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La banalisation de lÕinvention des traditions et la question de la continuitŽ culturelle

En mars 1998, une table-ronde est organisŽe ˆ Montpellier par Alain Babadzan, sur le thme Ç Traditions et traditionalismes en OcŽanie È. Cette rencontre, qui a ensuite donnŽ lieu ˆ une publication dans un numŽro spŽcial du Journal de la SociŽtŽ des OcŽanistes (Paris, MSH, 1999, n¡109),

Ç se donnait pour objectif dÕinterroger les modalitŽs actuelles de la production symbolique des identitŽs collectives en OcŽanie et de souligner la nŽcessitŽ dÕune analyse des rapports modernes ˆ la tradition et ˆ lÕethnicitŽ affranchie de toute forme dÕessentialisme culturaliste È (Babadzan, 1999 : 9).

Des chercheurs aussi bien francophones quÕanglophones ont contribuŽ ˆ cette publication (Brigitte Derlon, Stephanie Lawson, Toon van Meijl, Patrick Pillon, Marc Tabani, Robert Tonkinson)177. En avant-propos de ce recueil, Alain Babadzan dresse dŽjˆ un amer constat :

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177 LÕanthropologue Alban Bensa a Žgalement participŽ ˆ cette table-ronde. Une version remaniŽe de sa communication a ŽtŽ publiŽe sous le titre Ç RŽsistances et innovations culturelles kanak : "LÕaire coutumire" du Centre Tjibaou (Nouvelle-CalŽdonie) È dans un recueil intitulŽ La tradition et lՃtat, ŽditŽ par C. Hamelin et ƒ. Wittersheim (2002). Cf. infra. JՎtais pour ma part Žtudiante en ethnologie ˆ Montpellier, sous la direction du Pr. Babadzan : dans le cadre de ce colloque, lÕopportunitŽ me fut donnŽe de prŽsenter un Žtat de mes recherches (Graille, 1999).

Ç Le dŽbat sur lÕ"invention des traditions" en sciences politiques ou en histoire, par exemple, nÕest pratiquement jamais mentionnŽ [par les anthropologues], et lÕorientation des travaux les plus rŽcents des anthropologues ocŽanistes en direction des nations [rŽfŽrence aux recueils ŽditŽs par Otto et Thomas (1997) et Foster (1995)] ne fait quÕeffleurer de manire trs superficielle la question du nationalisme et de lÕinstrumentalisation politique des traditions178. Ce nÕest pas un hasard si lÕouvrage dÕAnderson Imagined Communities est, parmi la masse de travaux sur le nationalisme paru ces quinze dernires annŽes, un des seuls ˆ tre citŽs (mais jamais vŽritablement commentŽ) par les ethnologues ocŽanistes. Les positions dÕAnderson Žtaient sans doute de nature ˆ sŽduire ceux pour qui Ð et il sont nombreux Ð le nationalisme est dÕabord un "discours", ou un "imaginaire". Il se trouve quÕil est aussi un programme politique et une idŽologie, avec des fonctions sociales et politiques bien prŽcises, sur lesquelles lÕanthropologie a gŽnŽralement prŽfŽrŽ ne pas sՎtendre È (ibid. : 8).

Babadzan souligne Žgalement, ˆ cette occasion, que le paradigme de Ç lÕinvention des traditions È, ŽlaborŽ comme un outil ŽpistŽmologique de dŽconstruction des identitŽs collectives et des nationalismes ethniques contemporains, a ŽtŽ en quelque sorte Ç victime de son succs È : galvaudŽe, banalisŽe, souvent mal comprise ou mal interprŽtŽe, du fait des controverses quÕelle avait suscitŽes, entre Ç indignes et anthropologues È 179 , puis entre anthropologues Ç modernistes È et Ç post-modernistes È, lÕinvention des traditions fait finalement davantage lÕobjet de Ç rŽfŽrences (rŽvŽrences ?) È obligŽes ˆ des textes et des auteurs devenus des Ç classiques È, apparemment pas toujours lus, mais inŽvitablement citŽs (Babadzan, 1999 : 13-14). Sous un titre un brin provocateur (Ç A-t-on lu Hobsbawm ? È), il Žcrit :

Ç Curieusement, pourtant, lÕessentiel de la production anthropologique ocŽaniste (É) nÕa jamais inscrit sa rŽflexion dans le prolongement des travaux de Hobsbawm et Ranger, sans doute en raison du poids quÕexerce sur le champ scientifique anglo-saxon la doxa post-moderniste (et/ou nŽo-libŽrale), largement opposŽe ˆ tout travail dÕobjectivation sociologique des productions idŽologiques È (ibid. : 14, note 2).

Comme le remarque ƒric Wittersheim180, et comme le rappelle encore rŽcemment un autre ethnologue, Beno”t TrŽpied (2011 : 166), le dŽbat sur lÕinvention des traditions, sÕil a fait rage durant plus de dix ans parmi les anthropologues ocŽanistes anglo-saxons, a ŽtŽ

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178 A lÕUniversitŽ de Montpellier 3, o jÕavais entamŽ ma formation dÕethnologue en 1996, la question des traditionalismes et de la rŽification des cultures nationales Žtait enseignŽe, par le Professeur Babadzan, aux Žtudiants du DEA dÕethnologie. Par ailleurs, deux thses de doctorat, portant respectivement sur lÕidŽologie traditionaliste au Vanuatu et sur les Žlites nationalistes kanak en Nouvelle-CalŽdonie, et intŽgrant la perspective constructiviste dans le questionnement anthropologique sur lՎdification des identitŽs nationales post-coloniales ocŽaniennes, ont ŽtŽ prŽparŽes et soutenues ˆ cette mme Žpoque par deux jeunes chercheurs ocŽanistes qui ont, depuis, fait leur chemin (Tabani, 1999 ; Soriano, 2000a).

179 En rŽfŽrence au titre de lÕarticle prŽcitŽ de Haunani-Kay Trask (1991).

singulirement absent de lÕanthropologie ocŽaniste francophone jusquՈ la fin des annŽes 1990, ˆ lÕexception, on lÕa dit, de lÕarticle Ç Kastom and Nation-Building in the South Pacific È de Babadzan (1988[1983]), publiŽ, il est vrai, en anglais, et vraisemblablement lu et commentŽ presque exclusivement par des auteurs anglophones181. En 1999, Wittersheim dŽplore dÕailleurs que Babadzan, Ç le seul ocŽaniste franais ˆ avoir vŽritablement rŽflŽchi ˆ la question et ˆ avoir suivi lՎvolution de ces dŽbats, [nÕait] jamais, semble-t-il, cru utile de publier une version franaise de son texte È182. Ce serait donc en partie faute de traductions franaises que la question qui suscitait pourtant une si vive polŽmique parmi les chercheurs ocŽanistes anglophones, nÕaurait pas rŽussi ˆ Žveiller lÕattention de leurs homologues franaisÉ

En 2000, pourtant, un autre colloque international est organisŽ ˆ Nice autour des politiques de la tradition, auquel participent Babadzan et Hobsbawm. LÕorganisateur de la rencontre, Dejan Dimitrijevic, rappelle ˆ son tour le Ç succs È rencontrŽ par la notion dÕÇ invention des traditions È. Il ajoute :

Ç Cependant, la frŽquence de son emploi est parfois proportionnelle ˆ lÕimprŽcision de son usage. Elle est le plus souvent vidŽe de son contenu sociologique et historique : conue pour rendre compte des discontinuitŽs et des ruptures introduites par la modernitŽ, elle tend ˆ se transformer en un lieu commun du changement perpŽtuel des sociŽtŽs.

(É)

LÕintŽrt dÕun retour au paradigme de lÕinvention des traditions est de le confronter aux processus contemporains de construction identitaire qui interviennent ˆ diffŽrentes Žchelles dÕappartenance, dans de nouvelles configurations de changement social, dominŽes par la globalisation, afin de mieux comprendre ses mŽcanismes, et dÕen Žvaluer ˆ la fois les fonctions et la valeur heuristique È (2004 : Introduction)183.

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181 Babadzan y fait plusieurs fois rŽfŽrence ˆ la situation politique de la Nouvelle-CalŽdonie, et notamment ˆ lÕaction de Jean-Marie Tjibaou ˆ travers lÕorganisation du festival culturel MŽlanŽsia 2000 en 1975. Comme on lÕa vu, ˆ lÕexception de Keesing, les commentateurs se bornent gŽnŽralement ˆ prŽsenter une sŽrie de critiques et de simplifications des arguments de Babadzan (1988). Dans lÕouvrage quÕil publie en 2009, ce dernier revient en dŽtails sur le contexte de cette controverse : il propose un rappel des idŽes fortes de son texte de 1988, puis rŽpond point par point aux critiques qui avaient ŽtŽ formulŽes par Jolly ˆ son encontre en 1992 (2009 : 94-100), puis aux commentaires de Linnekin publiŽs la mme annŽe (ibid. : 100-102).

182 Wittersheim (1999 : 184, note 3). Cette note de bas de page constitue une Ç rŽvŽrence È discrte aux travaux de Babadzan. LÕarticle est repris et remaniŽ quelques annŽes plus tard (2006) dans le corps dÕun ouvrage consacrŽ ˆ deux leaders politiques mŽlanŽsiens. Cette fois, Babadzan y est ouvertement critiquŽ sur le fond, ˆ lÕappui des textes de Jolly et Linnekin (parus tous deux en 1992). Cf. infra.

183 Cette phrase rŽsume ˆ elle seule la conviction qui a structurŽ ma rŽflexion et qui mÕa accompagnŽe tout au long du travail de rŽdaction de cette thse. Dejan Dimitrijevic (Žd.), Fabrication des traditions, Invention de modernitŽ. Paris, MSH, 2004 (PrŽface de Eric Hobsbawm). Il sÕagit des actes du colloque Ç Les traditions inventŽes È, organisŽ ˆ lÕinitiative de Dimitrijevic ˆ lÕUniversitŽ de Nice en mai 2000. Le colloque de Nice sera fort peu mentionnŽ par la suite (hormis dans Wittersheim et Hamelin, 2002 : 13, note 4 ; voir aussi Wittersheim, 2006a : 36 ; 2006b : 20, note 2 ; 71, note 2). LÕouvrage composŽ des actes du colloque (2004), ŽpuisŽ chez lՎditeur, reste aujourdÕhui introuvable.

LՎventail des communications couvre des situations gŽographiques et politiques trs variŽes (Afrique, Europe de lÕEst, Antilles, rŽgions franaises), et rassemble des points de vue parfois divergents sur la question de lÕinstrumentalisation des traditions ou sur la notion dÕauthenticitŽ, toujours dans une rŽflexion autour de la production dÕun rŽcit sur le passŽ. Wittersheim, qui sÕappuie sur lÕexemple du Vanuatu, entend une nouvelle fois Žcarter lÕinterprŽtation qui place la question des Žlites et de la Ç manipulation È au cÏur du discours nationaliste dÕinvention des traditions, afin de souligner davantage les continuitŽs culturelles qui sont ˆ lÕÏuvre dans les processus de transformation sociale et politique. Babadzan dŽlivre pour sa part une communication intitulŽe Ç LÕinvention des traditions et lÕethnologie : bilan critique È, o il se revendique une nouvelle fois du courant Ç objectiviste È, et sÕattache ˆ critiquer le contre-paradigme postmoderniste, qui a fait de lÕinvention des traditions un paradigme refroidi. Babadzan rŽitre lÕargument quÕil dŽfendait en 1998 ˆ Montpellier :

Ç Alors que de nombreux ethnologues mentionnent abondamment la notion d'invention des traditions, ils n'en ont fait assez souvent qu'un usage assez superficiel. On se borne ˆ Žvoquer la formule "invention des traditions", "traditions inventŽes", sans rentrer dans le cÏur de l'argument de l'ouvrage.

Aujourd'hui, le paradigme de l'invention des traditions est souvent considŽrŽ comme dŽpassŽ ou ŽpuisŽ. En un sens, il a ŽtŽ victime de son succs, ou plus exactement de sa banalisation. Mais cette banalisation n'a pu se produire que pour autant que le contenu thŽorique de la notion ait ŽtŽ ŽvacuŽ, et qu'ait ŽtŽ perdue de vue la dimension sociologique et historique que lui attribuait Eric Hobsbawm. Souvent caricaturŽ, l'argument proprement sociologique et historique du volume est restŽ le plus souvent inaperu de nombreux ethnologues, davantage prŽoccupŽs par la recherche des continuitŽs culturelles, fussent-elles apparentes, que par l'interrogation des discontinuitŽs et des ruptures introduites par la modernitŽ È (Babadzan, 2004[2000] ; cÕest moi qui souligne).

En 2002, dans un ouvrage collectif intitulŽ La Tradition et LՃtat, Christine Hamelin et ƒric Wittersheim abordent ˆ nouveau la question des nationalismes ocŽaniens et des traditionalismes. Ds lÕintroduction (Ç Au-delˆ de la tradition È), les deux auteurs reconnaissent ˆ Keesing (lÕouvrage de rŽfŽrence est bien le recueil que ce dernier a cosignŽ avec Tonkinson vingt ans auparavant) la paternitŽ de la rŽflexion sur la construction des identitŽs nationales en OcŽanie, tout en admettant la portŽe scientifique de cette position thŽorique :

Ç UtilisŽe tant™t pour unifier, tant™t pour affirmer les diffŽrences, la notion de coutume est nŽe, selon Keesing, de la confrontation avec lÕOccident, qui a conduit les OcŽaniens ˆ extŽrioriser la vision quÕils avaient de leur propre culture.

CÕest ce mouvement dÕ"objectification" ou de "rŽification" de la culture qui a permis aux leaders nationalistes de produire un discours nouveau sur la "coutume".

(É)

Ce processus, qui associe la dŽnonciation des tutelles coloniales ˆ la recherche dÕune unitŽ nationale Ð voire transnationale Ð sÕaccompagne dÕun travail de redŽfinition, engagŽ par les leaders, de ce quÕest la tradition. Ainsi, comme lÕont soulignŽ de nombreux auteurs, certains aspects des organisations sociales ocŽaniennes sont laissŽs de c™tŽ, alors que dÕautres se voient accorder une importance quÕils nÕont jamais eue. Le r™le consensuel des chefs ou lՎgalitarisme Žconomique sont par exemple davantage mis en avant que la place faite aux femmes ou lÕomniprŽsence de la violence dans ces sociŽtŽs. È (Hamelin et Wittersheim, 2002 : 12).

Aprs avoir Žgalement mentionnŽ lÕouvrage dÕHobsbawm et Ranger de 1983 (mme si lÕon parle dŽsormais surtout dÕHobsbawm, Ranger ayant acquis en quelque sorte un statut moins Ç emblŽmatique È, du fait dÕun article ultŽrieur o il relativise son point de vue initial184), Hamelin et Wittersheim ajoutent :

Ç Nombre dÕanthropologues spŽcialistes de la rŽgion ont ainsi suivi Ð ou rejoint Ð le chemin tracŽ par Keesing et Hobsbawm et le modle de lÕinvention des traditions semble tre devenu une grille dÕinterprŽtation incontournable de toute rŽflexion sur la construction des identitŽs nationales dans le Pacifique contemporain. Si cette perspective offre des axes de recherche stimulants, son application aux sociŽtŽs dÕOcŽanie est cependant problŽmatique. La transposition systŽmatique du paradigme de lÕinvention au contexte ocŽanien amne dÕailleurs ˆ sÕinterroger sur la position de lÕanthropologue. Ce dernier se retrouve dans la situation de celui qui, mieux que tous les "indignes", saurait que leurs racines et leurs traditions sont rŽcentes, voire fabriquŽes de toutes pices. La dŽnonciation des discours politiques ocŽaniens sÕappuyant sur une tradition rŽamŽnagŽe pour se lŽgitimer a en retour suscitŽ de vives rŽactions de la part des OcŽaniens eux-mmes ; une partie des anthropologues, refusant de sÕaventurer sur un terrain dangereux, sÕest alors retranchŽe derrire un relativisme de principe pour esquiver le problme È (ibid. : 13-14 ; cÕest moi qui souligne).

Ainsi, ce serait bien pour ne pas risquer dՐtre taxŽs de Ç colonialisme acadŽmique È (sans parler de lÕimprononable Ç R-word È dont Keesing et consorts sՎtaient vus affublŽs par Trask Ð dont le nom appara”t aussi, en note de bas de page, dans lÕintroduction de Hamelin et Wittersheim), et pour ne pas voir ainsi leur objet de recherche se dŽrober sous leurs yeux, quÕÇ une partie des anthropologues È a prŽfŽrŽ opter pour un Ç relativisme de principe È confortable et politiquement correct. Comme Linnekin avant eux (1991, 1992), les deux auteurs

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184 Dans un article intitulŽ Ç The Invention of Tradition revisited : The case of Colonial Africa È (1993), Ranger revient sur son texte publiŽ dans le recueil de 1983, qui est devenu, ˆ la grande surprise de ses auteurs, un vŽritable classique (rŽŽditŽ, traduit en plusieurs langues, reconnu comme une vŽritable rŽfŽrence acadŽmique). Ses travaux portent toujours sur les mouvements nationalistes et ethniques en Afrique, mais il dit prŽfŽrer dŽsormais le terme de Ç communautŽs imaginŽes È, proposŽ par Anderson (1983), ˆ celui de cultures ou de traditions Ç inventŽes È qui sÕest trouvŽ progressivement galvaudŽ (Ranger, in Ranger et Vaughan, Žds., 1993).

prennent la dŽfense de lÕanthropologue Allan Hanson et de son texte, qui avait tant fait polŽmique, sur lÕinvention de la culture maorie (1989)185. Poursuivant leur analyse, teintŽe de postmodernisme186, les deux auteurs entament aussit™t une critique mŽthodique de la thŽorie de lÕinvention des traditions qui, Ç dans la mesure o elle tend ˆ masquer la complexitŽ des sociŽtŽs ocŽaniennes et ˆ ignorer leur histoire, nÕoffre en effet quÕune vision rŽductrice des rŽalitŽs locales È (ibid. : 14). Plusieurs arguments de cette thŽorie seraient ainsi Ç discutables È :

Ç (É) tout dÕabord, le fait que la rencontre avec lÕOccident et le colonialisme aurait provoquŽ une rupture fondamentale, ontologique. Si la colonisation et lՎvangŽlisation ont profondŽment transformŽ les systmes de reprŽsentation et les rapports sociaux locaux, les effets de lÕimplantation occidentale peuvent pourtant difficilement se rŽsumer ˆ lÕimposition subite et absolue dÕun ordre nouveau È (ibid. : 15).

Cet argument a de quoi surprendre. Cela ne semble pas tre en tous les cas lÕavis de Jean-Marie Tjibaou (et de quelques autresÉ), qui affirmait en 1985 : Ç Les EuropŽens nous ont empchŽs dՐtre È Ð une phrase citŽe par Bensa (1988 : 188), que Wittersheim utilisera dÕailleurs dans un ouvrage ultŽrieur187. Les autres critiques concernent lÕargument de Keesing ˆ propos du caractre proprement moderne dÕune distanciation des individus par rapport ˆ leur tradition, une extŽrioritŽ qui, selon Hamelin et Wittersheim, aurait existŽ de longue date parmi les peuples ocŽaniens, sous la forme dÕune Ç conscience de leur spŽcificitŽ culturelle È, comme lÕattesteraient les travaux Ç de nombreux auteurs, au premier rang desquels Malinowski È (ibid. : 15). ƒgalement, les idŽes Ç quelque peu Žvolutionnistes È (sic) de la thŽorie de lÕinvention des traditions sont clairement dŽcrŽtŽes (et dŽnoncŽes), au motif que cette thŽorie dŽfendrait la vision Ç dÕune acculturation irrŽversible et dÕune dŽrive vers la "modernitŽ" perue uniquement sur le thme de la perte, de lÕappauvrissement È (ibid.). Et de conclure, sur leur lancŽe : Ç Toute forme de syncrŽtisme se voit ainsi qualifiŽe dÕinauthentique, voire de manipulation instrumentale È (ibid.).

Or, les thŽoriciens Ç objectivistes È de lÕinvention des traditions nÕont jamais entendu dŽfendre une quelconque perspective Žvolutionniste en Žvoquant les processus de changement

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185 Ç (É) la condamnation morale qui a injustement frappŽ Allan Hanson, lequel avait simplement Žcrit, ˆ propos des Maoris de Nouvelle-ZŽlande, que "toute culture est inventŽe" È (ibid. : 14, note 5).

186 Ils se rŽfrent par exemple au recueil ŽditŽ par Margaret Jolly et Nicholas Thomas en 1992 (2002 : 14).

187 Wittersheim (2006 : 65, 86). La phrase de lÕauteur que jÕai retranscrite prŽcŽdemment (concernant la Ç rupture fondamentale, ontologique È qui nÕaurait finalement pas eu lieu) sera Žgalement reprise ˆ lÕidentique, dans le mme ouvrage (ibid. : 46-47). Par ailleurs, les textes concernant la perte culturelle irrŽmŽdiablement subie par les colonisŽs ne sont pas rares, de mme que les tŽmoignages rŽcents des acteurs sociaux eux-mmes (des Kanak en particulier), qui admettent volontiers que Ç beaucoup a ŽtŽ perdu È (entretien avec Emmanuel Tjibaou, NoumŽa, 6 mai 2014).

culturel induits par la modernisation qui bouleversait les sociŽtŽs traditionnelles. Et ils nÕont pas non plus fait dÕamalgame entre, dÕune part, lÕanalyse des usages idŽologiques de la tradition pour la comprŽhension des phŽnomnes de mobilisation ethnique ˆ visŽe politique, et dÕautre part, les phŽnomnes de Ç compromis syncrŽtiques È (Babadzan, 1988 : 203), dont la prŽgnance dans les processus de changement social ou culturel nÕest pas contestable, notamment ceux ayant trait ˆ la diffusion du christianisme en OcŽanie188.

Ç (É) il est nŽcessaire de distinguer les traditions inventŽes par lesquelles certains groupes tentent de (re)nouer une continuitŽ avec un passŽ (rŽel ou imaginaire), des "traditions adaptŽes" (les evolved traditions de Hobsbawm), des syncrŽtismes, ou des "emprunts apparents" pouvant servir dÕhabits neufs ˆ lÕexpression dÕune permanence culturelle. Dans ces trois derniers cas, une rŽinterprŽtation de plus ou moins vaste envergure est ˆ lÕÏuvre, dont lÕaboutissement se tient encore ˆ lÕintŽrieur dÕun univers de tradition (É). Et ceci vaut quelle que soit lÕampleur des compromis quÕil aura fallu passer, comme dans le cas des syncrŽtismes religieux, avec les principes et les valeurs dÕun ordre symbolique Žtranger (celui de la religion du colonisateur dans cet exemple), lorsque ces principes et valeurs sont apparus contradictoires avec ceux de la tradition locale. Le travail de rŽinterprŽtation syncrŽtique, qui porte sur certaines des catŽgories traditionnelles autant que sur les catŽgories Žtrangres, sÕeffectue ˆ partir dÕun rŽpertoire symbolique autochtone et est mis au service de la reproduction culturelle. Mme si cette reproduction passe par des rŽamŽnagements trs importants des catŽgories de langue et de pensŽe traditionnelles, mme si les relations entre ces catŽgories se trouvent modifiŽes, elles se retrouvent encore en position centrale au cÏur du nouveau systme de reprŽsentations syncrŽtique, qui ˆ bien des Žgards appara”t alors comme le "transformŽ" dÕune tradition, la rŽsultante dÕun processus de dŽpassement syncrŽtique (É) È (Babadzan, 1999 : 20-21 ; cÕest moi qui souligne).

Le syncrŽtisme, dit-il en substance, demeure une forme dÕÇ indigŽnisation È de certaines croyances et pratiques exognes, un phŽnomne sans rapport avec la rŽification identitaire qui sÕincarne dans ce quÕil dŽsigne comme Ç les traditions inventŽes È de la rhŽtorique nationaliste :

Ç Le syncrŽtisme (É) est selon moi une formation de compromis qui tente de surmonter la contradiction entre certains ŽlŽments opposŽs provenant de systmes de croyances diffŽrents (monothŽisme/polythŽisme, par ex.) et dÕen proposer un dŽpassement procŽdant par une double reformulation o peut se lire ˆ la fois rŽsistance culturelle et assomption de la modernitŽ. Mais le christianisme syncrŽtique polynŽsien, en Žtant tout cela, demeure fondamentalement une religion qui nÕest pas constituŽe en "culture" ˆ la

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188 Sur la question des syncrŽtismes religieux, je renvoie ˆ lÕun des articles publiŽs par Babadzan (1985 : 115-123). Pour une distinction entre les productions culturelles syncrŽtiques et le traditionalisme, cf. Žgalement Babadzan (2009, chapitre 5 : Ç Le syncrŽtisme ou la double nŽgation È, pp.193-209). Enfin, sans doute faut-il rappeler que cet auteur a consacrŽ prŽcisŽment un long sŽjour de terrain aux ”les Australes, ainsi que sa thse de doctorat, ˆ la question des syncrŽtismes religieux en PolynŽsie.

diffŽrence de la "coutume" des nationalistes189. En dÕautres termes, le syncrŽtisme nÕest pas envisagŽ comme un ensemble de valeurs, de normes, de symboles et de pratiques,