Ç Presque tous ces raisonnements coloniaux commencent en posant lÕarriration des indignes, leur inaptitude gnrale tre indpendants, "gaux" et capables È.
Edward D. Sad (2000 [1994]: 137).
Ç Culture takes diverse forms across time and space. This diversity is embodied in the uniqueness and plurality of the identities of the groups and societies making up humankind. As a source of exchange, innovation and creativity, cultural diversity is as necessary for humankind as biodiversity is for nature. In this sense, it is the common heritage of humanity and should be recognized and affirmed for the benefit of present and future generations È.
UNESCO (Dclaration du 2 novembre 2001).
Comme lÕont fort bien dcrit certains penseurs du nationalisme ethnoculturel273, lÕidologie de libration nationale passe par lÕdification de barrires ethniques Ð puis, idalement, politiques, lÕavnement de lÕtat-nation en constituant lÕaboutissement Ð et sÕappuie sur la sacralisation dÕune culture dite Ç populaire È ( lÕimage du peuple) rige en base culturelle commune lÕensemble de la communaut nationale : une faon dÕtre, idalement rurale et humble, dont lÕauthenticit ou, plus gnralement, lÕexistence mme, se trouverait menace par les effets irrversibles de la modernisation (Champagne, 1984 ; Gellner, 1989). Babadzan rsume le phnomne en ces termes :
Ç Les socits sont dsormais reprsentes comme des ensembles dÕindividus censs tre libres et gaux (innovation majeure naturellement) mais censs galement avoir tous quelque chose en commun : une culture, cense tre spcifique, ternelle et immuable. Cette culture, considre comme lÕAme du Peuple, cÕest--dire comme une vritable entit spirituelle, est nanmoins susceptible de se donner voir, de sÕincarner, littralement, dans des choses : costumes, styles architecturaux, danses, chants populaires vont se mettre fonctionner (É) comme symboles de lÕidentit nationale, comme symboles dÕappartenance ou dÕidentification ces ensembles sociaux nouveaux, les nations, reprsentes comme communauts de culture È (Babadzan, 2004 : 321).
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273Cf. en particulier Gellner (1989). Pour une synthse et une discussion sur les thories du nationalisme, on pourra se reporter Smith (1998) et Babadzan (1999 : 13-20 ; 2009 : 125-140).
Il ajoute, commentant ainsi lÕanalyse de Hobsbawm sur lÕinvention des traditions nationales dans lÕEurope de la fin du XIXe sicle :
Ç Les tats et les classes dirigeantes produiront dlibrment les mythologies et les symboles de la nation, et multiplieront les commmorations publiques grand spectacle. CÕest ainsi que la modernit va sÕentourer de rites et de mythes, alors mme que les socits rurales o prvalaient ces formes dÕexpression symbolique sont en voie de liquidation acclre È (ibid. : 314).
Ainsi, les lites nationalistes mergentes de certaines colonies dÕAfrique, dÕAsie, des Amriques, puis de lÕOcanie, vont puiser dans la culture dite Ç traditionnelle È (qui, en tant que telle, a disparu en partie ou en totalit sous les coups de lÕacculturation sociale, politique, religieuse, etc.), les mythes et les symboles qui sont ensuite rigs en culture populaire et clbrs comme tels. Leur discours consiste bien en une rinterprtation et une rification de Ç la È tradition, travers un schma de pense et des institutions rsolument modernes (expositions, associations, festivals, centres culturels, revues, etc.), dont lÕorganisation et le mode de fonctionnement nÕont aucune signification lÕintrieur du milieu social traditionnel. A partir des annes 1980, un nombre croissant de chercheurs (ethnologues, sociologues, politistes, historiens) a propos une analyse des phnomnes de mobilisation ethnique en termes historiques et scientifiques, contre une vision par trop essentialiste et culturaliste des divisions du monde social274. Dsormais, la notion de Ç culture È (quÕelle se dcline en termes de coutume, de tradition, dÕidentit, etc.) est devenu un rfrent symbolique puissant, constitutif de ce que Kupiainen dcrit comme Ç la construction indigne dÕune interprtation partage et collective du pass et du prsent È (2007 : 254).
En Nouvelle-Caldonie, depuis lÕarrive des missionnaires maristes (1843), suivie dix ans plus tard, le 24 septembre 1853, par la prise de possession de lÕarchipel par la France275,
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274 Parmi les premiers ouvrages de rfrence : Amselle et MÕBokolo (ds., 1985), Chrtien et Prunier (ds., 1989), Bayart (1996).
275 DÕaucuns jugent inopportun lÕemploi des termes Ç prise de possession È pour dsigner le moment o le contre-amiral Febvrier-Despointes proclame le rattachement la France de la Ç Nouvelle-Caldonie È ainsi baptise par James Cook lors de son passage en septembre 1774, en souvenir des ctes cossaises. En effet, politiquement, la date du 24 septembre continue de poser problme car son contenu symbolique nÕest pas neutre : la Ç prise de possession È fait davantage rfrence une conqute coloniale, clbre en tant que telle par une sensibilit loyaliste ; les intellectuels kanak militant dans les annes 1970 ont fait a contrario de cette date le Ç jour de deuil national kanak È (Le Rveil Canaque, n¡30, septembre 1973 ; cf. fig.6, infra p.312). Des actions ont t menes dans les annes 2000 pour en faire une Ç journe citoyenne de rconciliation È (cf. infra). Dans le cadre de ma recherche, jÕentends viter autant que faire se peut toute forme dÕautocensure ou dÕauto-flagellation lie au fait que
lÕorganisation sociale traditionnelle des populations autochtones a subi, travers diverses formes de domination (religieuse, foncire, politique, conomique), des ruptures et des transformations, et sÕest trouve brutalement entrane dans un processus de christianisation et dÕoccidentalisation forces.
A partir des annes 1970, lÕhistoire politique de la Nouvelle-Caldonie est marque par lÕmergence du mouvement indpendantiste kanak, qui tire sa lgitimit de la revendication par les Mlansiens dÕune identit culturelle en-soi et pour-soi, que les instruments de lÕhgmonie franaise (en particulier les spoliations foncires, les conversions religieuses, lÕurbanisation, le salariat, lÕcole) ont trop longtemps dnigre et touffe. Ç Les Europens nous ont empchs dÕtre È, affirmera notamment Jean-Marie Tjibaou, chef de file du mouvement indpendantiste kanak276.
Cette opposition la domination franaise se traduit, dans les annes 1970, par une affirmation de lÕidentit mlansienne en termes dÕethnicit et de culture, affirmation de plus en plus politise, puis qui tend se radicaliser et, partir de 1984, sÕinstitutionnaliser sous les traits de Kanaky (la Ç nation kanak È)277. Ce nouveau type de rapport des Ç Mlansiens de Nouvelle-Caldonie È leur culture semble se caractriser par la vision nostalgique dÕun pass prcolonial largement idalis (la Ç tribu È, rurale, saine, et chaleureuse, oppose au seul centre urbain de la capitale : Ç Nouma-la-Blanche È), et lÕexaltation, par une minorit dÕintellectuels mlansiens et occidentaux, dÕun certain nombre de symboles identitaires kanak. En particulier, travers la revendication mlansienne, cÕest la coutume, cette notion aux contours sociologiques imprcis, qui sÕaffiche comme lieu privilgi de lÕidentit autochtone, comme code de conduite immmorial, et surtout comme symbole par lequel les Ç Mlansiens de Nouvelle-Caldonie È veulent faire reconnatre leur autonomie, cÕest--dire leur aptitude penser eux-mmes leur propre culture et leur avenir politique et conomique, selon des concepts et des modalits qui, bien que faisant implicitement rfrence des reprsentations
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! je suis une ethnologue blanche originaire de France mtropolitaine. JÕemploie donc de prfrence, et sans aucune
insinuation politique, le terme communment usit de Ç prise de possession È, qui dit bien ce quÕil veut dire car il sous-entend le caractre unilatral et violent de la logique coloniale.
276 Interview de Jean-Marie Tjibaousur lÕantenne de Radio Djiido (radio indpendantiste) le 18 novembre 1985 (Tjibaou, 1996 : 21).
277 CÕest en 1984 quÕest cr le parti indpendantiste, le Front de Libration Kanak et Socialiste (FLNKS) ; en dcembre, Jean-Marie Tjibaou, alors prsident du FLNKS, annonce la cration du Gouvernement provisoire de la Rpublique de Kanaky. Ce dernier ne sera pas reconnu par lÕtat franais. En 1987, tandis que la situation du statut de la Nouvelle-Caldonie sÕenlise, Jean-Marie Tjibaou dpose lÕONU le projet de Constitution de la Kanaky.
occidentales hrites de lÕhistoire coloniale et missionnaire, seraient dsormais librement choisis, et non plus imposs par une puissance administrative ou militaire extrieure278.
Dans les pages qui suivent, je souhaite retracer la gense du phnomne de mobilisation idologique des Mlansiens autour dÕun thme ethnoculturel dont lÕaboutissement serait Kanaky : Ç la nation kanak È. Prsente par les militants indpendantistes comme le Ç rveil È dÕun peuple trop longtemps prisonnier du joug colonial, lÕaffirmation en termes politiques de lÕautochtonie (entendue comme lÕantriorit de la prsence mlansienne sur lÕarchipel) est en ralit le fruit dÕune volont idologique, elle-mme issue dÕun processus historique complexe dont il importe de rappeler ici les tapes.
JÕespre montrer quÕ lÕinstar des autres processus anticoloniaux observables en Ocanie et ailleurs, la dynamique culturelle kanak qui merge dans les annes 1970, passe par un processus dÕobjectivation et de rification dÕune reprsentation essentialiste de la culture, largement nourrie des reprsentations coloniales. Ce processus vise avant tout souligner lÕancrage dÕune identit communautaire kanak dans un pass prcolonial idalis, sacralis, littralement mis en scne et reprsent sous la forme dÕicnes et dÕemblmes nationaux : hros nationaux, hymnes, drapeaux, symboles, crmonies commmoratives, etc., seront ici dploys (et au besoin invents ou reformuls) dans un contexte qui est aussi celui dÕune transformation des rapports politiques entre le Territoire et lÕtat. Ma rflexion sÕappuie sur lÕapparition, au nom de Ç lÕesprit de la coutume È, de forces sociales et de statuts sociaux nouveaux, selon trois tapes : tout dÕabord, lÕinstauration, par lÕautorit coloniale, dÕun clivage social dominant/domin nourri des reprsentations colonialistes (i.e. racistes, volutionnistes, au mieux paternalistes) de lÕpoque, et qui sÕest rapidement traduit sous la forme dÕune bipolarisation ethnique ; puis la volont dÕune lite mlansienne en mergence, dont je prciserai quelques-unes des caractristiques sociales, de renverser le rapport de domination, travers un discours philo-coutumier qui nÕest rien de moins que le reflet invers du discours colonial et missionnaire sur Ç lÕindigne È (Ç le Canaque È, Ç le Mlansien È), et qui dmontre surtout comment les coloniss se sont rappropri les modes de pense et les reprsentations des dominants ; enfin, lÕutilisation politique dÕun discours traditionaliste sur la culture et notamment la coutume kanak, destine servir la fois de ciment idologique et dÕemblme fdrateur dans le programme nationaliste.
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278 LÕexpression Ç Mlansiens de Nouvelle-Caldonie È figure entre guillemets car elle fait rfrence au titre du livre consacr au premier festival des arts mlansiens du pays (Tjibaou et al., 1976).
La suite de mon travail sÕattache donc en premier lieu (chapitre 4) rappeler lÕhistoricit de concepts tels que lÕÇ identit kanak È, le Ç peuple kanak È, ou encore Ç la coutume È, concepts dont on a trop souvent tendance oublier Ð du fait de leur totale absorption par le sens commun Ð quÕils ont t socialement et historiquement construits et (re)smantiss en fonction des usages sociaux, idologiques, politiques auxquels ils taient associs. JÕanalyse ensuite le travail de production et dÕutilisation des reprsentations symboliques des identits collectives, et en premier lieu de lÕidentit kanak, tel quÕil a t men depuis 1975, dÕabord travers le tout premier festival des arts mlansiens de Nouvelle-Caldonie (chapitre 5), puis dans les annes 1980, lorsque sÕest forg un mouvement plus radical de revendication indpendantiste qui prend appui sur des bases ethnoculturelles et utilise tous les outils disponibles afin de proposer des symboles tangibles de la nation (chapitre 6).
Dans cette deuxime partie, jÕentends souligner le fait que le discours philo-coutumier kanak, tel quÕil a t promulgu par les leaders nationalistes partir de la deuxime moiti des annes soixante-dix, dÕune part, trouve son origine dans un certain contexte politique et institutionnel national et rgional, et dÕautre part, puise dans le rpertoire symbolique et les reprsentations socio-culturelles qui sont ns de la confrontation avec la christianisation et la colonisation des populations autochtones. De fait, et pour reprendre les mots dÕEdward Sad, ignorer ou ngliger Ç lÕexprience superpose È des non-Occidentaux et des Occidentaux,
Ç lÕinterdpendance des terrains culturels o colonisateurs et coloniss ont coexist et se sont affronts avec des projections autant quÕavec des gographies, histoires et narrations rivales, cÕest manquer lÕessentiel de ce qui se passe dans le monde depuis un sicle (É). Loin de jeter le discrdit sur la lutte pour se librer de lÕempire, ces contractions du discours culturel prouvent en fait toute la valeur de lÕ"nergie de libration" qui fonde le dsir dÕtre indpendant, de parler librement, sans le fardeau dÕune domination injuste. Or on ne peut comprendre cette nergie quÕhistoriquement È (Sad, op. cit. : 23 ; cÕest moi qui souligne).
Et on ne peut concevoir le legs colonial que comme cette forme dÕexprience superpose, ce lien inextricable, cette interdpendance entre lÕoppresseur et lÕopprim, entre lÕimprialiste et le nationaliste : le produit hybride et sans cesse rinvent dÕune dialectique, sociale autant que politique, culturelle autant quÕhistorique, entre lÕide des uns de maintenir les vestiges dÕun empire colonial, et lÕnergie des autres vouloir absolument, par tous les moyens possibles, sÕen affranchir et (re)conqurir leur souverainet. Je prcise que mon but ici nÕest nullement de questionner lÕauthenticit de la coutume ou la lgitimit de ceux qui sÕen veulent
les porte-parole, mais bien plutt dÕobserver et dÕanalyser la dynamique de recomposition de lÕespace socio-culturel caldonien travers des formes objectives dÕaffirmation dÕune dignit culturelle autochtone qui demande, puis exige, dÕtre reconnue publiquement. Dans ce processus, cÕest avant tout la conscientisation dÕune culture commune qui sÕacquiert pas pas, pour la fois tenir lieu de ciment idologique et contribuer lgitimer un nouvel ordre symbolique et politique en cours dÕdification (Lawson, 1993 : 3).