rappelle son tour le Ç succs È rencontr par la notion dÕÇ invention des traditions È. Il ajoute :
Ç Cependant, la frquence de son emploi est parfois proportionnelle lÕimprcision de son usage. Elle est le plus souvent vide de son contenu sociologique et historique : conue pour rendre compte des discontinuits et des ruptures introduites par la modernit, elle tend se transformer en un lieu commun du changement perptuel des socits.
(É)
LÕintrt dÕun retour au paradigme de lÕinvention des traditions est de le confronter aux processus contemporains de construction identitaire qui interviennent diffrentes chelles dÕappartenance, dans de nouvelles configurations de changement social, domines par la globalisation, afin de mieux comprendre ses mcanismes, et dÕen valuer la fois les fonctions et la valeur heuristique È (2004 : Introduction)183.
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181 Babadzan y fait plusieurs fois rfrence la situation politique de la Nouvelle-Caldonie, et notamment lÕaction de Jean-Marie Tjibaou travers lÕorganisation du festival culturel Mlansia 2000 en 1975. Comme on lÕa vu, lÕexception de Keesing, les commentateurs se bornent gnralement prsenter une srie de critiques et de simplifications des arguments de Babadzan (1988). Dans lÕouvrage quÕil publie en 2009, ce dernier revient en dtails sur le contexte de cette controverse : il propose un rappel des ides fortes de son texte de 1988, puis rpond point par point aux critiques qui avaient t formules par Jolly son encontre en 1992 (2009 : 94-100), puis aux commentaires de Linnekin publis la mme anne (ibid. : 100-102).
182 Wittersheim (1999 : 184, note 3). Cette note de bas de page constitue une Ç rvrence È discrte aux travaux de Babadzan. LÕarticle est repris et remani quelques annes plus tard (2006) dans le corps dÕun ouvrage consacr deux leaders politiques mlansiens. Cette fois, Babadzan y est ouvertement critiqu sur le fond, lÕappui des textes de Jolly et Linnekin (parus tous deux en 1992). Cf. infra.
183 Cette phrase rsume elle seule la conviction qui a structur ma rflexion et qui mÕa accompagne tout au long du travail de rdaction de cette thse. Dejan Dimitrijevic (d.), Fabrication des traditions, Invention de modernit. Paris, MSH, 2004 (Prface de Eric Hobsbawm). Il sÕagit des actes du colloque Ç Les traditions inventes È, organis lÕinitiative de Dimitrijevic lÕUniversit de Nice en mai 2000. Le colloque de Nice sera fort peu mentionn par la suite (hormis dans Wittersheim et Hamelin, 2002 : 13, note 4 ; voir aussi Wittersheim, 2006a : 36 ; 2006b : 20, note 2 ; 71, note 2). LÕouvrage compos des actes du colloque (2004), puis chez lÕditeur, reste aujourdÕhui introuvable.
LÕventail des communications couvre des situations gographiques et politiques trs varies (Afrique, Europe de lÕEst, Antilles, rgions franaises), et rassemble des points de vue parfois divergents sur la question de lÕinstrumentalisation des traditions ou sur la notion dÕauthenticit, toujours dans une rflexion autour de la production dÕun rcit sur le pass. Wittersheim, qui sÕappuie sur lÕexemple du Vanuatu, entend une nouvelle fois carter lÕinterprtation qui place la question des lites et de la Ç manipulation È au cÏur du discours nationaliste dÕinvention des traditions, afin de souligner davantage les continuits culturelles qui sont lÕÏuvre dans les processus de transformation sociale et politique. Babadzan dlivre pour sa part une communication intitule Ç LÕinvention des traditions et lÕethnologie : bilan critique È, o il se revendique une nouvelle fois du courant Ç objectiviste È, et sÕattache critiquer le contre-paradigme postmoderniste, qui a fait de lÕinvention des traditions un paradigme refroidi. Babadzan ritre lÕargument quÕil dfendait en 1998 Montpellier :
Ç Alors que de nombreux ethnologues mentionnent abondamment la notion d'invention des traditions, ils n'en ont fait assez souvent qu'un usage assez superficiel. On se borne voquer la formule "invention des traditions", "traditions inventes", sans rentrer dans le cÏur de l'argument de l'ouvrage.
Aujourd'hui, le paradigme de l'invention des traditions est souvent considr comme dpass ou puis. En un sens, il a t victime de son succs, ou plus exactement de sa banalisation. Mais cette banalisation n'a pu se produire que pour autant que le contenu thorique de la notion ait t vacu, et qu'ait t perdue de vue la dimension sociologique et historique que lui attribuait Eric Hobsbawm. Souvent caricatur, l'argument proprement sociologique et historique du volume est rest le plus souvent inaperu de nombreux ethnologues, davantage proccups par la recherche des continuits culturelles, fussent-elles apparentes, que par l'interrogation des discontinuits et des ruptures introduites par la modernit È (Babadzan, 2004[2000] ; cÕest moi qui souligne).
En 2002, dans un ouvrage collectif intitul La Tradition et LÕtat, Christine Hamelin et ric Wittersheim abordent nouveau la question des nationalismes ocaniens et des traditionalismes. Ds lÕintroduction (Ç Au-del de la tradition È), les deux auteurs reconnaissent Keesing (lÕouvrage de rfrence est bien le recueil que ce dernier a cosign avec Tonkinson vingt ans auparavant) la paternit de la rflexion sur la construction des identits nationales en Ocanie, tout en admettant la porte scientifique de cette position thorique :
Ç Utilise tantt pour unifier, tantt pour affirmer les diffrences, la notion de coutume est ne, selon Keesing, de la confrontation avec lÕOccident, qui a conduit les Ocaniens extrioriser la vision quÕils avaient de leur propre culture.
CÕest ce mouvement dÕ"objectification" ou de "rification" de la culture qui a permis aux leaders nationalistes de produire un discours nouveau sur la "coutume".
(É)
Ce processus, qui associe la dnonciation des tutelles coloniales la recherche dÕune unit nationale Ð voire transnationale Ð sÕaccompagne dÕun travail de redfinition, engag par les leaders, de ce quÕest la tradition. Ainsi, comme lÕont soulign de nombreux auteurs, certains aspects des organisations sociales ocaniennes sont laisss de ct, alors que dÕautres se voient accorder une importance quÕils nÕont jamais eue. Le rle consensuel des chefs ou lÕgalitarisme conomique sont par exemple davantage mis en avant que la place faite aux femmes ou lÕomniprsence de la violence dans ces socits. È (Hamelin et Wittersheim, 2002 : 12).
Aprs avoir galement mentionn lÕouvrage dÕHobsbawm et Ranger de 1983 (mme si lÕon parle dsormais surtout dÕHobsbawm, Ranger ayant acquis en quelque sorte un statut moins Ç emblmatique È, du fait dÕun article ultrieur o il relativise son point de vue initial184), Hamelin et Wittersheim ajoutent :
Ç Nombre dÕanthropologues spcialistes de la rgion ont ainsi suivi Ð ou rejoint Ð le chemin trac par Keesing et Hobsbawm et le modle de lÕinvention des traditions semble tre devenu une grille dÕinterprtation incontournable de toute rflexion sur la construction des identits nationales dans le Pacifique contemporain. Si cette perspective offre des axes de recherche stimulants, son application aux socits dÕOcanie est cependant problmatique. La transposition systmatique du paradigme de lÕinvention au contexte ocanien amne dÕailleurs sÕinterroger sur la position de lÕanthropologue. Ce dernier se retrouve dans la situation de celui qui, mieux que tous les "indignes", saurait que leurs racines et leurs traditions sont rcentes, voire fabriques de toutes pices. La dnonciation des discours politiques ocaniens sÕappuyant sur une tradition ramnage pour se lgitimer a en retour suscit de vives ractions de la part des Ocaniens eux-mmes ; une partie des anthropologues, refusant de sÕaventurer sur un terrain dangereux, sÕest alors retranche derrire un relativisme de principe pour esquiver le problme È (ibid. : 13-14 ; cÕest moi qui souligne).
Ainsi, ce serait bien pour ne pas risquer dÕtre taxs de Ç colonialisme acadmique È (sans parler de lÕimprononable Ç R-word È dont Keesing et consorts sÕtaient vus affubls par Trask Ð dont le nom apparat aussi, en note de bas de page, dans lÕintroduction de Hamelin et Wittersheim), et pour ne pas voir ainsi leur objet de recherche se drober sous leurs yeux, quÕÇ une partie des anthropologues È a prfr opter pour un Ç relativisme de principe È confortable et politiquement correct. Comme Linnekin avant eux (1991, 1992), les deux auteurs
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184 Dans un article intitul Ç The Invention of Tradition revisited : The case of Colonial Africa È (1993), Ranger revient sur son texte publi dans le recueil de 1983, qui est devenu, la grande surprise de ses auteurs, un vritable classique (rdit, traduit en plusieurs langues, reconnu comme une vritable rfrence acadmique). Ses travaux portent toujours sur les mouvements nationalistes et ethniques en Afrique, mais il dit prfrer dsormais le terme de Ç communauts imagines È, propos par Anderson (1983), celui de cultures ou de traditions Ç inventes È qui sÕest trouv progressivement galvaud (Ranger, in Ranger et Vaughan, ds., 1993).
prennent la dfense de lÕanthropologue Allan Hanson et de son texte, qui avait tant fait polmique, sur lÕinvention de la culture maorie (1989)185. Poursuivant leur analyse, teinte de postmodernisme186, les deux auteurs entament aussitt une critique mthodique de la thorie de lÕinvention des traditions qui, Ç dans la mesure o elle tend masquer la complexit des socits ocaniennes et ignorer leur histoire, nÕoffre en effet quÕune vision rductrice des ralits locales È (ibid. : 14). Plusieurs arguments de cette thorie seraient ainsi Ç discutables È :
Ç (É) tout dÕabord, le fait que la rencontre avec lÕOccident et le colonialisme aurait provoqu une rupture fondamentale, ontologique. Si la colonisation et lÕvanglisation ont profondment transform les systmes de reprsentation et les rapports sociaux locaux, les effets de lÕimplantation occidentale peuvent pourtant difficilement se rsumer lÕimposition subite et absolue dÕun ordre nouveau È (ibid. : 15).
Cet argument a de quoi surprendre. Cela ne semble pas tre en tous les cas lÕavis de Jean-Marie Tjibaou (et de quelques autresÉ), qui affirmait en 1985 : Ç Les Europens nous ont empchs dÕtre È Ð une phrase cite par Bensa (1988 : 188), que Wittersheim utilisera dÕailleurs dans un ouvrage ultrieur187. Les autres critiques concernent lÕargument de Keesing propos du caractre proprement moderne dÕune distanciation des individus par rapport leur tradition, une extriorit qui, selon Hamelin et Wittersheim, aurait exist de longue date parmi les peuples ocaniens, sous la forme dÕune Ç conscience de leur spcificit culturelle È, comme lÕattesteraient les travaux Ç de nombreux auteurs, au premier rang desquels Malinowski È (ibid. : 15). galement, les ides Ç quelque peu volutionnistes È (sic) de la thorie de lÕinvention des traditions sont clairement dcrtes (et dnonces), au motif que cette thorie dfendrait la vision Ç dÕune acculturation irrversible et dÕune drive vers la "modernit" perue uniquement sur le thme de la perte, de lÕappauvrissement È (ibid.). Et de conclure, sur leur lance : Ç Toute forme de syncrtisme se voit ainsi qualifie dÕinauthentique, voire de manipulation instrumentale È (ibid.).
Or, les thoriciens Ç objectivistes È de lÕinvention des traditions nÕont jamais entendu dfendre une quelconque perspective volutionniste en voquant les processus de changement
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185 Ç (É) la condamnation morale qui a injustement frapp Allan Hanson, lequel avait simplement crit, propos des Maoris de Nouvelle-Zlande, que "toute culture est invente" È (ibid. : 14, note 5).
186 Ils se rfrent par exemple au recueil dit par Margaret Jolly et Nicholas Thomas en 1992 (2002 : 14).
187 Wittersheim (2006 : 65, 86). La phrase de lÕauteur que jÕai retranscrite prcdemment (concernant la Ç rupture fondamentale, ontologique È qui nÕaurait finalement pas eu lieu) sera galement reprise lÕidentique, dans le mme ouvrage (ibid. : 46-47). Par ailleurs, les textes concernant la perte culturelle irrmdiablement subie par les coloniss ne sont pas rares, de mme que les tmoignages rcents des acteurs sociaux eux-mmes (des Kanak en particulier), qui admettent volontiers que Ç beaucoup a t perdu È (entretien avec Emmanuel Tjibaou, Nouma, 6 mai 2014).
culturel induits par la modernisation qui bouleversait les socits traditionnelles. Et ils nÕont pas non plus fait dÕamalgame entre, dÕune part, lÕanalyse des usages idologiques de la tradition pour la comprhension des phnomnes de mobilisation ethnique vise politique, et dÕautre part, les phnomnes de Ç compromis syncrtiques È (Babadzan, 1988 : 203), dont la prgnance dans les processus de changement social ou culturel nÕest pas contestable, notamment ceux ayant trait la diffusion du christianisme en Ocanie188.
Ç (É) il est ncessaire de distinguer les traditions inventes par lesquelles certains groupes tentent de (re)nouer une continuit avec un pass (rel ou imaginaire), des "traditions adaptes" (les evolved traditions de Hobsbawm), des syncrtismes, ou des "emprunts apparents" pouvant servir dÕhabits neufs lÕexpression dÕune permanence culturelle. Dans ces trois derniers cas, une rinterprtation de plus ou moins vaste envergure est lÕÏuvre, dont lÕaboutissement se tient encore lÕintrieur dÕun univers de tradition (É). Et ceci vaut quelle que soit lÕampleur des compromis quÕil aura fallu passer, comme dans le cas des syncrtismes religieux, avec les principes et les valeurs dÕun ordre symbolique tranger (celui de la religion du colonisateur dans cet exemple), lorsque ces principes et valeurs sont apparus contradictoires avec ceux de la tradition locale. Le travail de rinterprtation syncrtique, qui porte sur certaines des catgories traditionnelles autant que sur les catgories trangres, sÕeffectue partir dÕun rpertoire symbolique autochtone et est mis au service de la reproduction culturelle. Mme si cette reproduction passe par des ramnagements trs importants des catgories de langue et de pense traditionnelles, mme si les relations entre ces catgories se trouvent modifies, elles se retrouvent encore en position centrale au cÏur du nouveau systme de reprsentations syncrtique, qui bien des gards apparat alors comme le "transform" dÕune tradition, la rsultante dÕun processus de dpassement syncrtique (É) È (Babadzan, 1999 : 20-21 ; cÕest moi qui souligne).
Le syncrtisme, dit-il en substance, demeure une forme dÕÇ indignisation È de certaines croyances et pratiques exognes, un phnomne sans rapport avec la rification identitaire qui sÕincarne dans ce quÕil dsigne comme Ç les traditions inventes È de la rhtorique nationaliste :
Ç Le syncrtisme (É) est selon moi une formation de compromis qui tente de surmonter la contradiction entre certains lments opposs provenant de systmes de croyances diffrents (monothisme/polythisme, par ex.) et dÕen proposer un dpassement procdant par une double reformulation o peut se lire la fois rsistance culturelle et assomption de la modernit. Mais le christianisme syncrtique polynsien, en tant tout cela, demeure fondamentalement une religion qui nÕest pas constitue en "culture" la
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188 Sur la question des syncrtismes religieux, je renvoie lÕun des articles publis par Babadzan (1985 : 115-123). Pour une distinction entre les productions culturelles syncrtiques et le traditionalisme, cf. galement Babadzan (2009, chapitre 5 : Ç Le syncrtisme ou la double ngation È, pp.193-209). Enfin, sans doute faut-il rappeler que cet auteur a consacr prcisment un long sjour de terrain aux les Australes, ainsi que sa thse de doctorat, la question des syncrtismes religieux en Polynsie.
diffrence de la "coutume" des nationalistes189. En dÕautres termes, le syncrtisme nÕest pas envisag comme un ensemble de valeurs, de normes, de symboles et de pratiques,